mardi 12 avril 2011

Souris ! L'espoir au bout du rouleau de printemps

Mourir de faim
J'ai toujours voulu mourir un vendredi, en mai, le douze, dans l'immédiat après-midi d'une chaleur brutale. Recroquevillé comme pas deux, comme une île des Kiribati, Howland ou Tarawa, loin.
De dire les choses sur le long terme d'une indolente insolence n'est possible que par chance d'appartenir à cette société de l'abondance. Il en irait différemment si ma faim tenait à un fil. Pour “ma part”, j'aurais toujours plus ou moins quelque chose à grignoter, ailleurs c'est loin d'être le cas pour nombre de mes contemporains.
C'est chaque fois pareil, je suis repus et là-bas une femme calme la faim de son enfant en confectionnant une galette de glaise. Hier le Biafra, le Darfour, l'Afrique subsaharienne. Aujourd'hui le Mexique, Haïti, le Kazakhstan, les pays arabes au bord de l'émancipation. Comme si la malnutrition rurale d'hier s'installait au cœur des villes, touchait cette fois les ouvriers, les employés de nos cités. Les classes moyennes.
Ils descendent dans les rues, récriminent contre l'augmentation des produits de grandes nécessité comme le lait, les céréales, les œufs, la volaille... Ils brandissent des baguettes de pain, exit ce manifestant dans les rues de Dakar en avril 2008.

                                                          Marche contre la vie chère, Dakar 26 avril 2008 @ afp

Les chercheurs [1] expliquent cela par l'abandon des cultures vivrières au profit d'une agriculture dédiée aux biocarburants, mais aussi par ce qu'ils appellent « l'homogénéisation » des habitudes alimentaires – grosso modo, nous mangeons désormais tous pareils. Ils expliquent cela cependant que les intéressés continuent de crever de faim ; image vectorielle du on-sait mais on-ne-fait-rien (vectorielle par le fait qu'elle s'inscrive à l'appui de maintes courbes et diagrammes associés).


La fronde de la middle class
Longtemps, j'ai pris l'Amérique pour cet eldorado où personne ne travaille mais jouit de la vie comme pas deux : belles bagnoles à pneus crissant, espaces légendaires, ranchs et Côte Ouest.
Là-bas, les grandes manifestations d'octobre dernier sur les retraites, comme nous savons faire en France, seraient i-ni-ma-gi-na-bles ; le mot grève encore plus improbable. Because politiquement incorrect, interdit. Because la puissance des richissimes frères Koch opposés à tout syndicalisme, because le choix des Républicains, du Tea Party.
À la manœuvre, le gouverneur du Wisconsin, apôtre de l'intransigeance des frères Koch, le généralissime Scott Walker. Seulement début mars 2011, le onze, c'est le coup de semonce : ratifiant une loi pratiquement calquée sur les plans d'austérité européens, Walker s'attire les foudres de la populace, et plus particulièrement de la middle class. Dès le lendemain, 70.000 enseignants, jeunes, employés des services sociaux, étudiants, retraités battent le pavé devant le Parlement du Wisconsin, à Madison.
Que dit cette loi qui contraint les 14 sénateurs démocrates (du camp d'Obama) à quitter le Wisconsin afin d'éviter qu'elle ne soit abrogée ?
Un, que des coupes drastiques doivent être opérées dans la couverture santé pour les familles à faible(s) revenu(s) ;
Deux, que les fonctionnaires sont obligés de cotiser davantage (+ 8%) pour leur retraite ;
Trois, que le rôle des syndicats doit se limiter aux seules négociations salariales, autrement dit à rien, (et non plus aux questions liées aux congés, aux pensions...), avec interdiction à ces derniers de prélever automatiquement les cotisations sur la fiche de paie de leurs adhérents.

