Écoutez, les Gascons... Ce n'est plus, sous ses doigts,
Le fifre aigu des camps, c'est la flûte des bois !
Ce n'est plus le sifflet du combat, sous ses lèvres,
C'est le lent galoubet de nos meneurs de chèvres !...
Écoutez... C'est le val, la lande, la forêt,
Le petit pâtre brun sous son rouge béret,
C'est la verte douceur des soirs sur la Dordogne,
Écoutez, les Gascons : c'est la Gascogne !
Cyrano à Carbon
Acte IV, scène III
Une photomaton
Comme tout, j'attendais l'occase. Puis l'interview de James Ellroy, extraite de Petite mécanique de James Ellroy, aux éditions l'Œil d'or [1]. C'est souvent ainsi que tout commence, au petit détour la chance, l'opportunité ; et cette photo de ma mère lisant un livre sous la véranda, offrant pause gracieuse à son photographe. Elle sourit si tendrement qu'elle en devient réellement plus jeune que moi.
[Je ne comprends pas la possession que la photo – qui, comme disait Bachelard [2], « n'a pas de passé » – peut exercer sur nous. On a beau parler d'instantané, en fait, il n'en est rien. On classe, on range, on oublie, l'image rentre dans sa coquille, y compris celle qu'on a sous les yeux à longueur de temps. Jusqu'à ce jour, où pour x raison, on tombe dessus :
Au beau milieu du désert,
La fleur éclot,
Jamais pareille.
Dingue !
Tout à fait comparable à l'exclamation du visiteur, à l'amusement de fin de soirée qui consiste à montrer la photomaton de son permis de conduire : plus rien n'est soi que soi-même l'on cherche à entrevoir.]
Une nostalgie mouton
À tout dire, la nostalgie est aussi politiquement correcte qu'un Grand blond avec une chaussure noire – surtout n'en jamais parler à son maître de stage, son DRH. Et bien qu'on lui doive les plus belles pages jamais écrites, l'Iliade et l'Odyssée, les poèmes de du Bellay, plus près de nous les chansons de Brassens ou de Polnareff, parler de nostalgie c'est comme concéder au passé un alibi de sortie ; cette façon qu'ont les artistes de tirer leur révérence d'un trait de chapeau. En cela, jamais meilleurs arguments que les grands débats télévisés post-présidentiels joutant sur le thème d'un passéisme déstabilisateur.
La nostalgie ne ferait pas plus avancer les choses qu'une 49,9 poussive, à contrario, rien ne véhicule plus l'allégresse, la marche en avant que l'inverse. Mais justement, qu'est-ce que l'inverse qu'aucun dictionnaire n'arrondit d'antonyme sûr ?
Et donc Ellroy, à qui l'on posait la question : « La nostalgie des gens pour ces années-là cache un désir de revenir à une époque inconsciente. Une époque où tout était sous contrôle. Où ils ne voyaient rien, ne décidaient rien. Ne savaient rien. Aujourd'hui nous savons, et nous ne contrôlons pas. C'est une nostalgie de mouton. La paix du tout dissimulé. »
Autrement dit, la nostalgie, c'est l'histoire biblique des cochons qui se jettent du haut de la falaise [3] : ici, version américaine d'une possession qui mène droit dans le mur. Tandis que connaître, savoir, c'est plutôt chercher des noises à tout ce qui ne bouge – pas ou plus. Parfait.
Las, mon James, tout n'est pas si simple. J'ai bien peur que ta réussite et l'espérance que tu attends de ta vie n'aient que faire d'une quelconque nostalgie. Bois donc ton lait.
Dans Les Bienveillantes, Jonathan Littell dissèque la vie d'un nazi pur et dur, quasi nostalgique d'un temps qui faisait de lui un respectable SS-Obersturmbannführer... pris entre le désir d'être et le non-être d'avoir été. Ainsi serait-on, dans ce cas, nostalgique plus par devoir que par aspiration. Et c'est bien là, le paradoxe. Pour nombre de gens, la nostalgie se conjuguerait au présent souhaité et non pas à la disgrâce de devoir piocher dans le noir de café. On veut bien fouiller mais sans se souiller. Sans avoir à se justifier. Et c'est ici, dans cette extrême ambiguïté d'un passéisme extrêmement mal vu, que la nostalgie est perçue comme désuète ou permissive. Et ce, d'autant que personne n'ait réellement connaissance de la meilleure Histoire qui soit ou serait. Chercher des solutions dans le passé, certes, mais rien ne prouve qu'elles soient d'une conductibilité avantageuse. C'est après que l'on peut dire. Toujours cette notion d'antériorité du chat qui se mord la queue.
N'empêche.
