mardi 18 janvier 2011

Men Dark Side



Il est parti là, comme à son habitude, sur un coin de nuage. Sur le coup, je ne l'ai pas cru. Je n'ai même pas cherché à le croire. Qu'en savais-je, moi, d'où il venait ? On entend tellement de choses, de bruissements qui deviennent tempêtes.
Il doit avoir l'âge de mon père quand j'ai eu son âge. Il a tous les âges, revient de tout. Mais ce qui me plaît
chez lui, c'est sa faconde. Il sait tout et le raconte si bien. C'est à dormir debout.



Rabicoin – 1881 [1]
Il n'existe pas de boutique, et c'est un tort. « Le magasin des mensonges, maison Rabicoin, depuis 1881 », un truc dans le genre, assis, respectable comme un parfum. Mensonges d'anniversaire, petits mensonges entre amis, notre top ten du mois, mensonges de vertu, mensonges de faire-part, mensonges d'absences, rayon cruauté et mésalliance, rayon jeunesse, nos incunables et pièces rares, sets de vacances, mensonges de chevet, mensonges pour nuls, pour ecclésiastiques, en 21-29,7 certifiés conformes, à l'Italienne... La porte fait son ding, le personnage discret derrière son comptoir lève à peine les yeux. Le parquet craque, sent légèrement la cire, de fins rideaux préservent du dehors : on entre comme chez tante Marthe ou sœur Gladys, sur la pointe des pieds, avec l'assurance de trouver son bonheur – madeleine et tasse de thé, joli napperon.
Une douce fièvre devance l'excitation. Pensez, c'est la première fois... En magasin !
« Vous cherchez ?
Vous avez de bien belles choses...
Sans doute est-ce pour offrir ?
Oui, un accident de la route... La personne (mon beau-frère en l'occurrence), clouée en fauteuil pour le restant de ses jours... Il ne le sait pas encore.
Je vois.
… Quelque chose de simple, de pratique. Le prix n'a pas d'importance.
Cela va de soi. »
Le vendeur quitte son journal, rubrique faits divers et chiens écrasés comme tous les matins, il s'absente en réserve, n'en a que pour quelques instants ; une perle livrée d'hier au soir. On se prend d'aise à déboutonner son manteau, furetant et découvrant de singuliers coffrets deux-en-un : s'élever par le mensonge, ne plus mentir pour mentir, assurance et mensonge, vérité bien ordonné commence par soi-même, mentir comme, flatter gagnant...
Le vendeur est à son article, il déballe ses nouveautés :
« Quel âge, m'avez-vous dit ?
La quarantaine tourmentée, si vous voyez ce que je veux dire.
Dans ce cas, ces deux ou trois pièces d'orfèvrerie. Garanties tirage à part, fermoir à l'ancienne, authentique ivoire. J'irai même plus loin : pour ce genre de mensonge, la maison Rabicoin s'engage à la formule crédit illimité. Vous savez comme moi qu'un mensonge en appelle un autre, et cætera. Avec cette formule, plus de soucis d'invention, tout est compris dans le pack.
Ah, oui, quand même !
C'est un investissement de départ, je vous l'accorde, mais facilement amortissable. D'autant que c'est pour offrir, un proche, m'avez-vous dit ? »
Et l'on ressort expressément heureux, balançant son paquet cadeau et se prenant à chantonner la réclame Rabicoin connue des initiés : « Mentir vrai. Rabicoin - 1881 » sur carte de visite gravée or.
Oui, heureux qu'il y ait encore des maisons de qualité, véritables piliers de la tradition, repère unique dans le grand foutoir du mensonge éternel.


Rubicond
Parce qu'à tout dire, qu'est-ce que le mensonge peut tuer d'illusions ! Il ne fait même que cela.
… Et ça soûle. Ça fout le bourdon et ça se prend pour rubicond, quelque chose de sanguin comme né des dieux, avec un agenda, un carnet d'adresses, une vie grands comme ça, des aventures à n'en plus finir.
Ça déborde, ce n'est plus l'histoire de la goutte d'eau – le Pacifique dans la coupe de James Bond !
Le plus gênant, c'est pour soi. Pour ce sourire en coin qu'on s'efforce d'arrondir, pour le masque en écho du mensonge en pleine poire, les billes grandes ouvertes, atterrées. La mythomanie n'a rien pour elle, pas même l'intonation, l'emphase, la circonvolution. C'est creux, bourratif, et ça emmerde tout le monde. Quoi de pire qu'un repas de noces avec, pour jactance, une grenouille ampoulée à côté de soi ; quoi de pire que l'auto-médication du mensonge qu'on ne devrait délivrer que sur ordonnance ?
Tonnes de mensonges ras bord les rayonnages de bibliothèque ; mensonges de table ronde au kilomètre ; mensonges costard-cravate institutionnalisés ; mensonges de ce que la bonne foi d'hier prônait : l'alambic gruge à plein régime. Les scientifiques promettent toujours plus omettant de dire les dérives, les consensus, ne seraient-ce que les errements et les tâtonnements, les découvertes qui relèvent plus du hasard que de la contribution. Qu'en savent-ils vraiment d'alzheimer, de la matière noire ou du Mediator ? Les militaires, qu'en savent-ils vraiment des peuples et de la paix ? Les politiques de la société ? Les technocrates de la meilleure économie ? Les publicitaires de nos goûts ? Les architectes des tremblements de terre ? L'informaticien de ce qu'il adviendra d'Internet ? À se demander comment décollent les fusées... quand les joints ne cèdent pas.


