jeudi 17 mars 2011

Shibutsu Shūgō, An onze




La prière impossible
Japon [1]
An
Onze
Deux ou trois choses qui ne cessent de m'étonner : la nudité des Nippons qui ont tout perdu et l'apparente légèreté dont ils font montre. Quelle dignité et quelle leçon pour nous, Occidentaux, et autres Orientaux nettement plus démonstratifs ! Des villes d'un million de personnes rayées de la carte – imaginons Marseille, Volgograd, Adelaïde, Birmingham, Cologne, Bilbao, Palerme, Dallas en fétus de paille –, des scènes d'apocalypse, la terreur à venir et l'élégance avec laquelle ils nous interpellent.
« Ganam », dit-on là-bas, à l'appui d'une vertu signifiant à la fois la patience, la persévérance et l'endurance.
Ganam.
Ils ont beau posséder une technologie avancée, ils sont vraiment restés du Soleil Levant. À preuve, le premier ministre Naoto Kan venant s'exprimer à l'ambon devant les caméras. Il est vêtu d'une sorte de bleu de chauffe et s'incline devant les couleurs de l'empereur avant de commencer son exposé. Le regard d'Akihito est celui de Dieu. Tant que l'empereur est debout, le Japon l'est aussi.
On ne peut s'empêcher d'évoquer Hiroshima, Christchurch plus près de nous. Ces longs cortèges d'infamie silencieuse, comme une prière coincée en travers de la gorge. D'ailleurs, qu'est-ce qu'une prière peut être dans le sacrifice extrême – n'est-ce pas finalement la définition même de la prière ? – et l'aube d'une catastrophe nucléaire ? Alors, ils errent dans les rues, font d'interminables queue, cherchent le nom d'un parent sur d'incessantes listes, se tiennent cois sur une natte, un banc de métro.
N'invoquent-ils pas pour autant d'autres dieux, ne seraient-ce que ceux-là de leurs frères qui bûcheronnent comme des sourds avec les moyens dérisoires que l'on sait. Parce que tout est fait pour être relevé, parce qu'il ne restera de tout cela que les quelques ruines du souvenir ; si tant est que la Terre agrée de tempérance, fusse pour un temps.



Bâtons d'encens
L'espérance a-t-elle fui les cœurs que l'espoir les rassérène.
De partout, ils repartent ou repartiront de zéro. Ils vont réapprendre, en quelque sorte renaître. Ils sont unis par la même conscience, comme des yeux qui viendraient de brutalement s'ouvrir sur le dénuement le plus total. Le Japon est une nation forte, elle le sera plus encore.
Ils ne verront plus l'oiseau sur sa branche de la même manière qu'avant et le repos de la Terre sera pour eux l'occasion de brûler mille et uns encens. Mais comme tout cela est si loin, à des années-lumière d'élections ou de hausse des matières premières ; ancestrales futilités de nos vraies peurs. Ils n'appelleront pas cela une prière, pas encore.
Parce qu'il fut un autre temps où l'homme contemplait le tsunami envahissant les plaines vierges. Cet homme-là vivait sur les hauteurs. Aussi, quand la mer venait à se graver dans les estampes de Katsushika Hokusai, ils voyaient, au cœur de la furie, la beauté des éléments déchaînés. Qui sait, priaient-ils quelque Dieu d'en-haut de n'être en bas, à la merci de la monstruosité ?


La grande vague / Katsushika Hokusai (1760 - 1849)

S'en veut-il aujourd'hui, l'homme des rues de Tokyo ou de Sendai de n'avoir cette sagesse d'hier et la démographie qui allait avec. À lui tous les savoirs et la fragilité qui va avec. À lui les tours de six cents mètres [2] qui vacillent et finiront, de tremblement en tremblement, par choir. À lui les centrales en bordure d'océan, les espaces gagnés sur la mer, les ponts d'île en île.


Acédie

Désormais, plus rien n'est Dieu que Dieu Lui-même. Tristement Seul.
Eux, ils sont comme ces vieillards qui appellent leur maman. Ce qui revient au même, ce quelqu'un qui tient la main quand tout a fondu ; évaporé, volatilisé. Bêtement seuls.
Elle sera longue à revenir, la prière. C'est dire s'il en faudra de bourgeons, de printemps, d'oies sauvages et de moraines. Comme une langue qu'on tourne sept fois dans sa bouche avant de rompre le silence, elle en fera des tours de Terre. Voilà où ils en sont, murés dans le silence. Mais un silence noir, à l'aune de rien. Un silence de plomb ; jurant, dès lors, que d'en parler réduirait à néant les milliers de morts et de disparus. Un silence révolté, sans mots possibles, sans dialogue intérieur.
Vide.
De ce silence-là ne naît aucune prière.
Il faut simplement se figurer le dos calciné des collines de Provence que tout a fui. On a mal au ventre, on est pris aux tripes par la route qui serpente à travers ce désert de caillasses roussies. Le ciel n'a pas l'azur qu'il montre où ne croisent que les longs courriers. Et encore, nous ne faisons que passer, dans la vallée nous attendent les cigales.
Eux, ils sont le doigt de Dieu, le ressentent comme tel. Maudits de l'infamie silencieuse du sous-homme qu'ils sont devenus, qui leur fait courber l'échine. L'homme de la haute technologie rendu à l'état du primate peinant à se redresser. En une heure, on les a propulsés de dix millénaires en arrière. Pas même un slip de rechange, pas un raide, pas un rond. Qu'est-ce que le Shinbutsu Shūgō [3] dans tout cela ?
Ils n'en sont même pas au deuil, gagnés de la pire acédie qui soit.


Indéboulonnable
Leur prière revenue, ce sera longtemps celle de la mémoire. Plus indéboulonnable que n'importe quel monument aux morts. Viscéralement générationnelle et compulsive, mille fois Hiroshima.
Le cœur se remettra à battre.
La prière revenue, elle se fera d'elle-même, dans le silence éclairé de la foi en l'homme debout, en ce demain qu'il faut réapprendre et qui n'a jamais tant demandé de présence.




[1] La population exposée au risque au Japon passerait de 4 millions de personnes aujourd'hui [en 2011] à 7 millions en 2070, pour les États-Unis de 7 à 13 millions, pour le Vietnam de 2 à 14 millions, pour le Bangladesh de 1 à 17 millions, pour l'Inde de 5 à 28 millions et pour la Chine de 9 à 30 millions. Sources OCDE :
http://www.oecd.org/dataoecd/59/37/39729574.pdf
[1] Tokyo Sky Tree, 601 mètres au 1er mars 2011 (achevée à 634 m)
[2] Syncrétisme dérivé des deux principales religions au Japon, le shintoïsme et le bouddhisme

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