Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que l'horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits.
Charles Baudelaire, Spleen
Il n'est rien de plus profond qui ne soit connu ou bellement ignoré de nous-mêmes et que nous nommons solitude : cette pièce désespérément vide qu'il nous faut meubler au plus vite, éclairer de larges baies. Le soir tombe, la clarté cède à la pénombre de nos peurs ancestrales. C'est précisément à l'âge de la grande sagesse, nous faisant recouvrer les parfums d'enfance et de cache-cache, que nous abordons la pieuse intériorité du vécu. Et c'est parce que nous sommes plein de nous-mêmes et de souvenirs que nous pouvons aliéner, d'un seul coup d'un seul, tous les silences.
Alors c'est donc cela ?
La salitude du vieillard
Mais il n'en est rien. La solitude qui cloue les vieillards au fond des lits ne les bercent pas. S'ils ferment les yeux c'est pour mieux les ouvrir. Ils toquent aux portes, entrebâillent ceci de lumière, font mille et uns détours pour une pauvre pépite, n'attendent plus rien que l'irrévérence d'y croire encore, puis de moins en moins. La solitude les recroquevillent. Il semblerait même qu'elle les abandonne, les laissant sans doudou, presque sans maman. Mourir n'est rien pour eux que l'espoir.
Les mots sont durs et la source encore plus implacable. C'est ce qui nous attend, nous guette. Impassible de patience, la solitude devient immonde de nous avoir traînés jusque-là ; ramassis de mains décharnées, incapables de rébellion.
Non, ne dis pas que la solitude est bonne. Ne dis pas que du haut de l'Everest la Terre est à tes pieds, parce que tu trembles et le souffle te manque.
« Le silence est la plus grande persécution : jamais les saints ne se sont tus [1]», disait Pascal. Alors oui, dans l'inexorable puits, la sainteté du cri de silence nous fait malheureusement bien défaut.
Salitude de solitude.
Elle est à bout de larmes, à bout d'escarres et d'oreillers creux. Dieu : ce qu'il reste encore, à L'invoquer ou L'injurier. Dieu pour un seul regard, comme un éclat dans l'abondance soudaine, une seconde pour mettre à flots une journée passée trop vite, une grâce.
Un peu, beaucoup, à la folie
Qu'un ersatz de vie nous confine dans nos derniers retranchements (vieux ou jeunes), et l'ennui s'en empare aussitôt, l'occulte de sombres œillères. On est au fond de la crevasse et le ciel s'amincit. À voir les junkies s'enferrer dans leur vision immobile d'un monde sans partage, sans communicants, sans liens autres que ceux de la dépendance, on se dit que ce sont autant de vieillards dont la solitude s'amuse, qui vont parfois jusqu'à crever d'ennui.
Et le même Blaise Pascal – de les et – de nous apostropher :
« […] j'ai découvert que tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. [2] »
Voilà notre part de malheur, le lit de l'ennui, avec ses crues, ses deltas sans digues et sans fin, ses plates errances où l'activisme de passade masque le vide ou l'absence. Combien de voyageurs n'ont-ils pas sombré dans l'apparence trompeuse d'un ailleurs aussi fuyard qu'une donzelle au clair de lune ? Combien de gardiens de nuit comme autant de Buster Keaton suspendus à la grande aiguille qui n'en finit de rebours ? La voilà, la solitude des terrassiers, seuls, définitivement seuls avec leur pioche, les fins de mois difficiles.
« Ah ! Te voilà, toi ? Regarde, la voilà la Pomponnette... garce, salope, ordure [...] », seraient-ils en droit de parodier Raimu. [3]
Faut-il donc être autiste pour avoir et connaître une solitude comblée ? Imaginons leur monde, authentique cabinet secret dont eux seuls ont la clé, Jumanji à tout moment, une horde d'éléphants déboulant à fond de train, balayant tout de l'inutile, la pièce devient savane, le pouls enfle, un autiste crie. Il se débat, plus vivant qu'aucun autre sur Terre.
Faut-il être mystique, Marthe Robin ou Adrienne von Speyr, pour nourrir sa solitude et pénétrer de grâce les mondes parallèles, un peu comme le ferait un héros de Stargate franchissant la porte des étoiles ?
