mardi 5 avril 2011

La 5ème roue du chariot


  
Il est des signaux que l'on m'envoie et que je peine à décrypter et qui, pourtant, me sont si familiers. Paradoxe où l'essentiel des choses rivalise souvent avec le simple fait de désherber, de peindre une grille, de promener son regard depuis un belvédère, de pêcher à la mouche, de dire bonjour à son voisin, de prendre le frais, de croquer une tomate sur pied.
… Ainsi la course du temps dans la lenteur des jours.


Le souffleur
Souffleur – (1549) personne chargée de prévenir les défaillances de mémoire des acteurs.
Un écrivain ne sert à rien, sinon ça se saurait et il y aurait nettement moins de bouquins. Le livre serait un objet d'autant plus précieux qu'on viendrait de très loin, un peu comme à Christie's, un peu comme pour un vase Ming, un collage de Peter Beard. Ne s'en porterait pas acquéreur qui voudrait. Il faudrait s'en donner les moyens. C'est aussi, dans une moindre mesure, ce qui arrive la première fois qu'on lit un texte, on devient en quelque sorte son découvreur. Vainement, tant les étalages des libraires restent sans fin.

                                                                                                   Dali Accident on 125th street, NYC, 1963 /
                                                                                                        Peter Beard © Christie's catalogue

Le travail de l'intellectuel de profusion (telle que nous la connaissons aujourd'hui) est une fiction qui ne nourrit pas son homme. Ce bouillonnement neuronal ne confère nul statut ; retenons ces aigrettes de pissenlit qu'aucun enfant ne disperse, las du jeu. Plus profondément, le travail intellectuel ne sert à rien tant que sa version manuelle ne l'a pas validé – l'écrit se fait ouvrage, la toile peinture, le cliché photographie, l'auteur artisan. Les mains de l'écrivain se crevassent alors de la dureté de sa peine ; il peut gagner son ciel, comme dans les contes de fées.
Mais on le sait bien, ça ne sait rien faire d'autre, un écrivain. Ça se met dans la peau de n'importe qui ou de n'importe quoi, ça noircit de la ramette ; à part ça... Tenez, parlez-en à votre conseiller de Pôle Emploi.
-  Vous recherchez dans quel domaine ?
-  Écrivain.
-  Oui, un peu comme ma belle-sœur, factrice sur ISS Entreprise.
-  Non, sans blague !
-  Moi aussi, sans blague, elle est intérimaire à Inter.
-  Tiens, ça rime.
-  Vous trouvez ?... Pigiste en balnéothérapie fonctionnelle, ça vous dit ?
-  Ah oui, c'est quoi ?
-  La plonge.

Dans ce cas, à quoi me sert d'écrire quelque chose comme :
« L'aube néfaste n'efface ni mes frasques et la faconde qu'un clair soleil emporte haut »
ou
« Monsieur, je ne vous permets pas ! s'enflamma-t-elle plus rayonnante que jamais » ?
Rien.
Juste cette idée qu'au départ je croyais dur comme fer au récit, à ce dialogue. Personnellement (j'adore ces lapides loqui), personnellement, j'écris, je ferme, quand vais-je relire ? Jamais ou presque. C'était juste histoire de coucher sur le papier ce qu'un échange synapsique totalement indépendant de moi s'est permis de me souffler et que je prends pour argent comptant. Mon cerveau a fonctionné, j'en suis extrêmement fier.
-  Très bien, cher monsieur, voici votre accessit !
T'as qu'à y croire...
Et quand bien même vais-je bâtir l'histoire qui tienne la route et que je juge porteuse d'inédit, quand bien même l'alignement de ces quelque cinq cents pages, fruit d'un “travail” suivi avec ses valses hésitations, ses reprises, ses rejets qu'on appelle cure d'amaigrissement, ses allers-retours Terre-lune... rien.
Ma pensée ne vaut pas tripette.