                                                                                          Walk like an Egyptian / Madison © Google images

Mais la fronde ne s'arrête pas là, elle gagne peu à peu l'Ohio, l'Illinois, l'Iowa, l'Indiana, le Tennessee et fait sortir de sa réserve Obama soi-même. Si une grève générale venait à s'amorcer, prévient-il, l'impact en serait si grave que les militaires ne toucheraient pas l'intégralité de leur solde, les parcs nationaux, les musées, les instituts de recherches fermeraient tout bonnement leurs portes, les centres nationaux de la santé n'accepteraient plus de nouveaux patients et ne lanceraient plus d'essais cliniques.
Gain de cause obtenu ric-rac ce vendredi 9 avril, jour où l'accord sur les dépenses budgétaires a été conclu au Congrès, évitant de peu la paralysie des États-Unis.


L'humanité ne produit des optimistes que lorsqu'elle a cessé de produire des heureux  [2]
Je vis dans un pays, la France, qui me donne à manger, qui m'accorde une couverture santé, un régime de retraite et le droit de me syndiquer ; ce qui n'est pas le cas partout dans le monde.
Et pourtant, tout cela ne saurait me faire oublier ni la cherté des produits alimentaires de prime nécessité ; ni l'amincissement des droits en matière de santé, de retraite ; ni l'ascendance limitative des manifestations, si importantes soient-elles. Parlant à tout va d'homogénéisation, nous réduisons la planète à une vaste contrée tôt ou tard mue par les mêmes effets, les mêmes douleurs (À tel point qu'il est quand même stupéfiant de distinguer les démocrates des républicains, et vice versa ; comme si un républicain ne pouvait être démocrate et un démocrate républicain).
Et voilà soudain que, dans ce concert, je m'entends dire : « Allez, souris ! Tout va bien, tu es d'un pays riche. »
Mais d'où vient ce clairon d'optimisme à marche forcée dont – si nous nous en tenons à ces cercles d'économistes en vogue [3] – il faut désormais faire montre ? Que diantre, sortons du burn-out latent, dixit le dernier Médiateur de la République, Jean-Paul Delevoye ; émergeons de cet épuisement collectif, viles ténèbres tétanisantes ! Affichons notre “antidéclinisme” de circonstance ; comme c'est le cas du cancéreux qui résorbe sa maladie par excès d'optimisme.
Jean-Hervé Lorenzi, président du Cercle des économistes, le chante à tue-tête, le message aux Français est on ne peut plus simple, nous vivons « dans un pays qui a créé 600.000 entreprises l'an dernier, qui a des enfants, des médailles Fields... Un pays où il fait quand même bon vivre... même s'il souffre d'un mécanisme d'exclusion – 8 millions d'exclus sur 65 millions d'habitants – inacceptable, unique dans l'ensemble des pays développés » [4].
Il est vrai qu'à part cela, tout baigne.
« Les réseaux sociaux sont de puissants leviers, en France comme ailleurs dans le monde. De petits groupes d'individus éclairés, instruits, gourmands de culture, d'économie... échangent sur un avenir meilleur », enchaîne sur le même ton l'éditorialiste de Centre France, Philippe Rousseau.
Mais alors, serions-nous de ce siècle qu'il nous faille à ce point ignorer les Lumières d'Illuminati inspirés ? Serions-nous à ce point neuneus qu'il nous faille fermer les yeux sur les fins de mois à rallonge, les misères à répétition ? Serions-nous les enfants gâtés de la farce qu'il nous faille nous entendre dire que c'était pour rire, que le Fabuleux destin d'Amélie nous pouline enfin dans le sens du poil ?
Suggérons seulement à ces hommes de grande culture d'aller cultiver leurs caddies dans les rayons des supermarchés... avec maintes précautions : ne pas craquer plus d'une centaine euros sous conditions de ressources et d'exigences d'une famille de quatre personnes [5]. Au jeu du déniche-nouilles-les-mois-chères, au jeu du premier-prix-pas-encore-assez-bas, on verra bien qui le dernier perdra le sourire. Parce que ce jeu-là c'est du même acabit qu'un leitmotiv qui revient tous les trois quatre jours.


