Il est en avance, en recul, en absence, dans le mouvement, l'ignorance, la condition, l'écran : l'Autre est notre odyssée. Ayant dit cela, je peux rentrer à la maison et savourer un Pétrus grand-classe.
L'icône virginale sur laquelle je m'attarde me convient également très bien. L'acrylique rappelle un peu les anneaux de Saturne peuplés d'étrangetés gravitationnel-les. C'est un premier plan floral, le reste n'est qu'écorchures, comme une suite de plaies convergeant en un sommet. La toile d'Anselm Kiefer s'intitule Aperiatur Terra et Germinet Salvatorem, comprenons par-là la force végétale rivalisant avec une terre d'apparence morte. Je sais que l'artiste allemand vivant en France, à jamais muré dans le silence de ses aînés sur la Shoah, à jamais meurtri, l'a peinte en 2006. On dit aussi qu'en commentant l'exposition au Grand Palais, il avait eu cette judicieuse réflexion :
« Chaque œuvre n'est jamais terminée, c'est le regard de l'autre qui la complète. » [1]
© flickr / Anselm Kiefer
L'immobilité soumise au regard de l'Autre, c'est ce long travail de sape auquel je me livre depuis ces fleurs bleu-rose jusqu'au ciel bas. Ainsi, chaque moment que nous montons à mailles devient-il le produit d'un Autre que nous faisons nôtre, avec ce que cela sous-entend d'adhésion ou de rejet. Le point au cul d'une phrase a même fatum qu'un poireau au milieu de la figure, l'envie d'y voir de plus près, le dégoût de s'y résoudre. L'heur, ce qui nous mène à l'Autre (sommes-nous convaincus du tricotage qu'il faille faire pour y parvenir) n'a pas de fin, tout simplement parce que notre soin n'a cesse de s'en préoccuper. Paraphrasant Kiefer, je dirai que chaque homme n'est jamais connu, c'est le regard de l'Autre qui le révèle.
Et pourquoi tant d'acharnement ? Pourquoi ne pas se résoudre à ce que l'Autre nous offre ?
La Faille et le béni-oui-oui
La faille !
L'Autre n'est pas sitôt un glacier raclant sa gorge dans ses crevasses qu'il nous faut chausser nos bottes de géologue et carotter son histoire. Revers de la médaille quand les rôles, forcément, s'inversent. Le glacier ne change pas pour autant mais sa moraine étrille tout sur son passage. Vais-je dire, à mon tour, que l'enfer peut être les autres, que cette vision nietzschéenne qui m'habite parfois ne saurait obscurcir la toile dont je suis le témoin ? Certes, comme tout le monde, je n'aime rien tant que le ballet des anges, pure abstraction en approche de Noël. Mais si je me contentais de cela, je n'aurais pour toute vie que l'impossible tri du bon sur le mauvais. J'aurais le sentiment de me mentir à moi-même, de me bercer d'illusion.
À bien y regarder de plus près, dans la vie de tous les jours, l'Autre défaille plus souvent qu'il ne dessert. Comme si la vie prenait un malin plaisir à nous imposer ce qui nous révulse, nous lasse. Je fuis le tapage et les faux-culs, et voilà qu'aussitôt l'on afflige tout cela avec méthode : grandes gueules, têtes de con versatiles, menteurs, vantards, accusateurs, dégueulasses ; en plus d'un demi siècle que de sourdes conneries ne m'a-t-on pas servi ? Et encore, moi, je suis bête comme chou, mais que dire du doctorant à qui l'on impose le connard de service ? Toutes ces années d'études et de sacrifice pourquoi, ce blaireau qui se prend pour dieu-le-père !
J'ai malheureusement cette faiblesse, non pas contre l'Autre, mais contre l'idée que je m'en étais fait, sorte d'exosquelette dont je l'avais revêtu. Me suffit-il de prendre une route enneigée pour en faire les frais... comme ces grands-mères qui s'engueulent pour un rang de caisse, ces nombrilistes qui ne céderaient pour rien au monde à leurs aises dans un train bondé, ces collègues de travail pas plus collègue qu'un nid de poule sur une route de campagne. Parce que le monde est ainsi, qu'on a peu à peu muté d'une espèce servile en vile espèce. Parce que, moi comme les autres, je rouspète toujours avec ça de décalage auquel l'Autre me contraint. En cela, nous sommes tous les obligés de la météo de l'Autre. Et la seule accalmie que je lui connaisse, c'est quand survient la mort avec nos gueules d'enterrement et nos béni-oui-oui. « On n'est vraiment pas grand-chose sur Terre », entend-on, et ça calme tout le monde. Et ça fait l'Autr-uche ; chaud au cœur !
La faille, voilà le Germinet du peintre. Sans renier les éraflures, il place, au premier plan, un parterre de fleurs. C'est un peu Bienvenue chez les Ch'tis : la ligne d'horizon barrant nos préjugés.
Pensons aussi à ce que fut l'Autre dans la vie de sœur Emmanuelle quand il lui fut donné de mêler son existence à celle des bidonvilles du Caire. Et avec quelle ferveur, elle nous en parle. Pensons à ce que Dietrich Bonhoeffer, Etty Hillesum, Edith Stein ont témoigné de germes d'espérance au cœur même de la violence des camps de concentration. L'humanité décharnée, réduite en poudre par et pour la seule folie de l'Autre.