Le stand de tir
Comprendre cela demande des années d'orbite.
L'image qui fédère généralement est celle du mec qui refuse de vieillir, qui n'accepte pas de voir son crâne se dégarnir, les taches sur ses mains. Mon cerveau a beau être la plus belle machine jamais conçue, il est pure ineptie de croire à sa maîtrise, sa portée. Pourquoi nous avons le bon goût de dissocier l'esprit et l'âme de l'enchevêtrement neuronal conceptuel.
Disons que l'esprit c'est ce qui vient quand on lit le texte, l'âme quand on referme le livre sur la dernière phrase. Ici le lecteur a beau jeu, et c'est même tout l'intérêt et l'inassouvissement de la lecture – ce passage de l'émotion au joyau. Rapporté au cinéma, voyons avec quelle rapidité les films se délitent, et ceux que nous mémorisons en poignée vivace. Les livres que nous portons se comptent aussi sur les dix doigts.
Dans le florilège des compositions de tout poil auquel un écrivain peut, libre à lui, s'adonner matin-midi-et-soir comme l'ordonnance d'un trop-plein plus ou moins perturbateur, une tête bien remplie est totalement impotente dès lors qu'elle est étrangère au cénacle ambiant. Sa prose est aussi féconde qu'une éjaculation dans le vide. Ça rappelle les tirs de fêtes foraines à tous coups perdants (l’œuf étant le ballon), à moins de : tomber sur la bonne carabine, viser la bonne case ou venir avec sa propre carabine, ce que refusera systématiquement le tenancier. Passer son bonhomme de chemin et se dire qu'il n'y a pas marqué la Poste part également d'une autre résolution.


Le lanceur de javelot
En marge de ces méandres, je l'ai maintes fois dit, la culture est intensivement productive pour qui s'y adonne. On ne sait jamais qui, du champ de blé ou du vent, nous est le plus profitable. Ni même l'instant où, par bonheur, une vétille scintillera de sa gloire indélébile. Mais dans la masse de ce que nous sommes amenés à lire au cours d'une vie – à écrire pour certains [1] –, force est de constater qu'ainsi sustenté, notre esprit vagabonde au gré d'humeurs qui lui sont propres et dont nous serions bien incapables de dire où se trouve la source. Si ce n'est que nos chères lectures, nos écrits fomentent souvent d'eux-mêmes l'objet de nos réflexions, j'en veux pour preuve ce que je lisais pas plus tard que cette après-midi sous le clair soleil.
Chapitre « Le fascinant fantôme de la liberté », je m'instruis de L'art difficile de ne presque rien faire du nivernais Denis Grozdanovitch [2] (Auparavant, j'ai corrigé l'impression de ce que vous lisez). Et voici sur quoi je tombe, citation de Samuel Buttler :

Comme nous connaissons mal nos pensées !... Oui nous connaissons nos actions réflexes – mais nos réflexions réflexes ! L'homme, parbleu, s'enorgueillit d'être conscient ! Nous nous vantons d'être différents des vents, et des pierres qui tombent, et des plantent qui croissent sans savoir comment, et des bêtes errantes qui vont et viennent, suivant leur proie sans l'aide, il nous plaît à dire, de la raison. Nous autres nous savons si bien ce que nous faisons et pourquoi nous le faisons ? J'imagine qu'il y a quelque chose de vrai dans l'opinion qui commence à se répandre aujourd'hui, selon laquelle ce sont nos pensées les moins conscientes et nos moins conscientes actions qui contribuent surtout à façonner notre vie et la vie de ceux qui sortent de nous. [3]

La lumière est belle et bien là, au bout de cette dictée à voix multiples – exercice quasi involontaire, comme tombé tout cuit dans le bec, sceau d'une sorte d'écriture automatique. Et, croyez-moi, ça vaut son pesant ! On peut même rapprocher cela de l'effet tunnel bien connu en physique quantique : de par sa double nature, l'objet corpusculaire qui vient à buter sur un obstacle donne le relais à son alter égo ondulatoire qui, lui, le traverse comme s'il n'existait pas.
Cette lumière ne s'apprend pas, elle passe et nous illusionne d'effets d'optiques remarquables. On se laisse bellement éblouir, et c'est tant mieux ; tout bénéfice !