Démagos contre intellos
Je ne sais.
Comme je ne sais s'il faut se taper le ventre du revers de sa pensée.
Comme je ne sais s'il faut se fier à son instinct ou se contenter de regarder passer les nuages sur l'écran de son iPhone.
De toute façon, ça ne coûte rien d'essayer, d'être optimiste. Paraît que ça rend les dents blanches et les enfants joyeux. Paraîtrait même que l'enseignement fera bientôt partie du cursus des amphithéâtres de LMD.
Pour l'instant, j'ai dans la tête cette vieille chanson de Gabin :



Je broadcast myself de ce doux parfum d'incertitude et je me dis qu'on entretient ses rêves comme on entretient l'espoir de les vivre – et la crainte de les affronter. Ces salopards ne sont jamais tant vivaces qu'en ces périodes végétatives. Mais, comme dit l'autre, c'est toute la problématique du désir. Désir d'en bas, du ras des pâquerettes ; désir d'en haut, un cran au-dessus du middle rank.
Jamais content... d'une autre chanson.



[1] On lira L'état de l'insécurité alimentaire dans le monde, 2010 de la FAO, site : http://www.fao.org/docrep/013/i1683f/i1683f00.htm  
[2] Le paradoxe ambulant : 59 essais, Gilbert Keith Chesterton, Actes Sud, coll. Le cabinet de lecture, 2004
[3] Karine Berger et Valérie Rabaud (Les Trente glorieuses sont devant nous aux éditions Rue Fromentin), Bruno Tertrais (L'Apocalypse n'est pas pour demain aux éditions Denoël), Michel Godet (Bonnes nouvelles des conspirateurs du futur aux éditions Odile Jacob), l'inoxydable Alain Minc (Un petit coin de paradis aux éditions Grasset)...
[4] Interview d'Yves Carroué pour Centre France, 9 avril 2011 ; on lira également l'article de Denis Ranque (ancien patron de Thalès) sur tousoptimistes.com : http://tousoptimistes.com/?p=1226  

mardi 5 avril 2011

La 5ème roue du chariot


  
Il est des signaux que l'on m'envoie et que je peine à décrypter et qui, pourtant, me sont si familiers. Paradoxe où l'essentiel des choses rivalise souvent avec le simple fait de désherber, de peindre une grille, de promener son regard depuis un belvédère, de pêcher à la mouche, de dire bonjour à son voisin, de prendre le frais, de croquer une tomate sur pied.
… Ainsi la course du temps dans la lenteur des jours.


Le souffleur
Souffleur – (1549) personne chargée de prévenir les défaillances de mémoire des acteurs.
Un écrivain ne sert à rien, sinon ça se saurait et il y aurait nettement moins de bouquins. Le livre serait un objet d'autant plus précieux qu'on viendrait de très loin, un peu comme à Christie's, un peu comme pour un vase Ming, un collage de Peter Beard. Ne s'en porterait pas acquéreur qui voudrait. Il faudrait s'en donner les moyens. C'est aussi, dans une moindre mesure, ce qui arrive la première fois qu'on lit un texte, on devient en quelque sorte son découvreur. Vainement, tant les étalages des libraires restent sans fin.

                                                                                                   Dali Accident on 125th street, NYC, 1963 /
                                                                                                        Peter Beard © Christie's catalogue