Il est de bien bonnes choses que nous ayons vécues et que nous gardons de par vers nous comme inimitables. Et quel pied de nez ! Alors au diable les croque-mitaines, les sénateurs de la cause arrêtée !
On avait beau en savoir moins sur le déroulement du monde, on était peut-être bête comme chou, mais alors qu'est-ce qu'on savait vivre ! De valeurs et de respect. Une femme aurait pu sortir de Carrefour à 22h30, le caddie rempli ras la gueule, charger tranquillement sa voiture et s'en aller la laver à l'automate qu'il ne serait venu à personne l'idée de la violer et autres us du genre. Enfants, nous jouions des heures sans portable collé aux basques, ni parents furibards méga-inquiets. L'hiver, on revenait de l'école à nuit tombée parce qu'on savait où gauler des noix. Ce monde-là est passé comme une lettre à la Poste, beaucoup trop vite. On aurait dû exiger le tarif lent. Il n'y avait d'herbe que le pissenlit au lard ou le panais pour les lapins. Il n'y avait de champignons qu'une poêlée de giroles ou de ceps. Il y avait les Blousons noirs, mais uniquement le samedi soir, et encore, se battaient-ils entre eux.
Horloge ORTF 1961
On respectait les aînés, les instits, le garde-champêtre, le curé, et tout cela sans souffrir d'aucun manquement de politesse. Il n'y avait qu'une chaîne de télé en noir et blanc, pour quatre heures un bout de chocolat à croquer, de deux morceaux de bois on faisait une épée, une vraie guerre de tranchées entre ceux de la place et ceux du champ de foire, avec ses blessés geignards, ses rapatriés boueux. À la première neige, la ribambelle dévalait les pentes le cul tripé, Paul-Émile Victor était dans toutes les têtes, avec une vieille remorque à vélo on s'inventait des chiens de traîneaux et c'était parti. Les grands bols d'air du jeudi relevaient de notre propre ressort : on décidait de pêcher, on pêchait des bleues, des perches arc-en-ciel en veux-tu en voilà ; on faisait les cons dans le foin, un bon coup de pied au cul nous remettait aussitôt dans le droit chemin ; il y avait des experts en lance-pierres, en radeau, des acrobates de peupliers – tout là-haut –, des déconneurs de caté dans le dos des bonnes sœurs, d'aventureux cyclistes sans freins et sans garde-boue. On bichait les gamines sans penser à mal.
On n'aurait pas changé d'un iota pour tout l'or du monde, c'était notre vie et elle était sacrément belle. On s'enfumait de Goldo dans l'arrière-salle du babyfoot, pas un samedi soir sans son bal du Vox. Pour un Charles Bronson, un Delon, un Ventura on se talait, fiérot, les fesses sur des sièges en bois, les plus riches lichaient un Kim cône, froissaient des papiers La Pie qui Chante le regard rivé sur l'immobilité d'une réclame Jean Mineur. Ça sentait bon l'eau de Cologne et les vieux empestaient la Gomina. Cinéma Paradiso ! Le dimanche, foot et tournoi de sixte, en mobylette.
Et le lundi, ça repartait de plus belle : l'usine, les trois-huit, les trains réglés comme un régulateur, les bouchers, la boulange, Les Économiques Troyens, le camion-tournée des Coop, les cours de ferme, le toubib qui partait en trombe au volant de sa DS, les Chausson pollueurs brinquebalaient leurs flots d'élèves, les plâtriers-peintres revêtaient leurs blancs, les mécanos leurs salopettes. C'était jour de lessive. Les allocs tombaient au début du mois, un grand mandat bleu-rose que le facteur réglait rubis sur l'ongle. Avec ça et la paye du père, fallait tenir. À douze ans, n'importe quel gamin savait bêcher un jardin, l'emblaver, arracher les patates ; les filles montaient leur trousseau. Y avait le bois, de A à Z : hache, cognée et scie à bras ; y avait toujours un fricot qui mijotait sur la cuisinière ; l'été on tirait l'eau du puits, on s'arrosait avec.
On avait nos SDF, mais ils ne mouraient pas de faim ou de froid, tout simplement parce qu'il y avait toujours un petit boulot pour eux. On les disait rudes à la tâche. Plus souvent avinés que méchants, on évitait de les croiser, eux-mêmes avaient leurs points d'eau, un ou deux bouibouis attitrés. Quels malheureux ? Tout le monde était plus ou moins à la même enseigne. Les notables ne faisaient pas forcément montre d'ostentation, ils étaient notables comme nous étions ouvriers. On finissait tous dans la 203 à pompons noirs du père Biquet.