L'homme est d'instinct grégaire. Au même titre qu'il lui faut de l'eau, de l'air, il ne peut se passer de compagnie. Il sort sa voiture et rivalise aussitôt d'impatience dans les travers de la circulation. Il s'arnache et dévale les boulevards, les allées commerçantes, pousse des chariots. Il s'agglutine dans les salles de spectacle, parade. Comment, dès lors, lui supposer quelque once de solitude ? Les hôpitaux, eux-mêmes, croulent de visites ; les nuits, elles-mêmes, sont peuplées de fantômes de chevet.
… pas du tout
L'ermite n'est jamais seul. Il vaque toute la journée selon la profondeur des saisons. Il est comme un lombric qui aère la terre, une bulle de méthane prouvant la vie de l'étang ; soudé dans son âme et dans sa quête comme les doigts du potier sur l'argile. Je l'imagine volontiers en équilibriste au-dessus du vide, d'un canyon à l'autre. En virtuose de l'exception.
Sans aller jusque-là, il est heureux qu'il y ait en nous – certes, à des degrés divers – cette part d'intimité avec nous-mêmes : sans racines qu'adviendrait-il des fruits ? C'est souvent ici que la trouvaille dépasse la recherche, un peu comme quand on tombe sur un objet que l'on pensait perdu. D'un petit rien, les heures s'affolent. « Merde, j'ai pas vu le temps passer » : tirade connue du ramasseur de champignons, du numismate, du pianiste, de celui qui s'emploie à quelque passion – refuge d'envie ou de toute une vie.
Dans Moi et ma cheminée, Herman Melville avait cette très jolie formule pour exprimer cette re-trouvaille :
« Assaillis de toutes parts et par tous les moyens, moi et ma cheminée ne jouissons que d'une paix très relative. N'était la question des bagages, nous ferions tous les deux nos valises et quitterions le pays. » [4]
Je ne peux pourtant m'empêcher de penser à ces rues de Shanghai, où pas un “ pékin ” ne peut quasiment espérer se retrouver seul ; d'ailleurs, pas plus dehors que dedans. À se demander comment et par miracle Confucius, soi-même, a-t-il pu faire le vide en lui pour, au long des siècles, nous éclairer de sa science ? Il est vrai que certains écrivains ne peuvent composer qu'au plein de la cohue des brasseries, des lieux de passage. Mais après tout, ne baignons-nous pas d'anonymat futile dans le dédale des grandes bousculades ? Et voyons finalement avec quelle vivacité notre esprit engrange de détails que nous nous débrouillons, nous aussi, aussi pour emmener parfois fort loin. C'est un délice auquel les bancs publics nous convient quand, à l'abri du frissonnement malingre des érables, il est d'user de son simple regard pour scanner bien des usages ; nous sommes seuls du mime de l'autre, un peu comme ces plages l'été.
Lyon-Neige © lci-tf1.fr
Vendredi
Vendredi, parce qu'il fut l'ami, le compagnon, le souffre-douleur de Robinson ; et que Robinson n'aurait rien été sans lui.
Vendredi est une conquête. D'esclave, il devient le maître de Robinson, l'initiant à ceci de liberté, cela de fraternité. Mais le plus important, c'est l'apprivoisement de la solitude. Ce lent et long cheminement (les otages des FARC ou des djihads en savent quelque chose).
Petit à petit, nous passons d'un état d'humanité à celui de la plus grande négligence, la souillure. On se recroqueville jusqu'au plus bas de la désespérance... jusqu'à recouvrer l'apparence fœtale – ô combien salvatrice. De la Terre ou de l'endroit qui nous abritent, nous parviennent soudain des parfums d'humus, des insolences de semences fondatrices. Nous nous étions auto-proclamés gouverneurs de nos vies, et voilà que la présence, comme autant de souvenirs remémorés de la vie d'autrefois, de celle qui nous manquait en apparence, nous fait enfin prendre conscience du bonheur d'une île déserte en plein Pacifique ; plus simplement, d'une pièce propre à soi. C'est ce qui arrive quand débarque le navire, à l'origine tant attendu : Robinson va-t-il embarquer ou va-t-il suivre les pas de Vendredi ?
Vendredi aussi comme le guet du haut duquel nous apparaît la plaine hospitalière, comme la tour d'un échiquier tombant à pic ; un souffle, une respiration. Il nous faut reprendre haleine, goûter aux choses simples dépendant uniquement de nous-mêmes. Ce fameux week-end entre amoureux qui reste gravé à vie, et dont chaque copie nous enseigne de ferveur. Ces dimanches matins pyjamas, ces balades campagne à regarder le cheval de trait avec des yeux de merlan frit, ces plateaux-télé, ce qu'on voudra.