Le travail de l'intellectuel de profusion (telle que nous la connaissons aujourd'hui) est une fiction qui ne nourrit pas son homme. Ce bouillonnement neuronal ne confère nul statut ; retenons ces aigrettes de pissenlit qu'aucun enfant ne disperse, las du jeu. Plus profondément, le travail intellectuel ne sert à rien tant que sa version manuelle ne l'a pas validé – l'écrit se fait ouvrage, la toile peinture, le cliché photographie, l'auteur artisan. Les mains de l'écrivain se crevassent alors de la dureté de sa peine ; il peut gagner son ciel, comme dans les contes de fées.
Mais on le sait bien, ça ne sait rien faire d'autre, un écrivain. Ça se met dans la peau de n'importe qui ou de n'importe quoi, ça noircit de la ramette ; à part ça... Tenez, parlez-en à votre conseiller de Pôle Emploi.
-  Vous recherchez dans quel domaine ?
-  Écrivain.
-  Oui, un peu comme ma belle-sœur, factrice sur ISS Entreprise.
-  Non, sans blague !
-  Moi aussi, sans blague, elle est intérimaire à Inter.
-  Tiens, ça rime.
-  Vous trouvez ?... Pigiste en balnéothérapie fonctionnelle, ça vous dit ?
-  Ah oui, c'est quoi ?
-  La plonge.

Dans ce cas, à quoi me sert d'écrire quelque chose comme :
« L'aube néfaste n'efface ni mes frasques et la faconde qu'un clair soleil emporte haut »
ou
« Monsieur, je ne vous permets pas ! s'enflamma-t-elle plus rayonnante que jamais » ?
Rien.
Juste cette idée qu'au départ je croyais dur comme fer au récit, à ce dialogue. Personnellement (j'adore ces lapides loqui), personnellement, j'écris, je ferme, quand vais-je relire ? Jamais ou presque. C'était juste histoire de coucher sur le papier ce qu'un échange synapsique totalement indépendant de moi s'est permis de me souffler et que je prends pour argent comptant. Mon cerveau a fonctionné, j'en suis extrêmement fier.
-  Très bien, cher monsieur, voici votre accessit !
T'as qu'à y croire...
Et quand bien même vais-je bâtir l'histoire qui tienne la route et que je juge porteuse d'inédit, quand bien même l'alignement de ces quelque cinq cents pages, fruit d'un “travail” suivi avec ses valses hésitations, ses reprises, ses rejets qu'on appelle cure d'amaigrissement, ses allers-retours Terre-lune... rien.
Ma pensée ne vaut pas tripette.


Le stand de tir
Comprendre cela demande des années d'orbite.
L'image qui fédère généralement est celle du mec qui refuse de vieillir, qui n'accepte pas de voir son crâne se dégarnir, les taches sur ses mains. Mon cerveau a beau être la plus belle machine jamais conçue, il est pure ineptie de croire à sa maîtrise, sa portée. Pourquoi nous avons le bon goût de dissocier l'esprit et l'âme de l'enchevêtrement neuronal conceptuel.
Disons que l'esprit c'est ce qui vient quand on lit le texte, l'âme quand on referme le livre sur la dernière phrase. Ici le lecteur a beau jeu, et c'est même tout l'intérêt et l'inassouvissement de la lecture – ce passage de l'émotion au joyau. Rapporté au cinéma, voyons avec quelle rapidité les films se délitent, et ceux que nous mémorisons en poignée vivace. Les livres que nous portons se comptent aussi sur les dix doigts.
Dans le florilège des compositions de tout poil auquel un écrivain peut, libre à lui, s'adonner matin-midi-et-soir comme l'ordonnance d'un trop-plein plus ou moins perturbateur, une tête bien remplie est totalement impotente dès lors qu'elle est étrangère au cénacle ambiant. Sa prose est aussi féconde qu'une éjaculation dans le vide. Ça rappelle les tirs de fêtes foraines à tous coups perdants (l’œuf étant le ballon), à moins de : tomber sur la bonne carabine, viser la bonne case ou venir avec sa propre carabine, ce que refusera systématiquement le tenancier. Passer son bonhomme de chemin et se dire qu'il n'y a pas marqué la Poste part également d'une autre résolution.