On a vécu la guerre des Six Jours, la guerre civile cambodgienne, l'assassinat de Kennedy sans vraiment savoir ce qu'il en était. On se méfiait de la radio autant que du nouveau franc de Pinay. On confondait Barcelone et Lisbonne, c'était « tout du pareil au même ». La Limagne nous faisait penser à Vercingétorix, et on aurait volontiers situé Romagnat sur les rives du Tibre. Et puis les journaux servaient à d'autres fins : chercher les morts, trouver le bon cheval, allumer le poêle, emballer des plants de poireaux, caler des conserves, on en couvrait les cageots, on en faisait des semelles de bottes. Ça n'empêchait ni le lilas de fleurir, ni les fins de mois de se boucler.
La part d'héritage
Alors, je veux bien que ma version soit aussi partiale que mes années d'enfance bonheur ; n'empêche. Si au moins notre époque osait se regarder dans le miroir...
Que dalle !
On ne respecte plus personne, c'est dire de la politesse. Le 11 novembre : c'est quoi tous ces monuments aux morts ? Les commémorations, les fériés, les Victoires, Noël, autant de pièges à pognon dans la ruade des centres commerciaux ; c'est tout. 19 chaînes TNT sur écran plasmatique essentiellement dédiées au sensationnel, à la cuisine, la déco, au jeux dispendieux, la pub en boucle ; rien. Plus de neige sans sports d'hiver, plus de vélo sans frein à disque, plus de poilade dans le foin sans coup de fusil milicien, plus de gamine sans chercher à la baiser. Herbe et drogues dans le palliatif des jours : dimanche défonce et lundi jusqu'à point d'heure.
Les usines débrayent, le marché du travail s'amincit à mesure que les tâches se bubonisent de celles qui disparaissent. Les trains, quel train, quelle heure ? Les jardins, quel jardin, quel gamin ? Les cours de ferme plus désertes qu'un Mojave en plein cagnard. C'est vrai qu'on n'est plus dans cette « paix du tout dissimulé », mon James. C'est vrai qu'on inscrit tout en toutes petites lettres, qu'on sait tout sur tout. Mais qu'est-ce que le détail quand l'essentiel n'y est pas, n'y est plus ? À quoi ça me sert d'avoir la composition du gel douche dans son intégralité si je n'arrive même pas à me débarbouiller l'âme au bon vieux savon de Marseille ? À quoi ça me sert de vivre 100 ans si d'une huitaine à l'autre je me demande à quelle sauce on va me croquer ?
Il y a du feu rouge à tous les coins de rue et de l'interface au fond de toutes les poches : c'est l'histoire absurde des bagnoles de plus en plus puissantes et des radars verbalisateurs. Je n'ai pas sitôt qu'on me le reprend déjà. On a forfait et forclos nos vies... Il n'est seulement d'imaginer ce quelles seraient si, sans nécessairement sacrifier au progrès, à la santé, et même au confort, nous adopterions celle de nos pères. Mais bon, comme disait Signoret : La nostalgie n'est plus ce qu'elle était [4]. Et puis quoi, il faut bien vivre avec son temps. Mes enfants auront d'autres combats que je n'aurai pas eu. Eux aussi, qui sait, auront peut-être à récriminer contre leur époque, disant que la pollution n'est plus ce qu'elle était, que deux salaires faisaient honorablement vivre une famille, que leur mère et moi savions nous passer de ces futilités qui envahissent désormais leur vie. Ce temps qui me grattouille de toutes parts fera-t-il pour eux l'objet d'une nostalgie dont je n'ai même idée ?
Mais une chose est sûre, sans morale, sans éducation, sans principes de base, ni valeurs, plus aucune notion de bien et de mal n'est possible. Voilà peut-être ce qui, justement, m'insupporte le plus : le désengagement des parents, des éducateurs dans la transmission du message qui prime sur tout. Et nul ne peut prétendre moins aimer son enfant parce qu'il a en charge un devoir qui passe autant par la tendresse que par la fermeté. Ma nostalgie ne regarde que moi mais ce que je tiens de mes propres parents, cette oralité, cet enracinement de la meilleure éducation qu'ils nous souhaitaient, à mes frère et sœur et à moi-même, c'est une part non-négligeable de l'héritage qu'il m'appartient de dédier à mes propres enfants, au compte-gouttes des jours.
Autrefois, on pouvait rester des heures devant l'horloge ORTF et sa grande aiguille animée. C'était ça la télé, un état de veille.
Mire 2008
Bien plus tard est venue la grille colorée de fin de programmes et son état de zap – Qu'à cela ne tienne, on allait voir ailleurs.
Depuis, nos zappettes n'ont cessé de prendre le pouvoir à grand renfort de touches et de menus.
Et la vie, dans tout ça ?
[1] Collection Essais et entretiens, juin 1999
[2] La poétique de l'espace, Gaston Bachelard, essai PUF
[3] Matthieu 1, 28-32
[4] Simone Signoret, Seuil 1978
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