lundi 27 décembre 2010

Vieillir


Arrivé
Arrivé à un âge, on a tous fait ça, le coup de la loupe.
Des gens perdus de vue, une photo dans un journal, une publication, et se prendre à mettre un nom sur une image décidément trop réductrice, imprécise. La loupe se déplace lentement, scrute à loisir, cherche à faire coïncider l'identité supposée et le visage qui l'accompagne. Ce qui se passe ensuite relève pratiquement de l'arrêt de chasse d'un beagle levant son lièvre. À cette différence près que le cœur du chien se met à battre la chamade et que le nôtre n'en mène pas large. On en viendrait presque à soliloquer d'infortune :

Calé
« T'as vu Machin ? On dirait mon grand-père ! »
Eh, oui ! nous étions jeunes et ne le savions que trop. On se figurait que c'était gagné d'avance, l'éternité devant soi. Untel portait élégamment la moustache, l'autre tombait les filles, unetelle était mignonne à croquer, l'autre jouait les effarouchées...
Les revoir aujourd'hui à dix ou vingt ans de distance, qui dans son rôle de patriarche maïeur, qui de harpie ou de vieux beau, me renvoie crûment à ma propre vérité. Est-ce donc cela vieillir ? Étaient-ils cela les anciens que je croyais pourtant nés comme tels et qui portaient à eux seuls la décrépitude du monde ? J'ai souvenir que ce même monde nous appartenait, que nous nous jalousions sur fond de places au soleil, de rock'n' roll et de disco. Nous incarnions des idoles sensées traverser toutes les époques : Pink Floyd, Delpech, Warhol. Kraftwerk et Electric Light Orchestra revendiquaient un futur tellement inouï. La politique n'était rien sans ce trublion de Marchais. On exultait sous les levées de bois vert de Droit de réponse, Rakmaninov nous apostrophait chaque vendredi soir et Desproges cyclopédait. Tout était calé. Ordinaire à souhait, mais ô combien nôtre.

Notarié
Cours-y vite, cours-y vite ! Las, le bois a vermoulu. Nous avons pris la relève.
C'est rien de dire que le monde n'attend personne, qu'un jouvenceau moyenâgeux n'est que moult néant dans les rues de Pérouges, qu'on ne sait même plus à qui l'on doit l'invention de l'horloge [1]. N'empêche. Il n'est pas un texte, pas une page que je n'écrive sans le regard de mon père et de ma mère dans leurs cadres, sans deux jeunes enfants, encore bambins. La pile de mes albums photos occupent largement trois rangs de bibliothèque. Sur des clés USB s'amoncèlent un temps d'images considérable que je ne zieute jamais. C'est comme un acte notarié qu'il convenait de signer le moment opportun – il est dans son tiroir à attendre on ne sait quoi, ou la promesse que l'on s'était faite. Parce qu'être vieux, c'est aussi cela : apposer cette signature dont une infime partie se transmettra, croit-on ; se ménager toute une galerie de portraits pour plus tard, beaucoup plus tard.

Péter
Ils sont là, sous ma gueule enfarinée. Les tenant à bonne distance de loupe, je les vois parler de retraite et de pension, de cancer et de côlon, d'avis de décès ; se raccrochant à ces entités qui, elles, ne flétrissent pas et qu'on se refilent de pères en fils : la droite-la gauche, l'OM-PSG, Roland-Wimbledon, la vie-la chère... Certes, le cœur y est, la voix aussi, d'une certaine manière la jeunesse. Parce que dans nos têtes rien ne trépasse, c'est même tout l'inverse : on est jeune de n'oser se croire vieux, on est belle de n'oser se mirer. Quelle pire épreuve que cette fichue glace, rien de plus traître qu'une vidéo ! Vacherie vacharde : cheveux blancs et pubiens, bajoues assorties. Vouloir courir et ne plus y arriver, s'essouffler pour un rien, visiter un parent à l'hospice.
L'hospice !
La trouille d'en être, de banaliser ces odeurs de pisse, le lit désossé du p'tit père du 24. La trouille d'une finitude sans issue.
« Les vieux oublient, s'étouffent, font répéter, voient trouble, tombent, n'en veulent plus, en veulent encore, ne dorment plus la nuit, dorment trop le jour, font des miettes, oublient de prendre leurs médicaments, nous engueulent tant qu'on serait tenté de les engueuler à notre tour, pètent sans le savoir, répondent quand on n'a rien demandé, demandent sans attendre de réponse, échappent et répandent, ont mal, rient de moins en moins, gênent le passage, s'emmerdent, souhaitent mourir et n'y parviennent pas... » [2]
Des grizzlis en hibernation, aussi morts de trouille qu'un opéré hanté par un réveil qui ne reviendrait pas. Des antiquailles sur lesquelles aucune loupe ne désire s'attarder ; haut-le-cœur du grand huit d'un train fantôme dont elle s'empresse de refermer le livre, de tourner la page, la page des sports, la météo – chiant de se faire enterrer une vieille de l'an par moins cinq, un quatorze juillet sous les flonflons. Les vieux s'abonnent à leur journal comme les jeunes à leur mur de Facebook ; le rétrécissement pour les uns, l'ampleur pour les autres.