Le lanceur de javelot
En marge de ces méandres, je l'ai maintes fois dit, la culture est intensivement productive pour qui s'y adonne. On ne sait jamais qui, du champ de blé ou du vent, nous est le plus profitable. Ni même l'instant où, par bonheur, une vétille scintillera de sa gloire indélébile. Mais dans la masse de ce que nous sommes amenés à lire au cours d'une vie – à écrire pour certains [1] –, force est de constater qu'ainsi sustenté, notre esprit vagabonde au gré d'humeurs qui lui sont propres et dont nous serions bien incapables de dire où se trouve la source. Si ce n'est que nos chères lectures, nos écrits fomentent souvent d'eux-mêmes l'objet de nos réflexions, j'en veux pour preuve ce que je lisais pas plus tard que cette après-midi sous le clair soleil.
Chapitre « Le fascinant fantôme de la liberté », je m'instruis de L'art difficile de ne presque rien faire du nivernais Denis Grozdanovitch [2] (Auparavant, j'ai corrigé l'impression de ce que vous lisez). Et voici sur quoi je tombe, citation de Samuel Buttler :

Comme nous connaissons mal nos pensées !... Oui nous connaissons nos actions réflexes – mais nos réflexions réflexes ! L'homme, parbleu, s'enorgueillit d'être conscient ! Nous nous vantons d'être différents des vents, et des pierres qui tombent, et des plantent qui croissent sans savoir comment, et des bêtes errantes qui vont et viennent, suivant leur proie sans l'aide, il nous plaît à dire, de la raison. Nous autres nous savons si bien ce que nous faisons et pourquoi nous le faisons ? J'imagine qu'il y a quelque chose de vrai dans l'opinion qui commence à se répandre aujourd'hui, selon laquelle ce sont nos pensées les moins conscientes et nos moins conscientes actions qui contribuent surtout à façonner notre vie et la vie de ceux qui sortent de nous. [3]

La lumière est belle et bien là, au bout de cette dictée à voix multiples – exercice quasi involontaire, comme tombé tout cuit dans le bec, sceau d'une sorte d'écriture automatique. Et, croyez-moi, ça vaut son pesant ! On peut même rapprocher cela de l'effet tunnel bien connu en physique quantique : de par sa double nature, l'objet corpusculaire qui vient à buter sur un obstacle donne le relais à son alter égo ondulatoire qui, lui, le traverse comme s'il n'existait pas.
Cette lumière ne s'apprend pas, elle passe et nous illusionne d'effets d'optiques remarquables. On se laisse bellement éblouir, et c'est tant mieux ; tout bénéfice !

Tu as tout à apprendre, tout ce qui ne s'apprend pas : la solitude, l'indifférence, la patience, le silence.
Georges Perec, Un homme qui dort [4]

Mais aussi quel lanceur de javelot pour venir toucher l'oiseau sur un fil ?
L'écrivain est aussi futile qu'un athlète s'entraînant à cela ; sinon pour la beauté du geste, la fulgurance de s'en croire capable.
Et dire que nos gosses planchent à longueur de journée sur des scolies qu'ils décryptent au possible mais ne leur sont en aucun cas familières ! Lecture et écriture valent quand même autre chose que de vagues notes, ou l'étroitesse des cercles. Leur a-t-on jamais dit la fermentation, l’œuvre au noir (sur blanc) auxquels le librettiste, le romancier, le poète s'adonnent aux feux rouges, dans l'endormissement d'un siège de coiffeur ou sur l'appareil de n'importe quel bout de papier ? Parce que ça sort, et qu'à tout bout de champ ça peut tailler la route ou s'embraser.
Les paragraphes, le complément circonstanciel et le présent du subjonctif ne sont rien sans la faveur de dame nature qu'on dira petite voix ou don. Quel auteur n'a pas rallumé la lampe parce que son oreiller se complaisait au supplice d'une brève d'urgence ?
Alors non et bien au contraire, la sainteté ne sacrifie rien au sacrifice, l'écriture non plus. Elle vibrionne de toutes ses vibrisses, plus réceptive que l'émotion elle-même. Elle est.
Je me rappelle cet Apostrophes [5] où Soljesnitsyne – Nobel 70 – expliquait qu'au fond de sa prison, et bien qu'on le privât de tout papier, il composait mentalement à partir de ce qu'il avait mémorisé au long des jours. Sa liberté recouvrée, il n'eut plus qu'à réciter son livre, le publier : L'archipel du goulag.


Le témoin
Décidément, ce collage de Peter Beard est très parlant [6]. Il transcrit magnifiquement nos Fluctuat nec mergitur. Mais un jour – Brassens ou non – tout cela aura disparu. Nous-mêmes nous ne serons plus ; que nous ne nous étions pourtant pas débattus ! Les uns jouant aux chefs, les autres à la cinquième roue du chariot, il restera de nous ce qu'il reste de notre généalogie.
Passé ce recul, on en comprend mieux l'objet : ici le pouvoir ou l'écriture comme limite de son propre assouvissement. Tout à fait comparable à la sexualité en tant qu'intarissable jouissance pour ultime preuve d'enfantement.
… Qui lit encore les sueurs d'Agricol Perdiguier, les colères de dom Armand-Jean Le Bouthillier de Rancé, les coquineries de Nicolas Restif de la Bretonne, le prix Fémina de Marguerite Audoux, le lyrisme d'Anna de Noailles, les célébrités de Saint-John Perse ?
Qui lit encore ?
T'as qu'à y croire...
 
 
Je le disais in petto, on peut très bien prendre un battement d'ailes dans le cerisier, La montagne de Ferrat, Les Copains d'abord, une pincée de vieux vers, une Première Gorgée de bière, le transat d'une sieste méridienne pour bondieuseries d'éternité et s'en retourner guilleret à la fortune du pot. Personne ne nous en voudra (surtout pas soi-même), l'ouverture d'esprit nous en saura gré et nous serons quittes.
Quitte à reprendre, quitte à sonner du marteau sur l'enclume, quitte à battre le fer dans l'isoloir de sa forge et prendre le recul qui sied à l'artiste. C'est du vent tout cela, bizarreries de tournoiements dans lesquels se perdent des cris de corbeaux, des brises d'algues, des aspérités d'écorce, le florès des moissons, le transport des récréations. C'est du vent, mais quel charivari, quelle invite !





[1] Ne dit-on pas qu'un Français sur deux s'adonne à l'écriture... ?
[2] Denoël 2009
[3] Ainsi va toute chair, Samuel Buttler, Folio 2004 (c'est moi qui souligne)
[4] Folio 1990
[5] du 11 avril 1975
[6] d'où sa mise à prix de 25.000 €

samedi 26 mars 2011

Éloge hélas

Les textes qui font plus ou moins état d'un éloge désuet mais fort rassurant – éloge de la paresse, de l'insomnie, de la lenteur, du rien, de la faiblesse, de l'ombre, de la fuite, de la gentillesse, du sensible, de la vieillesse, de la différence, de la sieste, du silence, de la douceur, de l'oisiveté, de la fadeur... – ou d'un petit traité d'usage contraire aux idées reçues – petit traité de la vie intérieure, de la désinvolture, du pastis, de la connerie, de la désobéissance... –, tant que ni l'un ni l'autre, ni de l'éloge ou du traité ne relèvent d'aucune subversion, il est brillamment admis d'agrémenter la chose de citations de poètes chinois.



Wang Hui-chih et la bande
Ainsi verra-t-on Wang Hui-chih, fin lettré du Vème siècle, Chang Ling Wen et autres Jiu Peng Lei... poser en haïkus heureux, en accolades, la pastorale d'un confucianisme tombant à pic.
De Wang Hui-chih, cette délicieuse formulation, exergue de l'homme d'en-bas qu'un bouquetin entraperçu tente d'équilibre :

« La lune rouge
  Élixir des montagnes bleues
  Prends le large, fuis ».

Avec ses trois vers, Wang Hui-chih sert aussitôt d'ouverture entre le maître et son élève, introduit le thème que l'on devine. Et nous voilà en selle, cautionnés, armés, audacieux pour enchaîner l'objet de sa leçon. Parce qu'il faut bien le dire : on ne traite d'éloge qu'à ce précepte que l'on entend donner.
Prenons celui de la faiblesse et rendons-nous compte de cette force avec laquelle il convient de faire preuve dans la persuasion. Je ne peux dire à quelqu'un sois faible et tais-toi. Il faut bien plus, sinon la leçon qui fera que l'on ne voyait effectivement pas les choses de la sorte. Dans ce cas précis, la Bible (depuis l'autre joue qu'il faut tendre aux arguties de sa propre petitesse dans le concert de l'univers) nous invite, elle aussi, à suivre le chamois qui connaît le vrai chemin.

                                                                                     Conversations avec la montagne / Shi Tao @ google images

On le voit, du texte fondamental au poète chinois du Vème siècle, la porte m'est grand ouverte. Je n'ai dès lors plus qu'à m'engouffrer dans la voie royale qui ne me plaira rien tant que d'enseigner à mon tour.
J'ai cité Wang Hui-chih [1], j'aurai si bien pu développer de subtilités sur un autre de ses condisciples. Les pages ne manquent pas et la matière non plus. Pourquoi s’embarrasser ?


Meng Haoran
Dans Visite à un ami dans sa maison de campagne, le poète Tang, Meng Haoran [2], par un certain éloge de l'amitié nous convie à la grâce du sensible qui nous atteint en ces saisons dont le cœur s'éprend parfois :

« Des arbres vigoureux entourent le village qu'il habite d'une verte ceinture ;
On a pour horizon des montagnes bleues, dont les pics se découpent sur un ciel lumineux.
Le couvert est mis dans une salle ouverte, d'où l’œil parcourt le jardin de mon hôte ;
Nous nous versons à boire ; nous causons du chanvre et des mûriers.
Attendons maintenant l'automne, attendons que fleurissent les chrysanthèmes,
Et je viendrais vous voir, pour les contempler avec vous. »

Partant de cet extrait du Livre des Odes, le « Shi Jing », je dispose désormais du plan sur lequel j'étaierai sans mal tout ce que je veux.
Parlerai-je de la vieillesse qu'il me sera facile de prétendre que la véritable amitié se poursuit au long de la vie, ne serait-ce que par l'élaboration de projets communs ou de rendez-vous futurs – tenus ou non, qu'importe, ils ont été posés comme tels.
Et comme cela de la paresse (les deux amis coincent la bulle en pleine éveil de leurs sens), de l'insomnie (du régal de leur amitié partagée, rien dit qu'ils n'en veillent pas à se remémorer l'heureuse lumière entrevue), de la différence (ils savent combien l'amitié se contente du peu dont elle use parfois avec luxe patience), de l'irrévérence (quand ils mesurent cette chance qui leur est offerte de s'épancher en improductivité alors qu'autour d'eux le monde se débat en vaine lutte)... Et cætera.