Tu as tout à apprendre, tout ce qui ne s'apprend pas : la solitude, l'indifférence, la patience, le silence.
Georges Perec, Un homme qui dort [4]

Mais aussi quel lanceur de javelot pour venir toucher l'oiseau sur un fil ?
L'écrivain est aussi futile qu'un athlète s'entraînant à cela ; sinon pour la beauté du geste, la fulgurance de s'en croire capable.
Et dire que nos gosses planchent à longueur de journée sur des scolies qu'ils décryptent au possible mais ne leur sont en aucun cas familières ! Lecture et écriture valent quand même autre chose que de vagues notes, ou l'étroitesse des cercles. Leur a-t-on jamais dit la fermentation, l’œuvre au noir (sur blanc) auxquels le librettiste, le romancier, le poète s'adonnent aux feux rouges, dans l'endormissement d'un siège de coiffeur ou sur l'appareil de n'importe quel bout de papier ? Parce que ça sort, et qu'à tout bout de champ ça peut tailler la route ou s'embraser.
Les paragraphes, le complément circonstanciel et le présent du subjonctif ne sont rien sans la faveur de dame nature qu'on dira petite voix ou don. Quel auteur n'a pas rallumé la lampe parce que son oreiller se complaisait au supplice d'une brève d'urgence ?
Alors non et bien au contraire, la sainteté ne sacrifie rien au sacrifice, l'écriture non plus. Elle vibrionne de toutes ses vibrisses, plus réceptive que l'émotion elle-même. Elle est.
Je me rappelle cet Apostrophes [5] où Soljesnitsyne – Nobel 70 – expliquait qu'au fond de sa prison, et bien qu'on le privât de tout papier, il composait mentalement à partir de ce qu'il avait mémorisé au long des jours. Sa liberté recouvrée, il n'eut plus qu'à réciter son livre, le publier : L'archipel du goulag.


Le témoin
Décidément, ce collage de Peter Beard est très parlant [6]. Il transcrit magnifiquement nos Fluctuat nec mergitur. Mais un jour – Brassens ou non – tout cela aura disparu. Nous-mêmes nous ne serons plus ; que nous ne nous étions pourtant pas débattus ! Les uns jouant aux chefs, les autres à la cinquième roue du chariot, il restera de nous ce qu'il reste de notre généalogie.
Passé ce recul, on en comprend mieux l'objet : ici le pouvoir ou l'écriture comme limite de son propre assouvissement. Tout à fait comparable à la sexualité en tant qu'intarissable jouissance pour ultime preuve d'enfantement.
… Qui lit encore les sueurs d'Agricol Perdiguier, les colères de dom Armand-Jean Le Bouthillier de Rancé, les coquineries de Nicolas Restif de la Bretonne, le prix Fémina de Marguerite Audoux, le lyrisme d'Anna de Noailles, les célébrités de Saint-John Perse ?
Qui lit encore ?
T'as qu'à y croire...
 
 
Je le disais in petto, on peut très bien prendre un battement d'ailes dans le cerisier, La montagne de Ferrat, Les Copains d'abord, une pincée de vieux vers, une Première Gorgée de bière, le transat d'une sieste méridienne pour bondieuseries d'éternité et s'en retourner guilleret à la fortune du pot. Personne ne nous en voudra (surtout pas soi-même), l'ouverture d'esprit nous en saura gré et nous serons quittes.
Quitte à reprendre, quitte à sonner du marteau sur l'enclume, quitte à battre le fer dans l'isoloir de sa forge et prendre le recul qui sied à l'artiste. C'est du vent tout cela, bizarreries de tournoiements dans lesquels se perdent des cris de corbeaux, des brises d'algues, des aspérités d'écorce, le florès des moissons, le transport des récréations. C'est du vent, mais quel charivari, quelle invite !





[1] Ne dit-on pas qu'un Français sur deux s'adonne à l'écriture... ?
[2] Denoël 2009
[3] Ainsi va toute chair, Samuel Buttler, Folio 2004 (c'est moi qui souligne)
[4] Folio 1990
[5] du 11 avril 1975
[6] d'où sa mise à prix de 25.000 €

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