Autodafé
Vieillir serait un naufrage, disait le Grand Charles. Sans doute pourquoi toutes ces bouées, nos révoltes, nos contes pour enfants sages, nos Peace&Love communicatifs : emails et PPS d'esquifs. Comme si nous étions soudain passés du miroir à l'écran – rétro-éclairage qui ne nuit pas, coopère juste d'illusion, de présence ; botox anti-oubli, crème du soin des autres, masque de jour.
Et puis vieillir – please, mon Dieu, une dernière fois avant de caner –, vieillir du souffle d'une maisonnée qui s'esclaffe des babils du nouveau-né sur son canapé trop grand. Vieillir sur fond d'amour et d'anxiété ; qui peut dire ses études, ce qu'il fera plus tard ? Vieillir à n'en savoir que faire. Vieillir à perdre la raison [3]. Vieillir et participer d'autodafé quand tout crame et se perd en poussière, comme ces livres interdits, comme tous les livres d'ailleurs, comme tout ce qui passe. L'automne des arbres généalogiques au fur et à mesure que l'on s'enfonce dans la forêt, l'hiver des sapins de Noël déplumés.

Santé !
Alors les vieux ça voyage, ça descend les Nil, ça chute les Niagara, ça sports d'hiver et golf, ça fourchette les dimanches à l'auberge, ça passemente en macramé, ça souffre d'espaces et de contrées, ça planifie, ça place encore, ça peut même rouler de Mercedes. Ces vieux-là achètent la rue de la Paix et le sénior qui va avec – forfait compris. Ces vieux-là n'ont jamais été si jeunes. Ces vieux-là sont comme des pères Noël qui triment de cheminée en cheminée.
Ils craignent pour leur santé, n'ont que cela à la bouche, ils visitent le pharmacien au fil des saisons, des traitements chaque fois plus conséquents. Ils ne montrent leur nez qu'à sieste finie ou dans l'heure creuse de leurs hivernages.
Ils craignent pour leur cent ans, leur dénutrition, leur mémoire, leur vue, leur surdité (tout le monde n'a pas la voix de Frank Michael ni le volume réglable).

Exagéré ?
Alors, dans l'entre-deux de l'âge qu'ils ne reconnaissent pas, ils aiment, se laissent toucher par une jolie brunette, s'accrochent aux branches, s'engouffrent plein pot dans la voie des people qui se marient comme on change de montre. Sans savoir qu'il est une grâce d'emporter avec soi, comme intacte, l'émotion du jeune homme – de la jeune femme – de vingt ans que l'on était.



« Max : - Tiens, tiens... Mais regarde ta tronche, un peu. R'garde ! Gaffe un peu les valoches que t'as sous les yeux... pis les miennes. Et pis, ça (Max pince le double menton de Riton)... et ça (Max se pince le sien). Tu crois que c'est beau, hein ? Mais non, mon pote, crois-moi, faut raccrocher ! Allons...
Riton : - Ah, t'exagères un peu, Max !
Max : - Non, non, j'exagère pas ! J'ai du chou, moi !... Pauv'e Riton, va... » [4]
Répliques-mouches du cinoche d'après-guerre, comme une histoire ancienne, une résurgence vieille comme le monde, l'universalité de gènes ou de particules vouées à disparaître, du câble électrique en passant par la Terre, de l'escargot à l'ingénieur du son, du ministre à l'Amazone ; de vous à moi.

[1] Le gnomon (4000 Av.JC), le cadran solaire (3000 Av.JC), La clepsydre (1500 Av.JC), le merkhet (600 Av.JC), l'horloge astronomique (Yi-Xing, moine bouddhiste, vers 725), le sablier (XIVe), l'horloge à huile (XVIIIe), l'horloge mécanique (Christiaan Huygens, 1656)...
[2] Pierre Magnon, Mon vieux et moi, éd. Autrement, sept.2010, p.49
[3] Est-ce bien utile de citer Ferrat ?
[4] Touchez pas au grisbi, film de Jacques Becker d'après le roman éponyme d'Albert Simonin, 1954, avec Jean Gabin (alias Max-le-menteur, 50 ans) et René Dary (alias Riton, 49 ans)

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