Le côté obscur des arbres, création de Gilles Tran
© 2002
www.oyonale.com (cliquer)

Combien de scandales n'ont pas mis à jour quantités de mensonges, de certitudes d'opérette ? Qui peut dire ce qui se cache dans un cerveau, qui peut dire la nature humaine ? Oui, nos désillusions ?


Un monde de stars
Un directeur de prison se prend les pieds dans le tapis de sa libido et séduit six favorites d'un harem pouvant en accueillir 74. Le soir venu, son épouse lui demande sa journée tandis que son fils pousse la voiture de papa en miniature :
« Oh, rien d'extraordinaire, ma chérie ! Deux pipes, deux commissions de discipline et un blâme. Je prendrais bien un petit whisky. »
Pas mieux qu'un footeux millionnaire, pas mieux qu'un tyran démocrate, qu'un voyagiste low-cost. Qu'un constructeur en zone inondable, un faux-cul présentant ses vœux, un sondeur patenté, un fil à plomb dans les mains d'un informateur, un auteur à nègres. Le mensonge, comme un ferment lactique qui louperait sa sauce. Le mensonge, sans plus connaître de source que la parole, ses verbiages et ses non-dits. Art majeur de la tromperie, avec ses ponceurs sur soie, ses brutes épaulières ; j'ai bien peur que nous mentions tous à des degrés de blessure voulus ou non. Tantôt indic, tantôt falsificateur, toujours sur le qui-vive, s'éveillant et prenant ses rêves pour des réalités.
« Ce qui fait cette fausseté si universelle, c'est que nos qualités sont incertaines et confuses, et que nos vues le sont aussi. »
Le mea-culpa de La Rochefoucauld [2] n'innocente malheureusement en rien cette pauvreté d'esprit qui consiste à se croire autre que ce que l'on est. C'est le triste constat du singe qui sommeille en nous : le cul à l'air cherchant fébrilement dans le miroir l'image du roi sur son trône.
Suffit-il pourtant d'ouvrir le premier dictionnaire venu pour voir que Mentir se conjugue comme Partir, que le Mensonge côtoie indifféremment le Méphistophélique Mental comme le Menu Mépris. C'est cela. Battant en retraite dans le trépan des « Âmes grises » [3], quels que soient l'aversion ou le motif, abouté de certitudes, le mensonge est plus qu'un mot, c'est un monde. Un monde en surbrillance avec ses stars, ses aficionados, ses stratèges, ses rapaces, corrupteurs appointés qui ne manquent jamais de sauter dès que ternit leur étoile. Ils servent à cela, à créditer d'honnêteté le parterre et tout le poulailler.
Sommes-nous au moins riches de cette voûte fabulatrice couronnant le ciel de son inestimable apparence, vaste et sombre parapluie sous lequel nos sociétés s'abritent de leurs bouc-émissaires. Il faut toujours et toujours un responsable, un fusible, un lampiste, un bûcher. Sans doute pourquoi les mêmes parapluies portent en leur sommet une sorte d'épieu.


Vois
Mentir, se mentir, à toutes les personnes – je-tu-il-on... –, à tous les temps, au figurez-vous, par nécessité ou par oubli, par silence ou par amplification [4], par provocation ou dédain ; le mensonge n'a ni boutique, ni cadavres se balançant au vent. C'est juste l'intimité, l'eau frelatée dans laquelle nous baignons de complaisance. Tout un travail de coulisses, répétiteur et maquilleuse compris. Les biologistes parlent alors de polyembryonie parasitaire, les médecins de patients et les avocats de clients.
Mais vois qui ne ment pas et dis-toi que la vérité n'est qu'une parmi tant d'autres. Ton étonnement qui cache un cri d'orfraie, ton indulgence qui masque ta répulsion, il y a toujours un pourquoi et un je-ne-sais-quoi, petite voix de crécelle, coup de coude complice... Même la beauté paraît suspecte, comme mensongère d'on ne sait quoi, du cœur ou des entrailles ?
La vérité nous arrange quand ça nous arrange, suffisamment exsangue pour nous y faufiler. C'est le chas du chameau par lequel nous passons de fil en fil, de point en point, de couture en couture... et au final fait de nous de poncifs centenaires.
Ainsi pris entre deux eaux, entre noirceur et optimisme, La Palice, en son temps, se demandait déjà s'il n'y avait d'autre choix que notre propre voie. Prédicat tautologique ou proverbial, le risible de tout cela fit de lui un maréchal de France, un guerrier hors-pair.
Alors... Si la racine du Men-tir, du Men-songe se met à magnifier le côté obscur de hommes, où allons-nous ?





[1] Cette date plutôt qu'une autre, comme un Cerruti ; mémoire aussi de l'occupation de Tunis par les troupes françaises, événement qui provoquera la chute de Jules Ferry (source Wikipédia)
[2] Réflexions diverses, XIII. Du faux
[3] Renaudot 2003 et roman de Philippe Claudel (Stock), remarquablement adapté au cinéma en 2005 par Yves Angelo avec Jean-Pierre Marielle, Jacques Villeret, Marina Hands, Denis Podalydès...
[4] « Que votre langage soit : Oui ? Oui, Non ? Non : ce qu'on dit de plus vient du Mauvais », saint Matthieu, chapitre 5, verset 37, comme en exergue de ce qu'est la Vérité

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