Voilà donc où nichent nos limbes, en ces riens qui recouvrent tout. La solitude n'est plus si isolée qu'on le croyait. Elle peuple de la même attention qu'une mère, parce que c'est un pôle, la ligne imaginaire selon laquelle tourne notre propre univers. La solitude est une géographie, une carte abandonnée à nos crayons de couleur. J'ai souvenir, qu'après avoir lu Kertész [5], ceux qui s'en sortaient le mieux dans les camps de concentration étaient de preux coloristes. Partant d'une page entièrement noire, ils parvenaient aux notes les plus solaires ; et pour trouver plus solitaires qu'eux, Dieu sait combien d'atrocités leurs yeux ont témoigné.
¤
Vus sur la toile
Éloge de la solitude à travers l'interview de Jacqueline Kelen, auteure de L'esprit de solitude. [6]
Pourquoi, diantre, en faire l'éloge ? Hé ! parce que « la solitude est notre maturité », quand bien même est-ce un thème « terriblement repoussé » par notre société. Positiver la solitude revient alors à prendre « conscience que c'est nous qui créons notre vie [et] qu'il faut d'abord compter sur soi et s'aider soi-même ». Même en couple, « il convient de se ménager un petit territoire bien à soi dans l'espace géographique familial ».
… À contrario de l'autre vie sans l'autre ou les autres, il serait à rétorquer de la place des autres dans notre vie.
http://www.psychologies.com/Moi/Moi-et-les-autres/Solitude/Interviews/Eloge-de-la-solitude
Réflexion sur la solitude, Isabelle Delisle, professeur en gérontologie et en thanatologie, université du Québec.
Elle fait le distinguo entre « solitude objective » que d'autres nomment état d'isolement indépendant de soi (souvent lié à la vieillesse, à la fracture sociale), et « solitude subjective » comme sentiment de solitude ressenti par tout un chacun.
Partant de là, il convient « d'apprivoiser sa solitude » et d'en « faire bon usage ». Et là encore de nous dire que « la solitude est en relation étroite avec la maturité affective ». Sans doute plus facile à dire qu'à faire, tant il y a plus de « solitudes subies qui détruisent » que de « solitudes acceptées qui construisent ».
http://www.acsm-ca.qc.ca/virage/personne-agee/reflexions-solitude.html
Benoît XVI s'inquiète de la solitude des jeunes sur Internet : titre d'un article de « Église catholique en France » du 15 novembre 2010.
« Aujourd'hui, un certain nombre de jeunes, étourdis par les possibilités infinies offertes par le réseau informatique ou par d'autres technologies, établissent des formes de communication qui ne contribuent pas à croître en humanité, mais qui risquent au contraire d'augmenter le sentiment de solitude et d'aliénation. »
http://www.eglise.catholique.fr/actualites-et-evenements/actualites/benoit-xvi-s-inquiete-de-la-solitude-des-jeunes-sur-internet-10076.html
François Fillon déclare la lutte contre la solitude Grande Cause nationale, portail du gouvernement en date du 1er décembre 2010.
« Pas de solitude dans une France fraternelle ».
http://www.gouvernement.fr/premier-ministre/francois-fillon-declare-la-lutte-contre-la-solitude-grande-cause-nationale
Vers un médicament contre la solitude ? Jean-Luc Goudet, « Futura-sciences ».
Une étude publiée dans la revue Genome Biology donne à penser que les solitaires présenteraient plus de déficiences immunitaires que les gens bien entourés. Les gênes surexprimés chez les solitaires interviennent « dans la défense contre les virus et les anticorps ». D'où la mise à jour de « cibles moléculaires pour tenter de combattre les effets sur la santé de l'isolement social » ; autrement dit l'expérimentation d'une « pilule pour aider les solitaires ».
… Nous étions en 2007.
http://www.futura-sciences.com/fr/news/t/genetique-1/d/les-molecules-de-la-solitude_12890/
[1] Pensée 920
[2] Pensée 139, Divertissement
[3] p.85, ed. Allia 2008
[4] Imre Kertész, survivant des camps de Auschwitz et de Buchewald, prix Nobel de littérature 2002, auteur de Être sans destin, Acte Sud 1998
[5] Ed. La Renaissance du livre, 2000
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire