Pourquoi le rossignol chante-t-il jour et nuit, d'ailleurs plus dans la solitude de l'aube que le jour ? Réponse : pour se distinguer des autres oiseaux et plus particulièrement de la gente femelle. Son trille doit être une signature propre à lui et à lui seul. Il y va de son devenir et de la survie de l'espèce. Son récital n'ayant d'autre but que celui-ci.
Chez l'homme, c'est pareil.
Singulier pluriel
N'aurions-nous besoin que d'échanges constructifs, nous ne dirions réellement que très peu de choses. L'essentiel, et basta ! Fermez les rangs !
Pour autant, nous n'existerions qu'à l'état de robot : l'oiseau sur sa branche. Et encore, sans variantes de vocalises. Nous serions le “ Monochrome de Whiteman ” ; exit Légitimus. Plat, sans relief, laissant à son découvreur le soin de gamberger. Nous ne présenterions qu'une photographie de nous-mêmes, et pas la plus avantageuse, Sitting Bull dans son nu cadre.
Exister, c'est parler.
Raconter, blablater, causer, piaffer.
Singing nightingale @ Yuri Timofeyev / Fotocommunity 2007
Nous usons tous du tiers de notre temps d'éveil à parler. Mais parler d'une manière si futile qu'elle occupe la majeur partie de ce temps : pour faire simple, un individu prononce quelque 16.000 mots par jour, une grande gueule trois fois plus.
Prenons justement trois quidams, la conversation type. L'objectif de chacun étant d'exister par rapport aux deux autres, chacun clarifiera donc son langage d'une exclusivité qui lui sera propre. Exister en société, c'est d'abord raconter des histoires, écoutant certes [pour les meilleurs], mais monopolisant la parole par l'histoire qui créera la meilleure sensation ou restera dans le ton. C'est tout le contenu-contenant des talk-show ; s'agissant ni plus ni moins que de tenir son auditoire en haleine, deux, trois, dix minutes – cabotant plus encore à l'évocation d'applaudissements ou de vives réactions.
Parler revient au singulier du ou dans le pluriel.
Mais pas n'importe comment, l'usage répond à un ordonnancement parfaitement codifié.
Du bon aloi de la fable
Si j'énonce, à brûle-pourpoint, que mon enfant a eu 18 sur 20 en oral d'Anglais, les yeux s'écarquilleront d'incrédulité et j'aurais perdu tout crédit discursif : résultat sans appel, 0 sur 20 ! À redoubler ainsi de désastres en auto-proclamation, je suis quasi assuré de perdre une grande partie de ma crédibilité, de mon entourage.
À l'inverse et pour ce qui nous occupe, de deux choses l'une, ou je rebondis sur une question d'école, et là je dis que ma fille a eu 18 sur 20 parce que le professeur remplaçant ne note pas de la même manière et j'attire l'attention sur la subjectivité et tout ce qui en découle. Ou je me singularise directement par une réflexion sortant de l'ordinaire. C'est même là où ma compagnie risque de plaire, je passe dès lors pour celui qui sait, et qu'on n'hésitera pas à interroger en cas d'arbitrage. Il me suffira, par exemple, d'argumenter sur le fondé des notes pour justifier ou non la réussite de tel ou tel ; ce dont j'entretenais précisément ma fille qui me ramenait un 18/20 en Anglais, la mettant en garde de, ni s'endormir sur ses lauriers, ni renoncer à s'affirmer (exemple purement fictif). Vais-je ainsi conquérir mon auditoire en concluant par cet email qui circule actuellement sur la Toile, où l'on apprend que le président Sarkozy était un « élève médiocre », et plus en Anglais. La bévue d'un « Magnifical » à l'adresse de la reine d'Angleterre couronnant de ridicule notre Élyséen [1]... mais de chute et d'humour votre serviteur. Rien dit que la conversation ne prenne pas la tournure dont je serai en quelque sorte le maître de cérémonie.
De cette simple chose, du constat de la parole tombant à pic, voire de mon éloquence – si tant est que cette même éloquence ne paraisse pas liée à trop de forfanterie –, j'étaierai ce qu'il est convenu d'appeler le réseau de mes amitiés. Il ne sera plus question que du bardage d'un respect, à fortiori d'une singularité que l'on me reconnaîtra. Et ainsi de suite, de galerie en galerie, jusqu'à miner le terrain. On me prêtera d'autant plus que la plus infime maladresse passera pour une coquetterie, un esprit de répartie, histoire de se positionner à hauteur d'auditoire. Grandiloquence !
On le voit, tout cela, n'est que du vent. Et les girouettes ne manquent pas ; dixit La Fontaine.
Les experts ami-ami
Et nous sommes pratiquement tous plus ou moins experts à ce jeu de société. Une bonne tablée, quelques fauteuils garnis, nous voilà chevauchant les contrées de cette conversation qui nous plaît rien tant.
Un échiquier qui, forcément, sous-entend intensité et concentration. Et parfois la connivence d'une tierce personne ; rôle souvent dévolu à la femme qui s'écarte volontairement de silence pour mieux permettre à son mâle d'exacerber son talent, en gros de faire la plus belle roue qui soit. L'inverse étant possible mais nettement plus rare [2]. Aïe, pour l'égalité des sexes ! Mais encore et toujours le rossignol sur sa branche.
L'un digresse-t-il de fusion, que l'autre déclamera de fission. Morceau choisi, mais il faut bien comprendre la conversation comme une réaction d'atomes crochus et/ou comme une réaction en chaîne. Il semblerait même que l'on soit assis sur une source hautement plutonique et non plus sur un sofa d'endormissement. Dans Le limier, Mankiewicz offre, avec une maestria peu commune, un magnifique troisième rôle au spectateur lambda dans le numéro de voltige qui oppose lord Wike à Milo Tindel [3]. Tout va si vite et s'emballe qu'on ne peut que participer.
Parler, c'est comme partir en chasse d'un réseau de soutien. Un truc vieux comme le monde : s'entourer ou faire partie de l'intelligentsia revient ni plus ni moins qu'à recueillir les suffrages des plus forts. C'est exactement la même chose lorsque, autrefois, la femme préhistorique choisissait son partenaire en fonction de ses qualités de chasseur.
D'or et d'argent
John Irving prétend que « Sans culture, l'individu se surestime. Il devient dangereux pour les autres ». La culture... De la même manière, sautons-nous sur l'occase pour faire notre propre publicité sitôt que la chose vient à se présenter. Dès lors que je saurai le mettre en valeur dans n'importe quelle conversation, l'extraordinaire d'un instant pourra desservir toute une vie. Pour l'un ce sera d'avoir su éviter une catastrophe, pour un autre de s'être trouvé là au bon moment – les rescapés du tsunami japonnais –, ou d'avoir reçu les honneurs de telle ou telle personnalité : en gros, d'avoir sauvé la veuve et l'orphelin, d'avoir vécu l'instant I.
Et quel pied de libeller sa singularité du sceau de cet extraordinaire ! UNIQUE.
Tout l'art de la conversation (comprenons du jeu de dupe codifié) sera de l'ordre du bon timing. Ah, mais quand la chose passe pour inaperçue, comme glissant d'elle-même dans l'échange, la garantie du succès n'en est vraiment que plus belle, plus probante ! L'amitié se trouve ainsi totalement corrompue, mais quel pied ! On a baisé l'autre et l'autre nous béni. Que demander de plus ?
Toute langue est mensonge, lit-on dans la Bible. Le silence est d'or et la parole d'argent proclame une sagesse populaire... etc (l'ambivalente bénédiction-malédiction dont parle Bourdieu, voir note 5).
Tandis qu'ouvrir sa bouche, c'est gagner ses légions.
Pourquoi certaines fois assiste-t-on à des joutes dignes d'arènes ou de bestialité. Ça gueule, ça crie, ça monopolise, ça invective et ça ne baisse pas les bras. La victoire ou la transparence au bout du chemin... parfois le plus court, sans fioritures, à coups de coupe-coupe. D'où la tentation du mensonge, à toujours prétendre que du plus banal jaillit la plus noble singularité... Je ne dirai plus avoir changé de chaussures mais, mettant à contribution quelque miraculeux ebay que ce soit, je dirai avoir dans les pieds les baskets de Nadal en quart de finale à Roland Garros. Et je deviendrai celui qui.
Pourquoi nombre d'entre nous préfèrent plutôt se taire et laisser à son propre égo le soin de l'indulgence – speaking or not speaking, comme en amour. Pourquoi aussi le roman, cette vie romancée, prime faveur de la parole multiforme. Et sans doute pourquoi la véritable amitié est si clairsemée et peu bavarde. C'est la part du ressenti de chacun, de l'authentification ou du crédit qui fera, quelque peu, qu'on est celui que l'on prétend.
Capital
Mais pas si facile de rabaisser son caquet. Et quitte à tout perdre – toujours par cette singularité obligée –, nous n'hésiterons pas à nous dénigrer, à conter par le menu nos défaillances, nos manquements, nos erreurs, nos travers. Cette mise à nue n'est en aucun cas une mise à mort, bien au contraire ! Elle n'a pour autre but que de nous révéler aux autres, que d'exister. Cela fait même partie de l'arsenal retors de qui cherche coûte que coûte à asseoir une particularité, à captiver, à intéresser.
Tout l'art discursif de la manipulation, une fois encore. On voit souvent cela chez Agatha Christie, les fins conteurs. Et, plus étrange, chez le chimpanzé quand il se force à rire à quelque répartie douteuse [4] (ce que nous faisons à longueur de journée, par retournement d'une intelligence à ne vouloir vexer personne).
Oui, parler c'est révéler son unicité. 7 milliards de Terriens et Moi et Moi.
On a tous vus cette publicité de l'individu qui toque depuis l'intérieur de la télé à notre adresse : « Eh, ho ! Je suis là ! C'est à toi, et toi seul que je parle ! ».
Et ça toque encore et encore. À tout va. Toc-toc, y'a-t-i quelqu'un ?
Nous sommes tous uniques et c'est cela qui nous appartient de dire ou de chanter aux autres, en 16.000 ou 50.000 mots jour. Ah, sortir du lot, la belle complexité ! Une photo dans un magazine, un article dans la presse, un Twitter, un Facebook, un blog remarqués, et nous voilà sitôt propulsés de l'état de néant au particularisme de la plus haute reconnaissance, que nous le voulions ou non.
Exister, aux yeux de la multitude.
Je n'ose imaginer pareil instant me propulser du milieu populaire à celui des dominants... Tu parles d'un « Capital linguistique » [5], mon neveu ! Mais là, faut pas trop rêver.
[1] http://fr.answers.yahoo.com/question/index?qid=20110226084028AAmREjA (un sous doué à l'Élysée ?)
[2] Ouvrant un autre débat, on notera, dans nos sociétés patriarcales, de quel talent et avec quelle énergie la femme doit faire montre pour verbalement s'affirmer
[3] Film de Mankiewicz avec Laurence Olivier et Michael Caine, 1972
[4] http://www.futura-sciences.com/fr/news/t/zoologie/d/quand-les-chimpanzes-rient-pour-ne-vexer-personne_28502/#xtor=EPR-17-[QUOTIDIENNE]-20110307-[ACTU-quand_les_chimpanzes_rient_pour_ne_vexer_personne]
[5] In Ce que parler veut dire, Pierre Bourdieu, Fayard 1982
On lira aussi : La pertinence et ses origines cognitives. Nouvelles théories de Jean-Louis Dessalles chez Hermes-Lavoisier, 2008. Voir aussi : www.simplicitytheory.org ; j'avoue plus ardu dans son approche.
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