Et puis, l'Autre
Comme dépareillé. De la plus belle rencontre qui soit, souvent anodine ou suspecte. Aussi incertaine qu'un miroir déniché en brocante. Un renvoi d'image, comme affranchi de tout : d'âge, de temps, de galère, de pouvoir. L'autre est de ce répit que s'accorde parfois notre propre odyssée, l'accalmie sans qu'aucun mot, aucune consigne, aucun vestige ne la décrète. Il n'y a ni levée de couleurs, ni claironnade.
C'est plus que de l'amitié, plus qu'une manière de tenir la main ou de se raconter des histoires. Au même titre que l'amour dépasse l'amour dès lors qu'on ne ressent nul besoin de le nommer, qu'un grain de blé renferme tous les soleils, l'Autre s'enracine en nous, façon bonsaï.
Disant que c'est davantage que de l'amitié, il me revient ce court roman de Kressmann Taylor, Inconnu à cet adresse. Deux amis à-la-vie-à-la-mort sont soudain confrontés à l'éloignement, l'un reste à Berlin, l'autre s'expatrie outre-Atlantique. Ils échangent des courriers, se donnent régulièrement des nouvelles. Survient la guerre, le Juif berlinois demande assistance à son ami américain. Mais ses lettres lui reviennent toutes avec cette mention « Inconnu à cette adresse ».
On pourrait disséquer l'entêtement de l'un et la trahison silencieuse de l'autre, que sais-je ? Comment les codes volent en éclats, ces fagots enchevêtrés qui ne font long feu ? À quel moment l'Autre fut-il un autre ?... Qu'importe, la coupe est brisée. De guingois, le monde poursuit son épopée.
Et puis, cet Autre, qu'il me faut apprendre.
… Apprendre cette leçon de choses : qu'aucun être dont il m'est donné de croiser la route naît de ma propre volonté. En deux coups de cuillère à pot je sais néanmoins qui il ou elle est. Je suis un dieu jugeant le monde, avec ceci ou cela de définitif que je ne connais rien des blessures, des crevasses ou de l'olympe de l'Autre. C'est un peu l'histoire du tenon comblant le vide de la mortaise, quand le guingois vient à s'emboîter de lui-même.
J'ai un ou deux de mes amis aisés, voire même nantis. Que sont-ils venus faire dans ma vie ? Toujours est-il qu'il m'est venu de les accompagner ou de les côtoyer à des moments particuliers de leur existence où leur argent ne pesait pas bien lourd. L'extraordinaire complicité qui s'en est suivie a tout bonnement dépassé le stade anthropologique d'une vague relation de passage.
J'aime bien cette émission Rendez-vous en terre inconnue [2] quand il est donné à une vedette de partager la vie d'autochtones à cent lieues de son monde. Basée sur le paradoxe et la loi des contraires si chère au cinéma, elle rend merveilleusement compte du basculement des valeurs quand l'extrême dénuement s'agrémente d'un humanisme renversant. Voir Gérard Jugnot chialer comme une madeleine au moment de quitter les Chipayas de l'Altiplano bolivien remet les choses à leur place.
Ce que Vilfredo Pareto traduit en ces termes :
« Pour mieux accentuer la dichotomie entre nous et les autres, on ne cesse de répéter que nous sommes la seule culture à essayer de comprendre toutes les autres, qui elles ne s'intéressent qu'à elles-mêmes […]. Paradoxalement, avec notre idéologie individualiste, nous proclamons haut et fort nos valeurs universelles, mais n'est-ce pas en fait parce que nous nous intéressons à nous-mêmes, que nous n'ayons point de cesse que nous transformions le monde à notre image ? » [3]
En cela, l'Autre nous amende plus souvent qu'il nous est d'en cultiver l'image. Complicité, réciprocité – qui ne sont en rien des engrais ou des fumures qu'on achète à la Scan – bousculent bien des à priori ; quels ferments !
À l'inverse, je me souviens des désillusions de ma mère quand l'ignorance (au sens de rejet) trahissait la confiance dans l'amour qu'elle portait à plus pauvres qu'elle, plus démunis. La terre inconnue rompait les amarres de l'inconnu à cette adresse. Quel revers !
Je pourrais finir sur la citation de tel ou telle, mais, avec ses galaxies éloignées, ses années-lumière d'incertitudes, ses polarités changeantes, rien n'est moins arrêté que l'univers de l'Autre, que notre propre odyssée. Tout juste pourrait-on placer cette comptine :
http://www.youtube.com/watch?v=3KLbbvRGmwI
… et, pourquoi pas, nous souhaiter à tous un Joyeux Noël... Terre inconnue, murmure de ru.
Bonne poularde à tous, comme disait le vieil Henri IV qui vient enfin de retrouver sa tête !
[1] Lors de l'exposition Sternenfall, "Chute d'étoiles"
[2] Présentée par Frédéric Lopez, France 2
[3] Raison et relativité des valeurs, Revue européenne des sciences sociales, Cahier Vilfredo Pareto n°74, Librairie Droz, 1987 (§ L'autre de la raison, p.146)
[3] Raison et relativité des valeurs, Revue européenne des sciences sociales, Cahier Vilfredo Pareto n°74, Librairie Droz, 1987 (§ L'autre de la raison, p.146)
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