mardi 22 mars 2011

Aujourd'hui Léautaud ou Genet

Ne me demandez pas qui étaient Léautaud ou Genet, mais ce qu'ils seraient aujourd'hui. Auraient-ils vraiment toute latitude pour appliquer à la lettre leur esprit de fronde, leur désarmant décalage, en un mot leur licencieuse misanthropie ?
Ils seraient SDF édentés ; plus de Paul Valéry, d'amis se portant caution, perclus d'indulgence et de sourires amusés. Ils seraient clochards, trop saouls du matin au soir pour écrire une ligne, trop avachis pour joindre leur cerveau à l'utile de leurs excentricités. L'époque n'est plus à la marge. On est dedans ou on ne l'est pas.
Léautaud vivaient avec cinquante chats et une guenon, il écrivait à la plume d'oie à n'importe quelle heure du jour et de la nuit, il aimait les femmes mais ne pouvait s'en attacher aucune tellement son existence était farfelue, insociable. Genet avait pour tout viatique trois sous au fond d'une poche, un bout de papier avec trois quatre numéros de téléphone, il logeait à Paris dans des studios qu'on lui prêtait – la famille Bouglione notamment. Ils étaient tous les deux libres comme l'air, libres d'invectiver leur éditeur, libres penseurs. Il n'y avait rien d'autre qui pouvaient les en distraire : une radio grésillante, les journaux, un vieux fauteuil piqué de brûlures de clope. Ils menaient somme toute une existence d'heureux cloîtrés râleurs, avec pour bruit de fond les trains à vapeur de la grande ceinture, de lointaines cours de récré.
Le temps avait ses limites, ils en usaient avec l'indolente hauteur des grognons bourrus. Ils avaient peu d'exigences – une table, un lit. Avec 100 francs anciens, ils tenaient huit jours ; ils ne n'obtiendraient même pas du boulanger du coin une Fraise Tagada. Ils travaillaient à leur œuvre comme d'autres étaient Homme du Picardie ou bateleurs de foire. Sarcelles n'était encore dans les cartons que leur paisible ruche se tenait au fond du jardin, bien à l'abri des acacias et des herbes hautes. N'écrivant même pas quelque texte fondateur comme ceux d'Homère, de Diderot ou, dira-t-on, de Jonathan Littell, parodiant pleinement leur époque dans des romans interlopes ou des récits désuets. Bateleurs de foire, une fois pour toute.
Le livre n'est plus cela, l'auteur encore moins.
Aujourd'hui, nous vivons trop en sursaut, mus par d'invisibles réveils, distraits par mille et une choses, des gadgets en veux-tu en voilà, des trésors d'illusion et l'obligation de survie. Il faudrait être immensément riche, un mec comme Howard Hugues, pour pouvoir mener la vie qu'ils menaient. Ils seraient perdus dans la bande passante des publications, noyés dans la masse des blogs, des livres numériques. Ils seraient obligés de faire de la scène, cavaleraient pour une émission de télé dès lors que leur bouquin choirait pour une semaine au plus sur quelque étale, cabotineraient pour une pige. Au premier coup de gueule, on leur claquerait la porte au nez : va voir ailleurs si j'y suis.


Finalement, ils seraient au RSA. 466 euros par mois.
Pas plus malheureux que cela. Ils n'auraient en rien le caractère imposable que l'on prête aux travailleurs parcellaires, obligés quant à eux d'abouter ceci et cela pour joindre péniblement les deux bouts.
Ils fanfaronneraient Chez Gégène entre un rouge limé et le froid piquant du dehors chaque fois qu'entrerait ou sortirait un client :
- La porte merde ! Ça caille !
Leurs bouquins relateraient sûrement les joyeusetés de l'escadron. Ils joueraient aux Albert Simonin, glisseraient l'euro symbolique dans le bastringue et ça serait reparti pour un tour. Ils seraient de ceux que l'on croise et qui vous devisent du haut de leur blonde à bout doré.
- Vas-y, mon con. Cause toujours et va bosser.
Ils engrosseraient quelque précieuse qui verrait leurs droits sitôt repartir à la hausse. Et chacun chez soi. Le soleil inondant alors les trottoirs et la sieste qui va avec. Ils auraient pour eux la lenteur communicative des nonchalants qui se prêtent, à grand renfort de débinage, à l'éloquence d'un monde où, décidément, tout fout le camp. Rien moins en verve que de dénoncer la droite et la gauche, l'étranger et la haute, comme kif-kif et bourricot. Criant haut et fort que leurs certitudes valent bien celles de madame Trucmuche et monsieur Machin. Si ça se trouve plus Français que ces deux-là, et ne leur souhaitant, en aucun cas, de tomber comme eux dans la décrépitude, l'abandon et le marginalisme ; en gros, dans l'orchestration programmée qu'on leur fait subir.
- Oui, monsieur, pauvre et fier de l'être !
En tout cas, logés gratis par la mairie, soignés pile à l'œil, aidés de toutes les manières par la conscription de tarifs sociaux parfaitement ciblés. Rien à voir avec les clodos, les encartonnés de la rue, les laissés-pour-compte, les Cosette des bas-fonds, les Monte-Cristo des cachots à ciel ouvert. Deux mondes. Trente-six mesures pour les uns, une maraude pour les autres.


J'ai vu Léautaud [1] en vergogne des grands jours. La Loire paradait d'éclats insolents et ronchonneur au bibi mou digressait de silence sous le soleil. Il rêvait. Genet est arrivé pestant et maudissant la noria des poids lourds sur le vieux pont. Couvrant les remous que les arches pétrissaient, je les entendis parler de la Libye :
- Qu'est-ce qui z'attendent pour faire péter le bunker à Kadhafi ? Vraiment des bons à rien !
- C'est comme le Japon. Tu me feras pas croire qui peuvent pas éteindre un incendie. C'est voulu, tout ça !
- Bien sûr que c'est voulu.
- T'as été voté hier ?
- Voté ? Tu te fous de ma gueule !
- Tu parles d'une bande de zonards avec leurs élections à la con !
- Tu sais ce qu'on dit, mon Paul : « Nos plaies ouvertes saignent parce que les gens voient qu'un tas de connards à qui ils ne confieraient même pas un stand de hot-dogs dirigent leurs vies ».[2]
- Z'annonçaient pas de la pluie pour aujourd'hui ?... Et ceux-là, tu vas pas me dire aussi !

Discussion by Saint Nataly / fotocommunity.com 2008

En deux coups de cuiller, ils refirent le monde. Et le monde coulait à leurs pieds. Et le clocher sonna l'heure de l'apéro.
- J'y vois pas passer.
- Une drôle de rumba, mon Jean.



[1] Moins encore que Pierre Perret qui affirme avoir rencontré le « sauvage » de Fontenay-aux-Roses, alors qu'il n'en est rien :
http://bibliobs.nouvelobs.com/documents/20090129.BIB1245/perret-et-le-pot-aux-roses.html
[2] Les Rois écarlates, Tim Willocks, éd. de l'Olivier 1996

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