Une mise en bouche...
On se rend bien compte qu'entre ces deux extrêmes (prenons pour exemple la fuite et l'engagement) l'éloge de l'un n'est pas si éloigné de celui de l'autre. Ce qui ne veut pas dire que la fuite réside dans l'engagement et vice-versa. C'est plutôt dans la finalité que les deux se rejoignent plus souvent qu'on ne le pense. Et de se poser la question : Qu'est-ce qui justifie l'un plutôt que l'autre dans le ou les moyens d'y parvenir ?
Communément admis, je vais préférer fuir dès lors que j'en tirerai les bénéfices (paix, tranquillité, annihilation de ma peur, report pour des temps meilleurs...) ; de même jugerai-je nécessaire de m'engager pour précisément arriver au même résultat : ici, vaincre ma peur, me battre pour gagner ma tranquillité, pour préfigurer la paix... C'est exactement tout l'enjeu des éloges que de démontrer leur viabilité dans l'aboutissement que leur contraire m'aurait également procuré. En insistant sur ce caractère, les auteurs vont alors s'évertuer à prouver que l'oisiveté n'est rien d'autre que la mise en bouche du travail à venir – soit par manque (suite à une longue maladie...), soit par lassitude (des vacances qui s'éternisent...) soit par cette distraction qui fait qu'à un moment donné il convient de prendre le recul nécessaire plutôt que bâcler.
On fera l'éloge de ce qui s'apprête à nous projeter de l'avant. Avec tout le discernement que cela suppose, on en sera d'autant plus conscient que l'on prendra la chose pour un tremplin, un rebond.
Qu'on le dise ou se l'interdise, l'éloge de la laïcité, voire l'éloge de l'athéisme, conduit obligatoirement sur les sentiers de la religion, voire de la foi. Ce contexte n'est sitôt posé – la défense de la laïcité ou de l’athéisme – qu'il faut bien admettre que leur justification passera tôt ou tard par leurs opposés. La balance trouvera son équilibre dans objet convoité, c'est-à-dire ce vers quoi tend la laïcité dans un cas, la foi dans l'autre et qui, finalement, leur est tant commun. Alain aurait certainement évoqué le fameux bonheur. On peut également parler de combat, de reconnaissance ou de bien-être personnel.
Pareillement, l'éloge de l'insomnie arguera en faveur du temps passé à ce que l'autre ne peut réaliser puisqu'il dort, tandis que l'éloge du sommeil pinaillera sur un esprit reposé apte à obtenir ce que l'insomniaque fatigué ne parviendra à faire. Réaliser, faire, obtenir voilà bien – de manière schématique – la source commune aux deux.


Qui ne mange pas de pain
Mais alors, à quoi sert un éloge ?
On l'a vu avec nos Chinois puis avec nos chinoiseries, l'éloge c'est avant tout marquer du sceau de sa différence la platitude des jours. Et c'est un exercice dans lequel abondent nombre d'écrivains et que les scénaristes manient à merveille appliquant leur loi des contraires (pensons à Dîner de cons).
L'éloge dessert principalement l'auteur qui s'y emploie, tant on voit mal comment adopter à la lettre, dans la vie de tous les jours, ce qu'il prône. S'y conforme-t-il lui-même ? Rien n'est moins sûr. Pour autant, l'exercice de style reste passionnant. On invente des poètes, on crée de la matière à réflexion, on sublime le lecteur par quelques accroches, ça ne mange pas de pain et ça fait vendre.
On peut même ergoter de paradoxe ou de contradiction, le sujet s'adapte largement à toutes les formules ou presque. En ce sens, l'éloge vise davantage la mélopée du poème que la rigueur du propos. Ainsi, à chaque argument de l'auteur, il nous vient ce réflexe de prétendre quasiment au génie dans le même temps que l'on doute de sa mise en forme : on ne va quand même pas s'adonner à l'insomnie, à la vieillesse, à l'oisiveté quand on dort comme un ange, qu'on est encore dans la fraîcheur de l'âge et que ne pas savoir quoi faire de ses dix doigts conduit irrévocablement à s'emmerder.




[1] … qui, lui comme ses deux compères, n'existent pas plus que la perceuse à dix coups !
[2] Qui lui existât bien (691 - 740)

mardi 22 mars 2011

Aujourd'hui Léautaud ou Genet

Ne me demandez pas qui étaient Léautaud ou Genet, mais ce qu'ils seraient aujourd'hui. Auraient-ils vraiment toute latitude pour appliquer à la lettre leur esprit de fronde, leur désarmant décalage, en un mot leur licencieuse misanthropie ?
Ils seraient SDF édentés ; plus de Paul Valéry, d'amis se portant caution, perclus d'indulgence et de sourires amusés. Ils seraient clochards, trop saouls du matin au soir pour écrire une ligne, trop avachis pour joindre leur cerveau à l'utile de leurs excentricités. L'époque n'est plus à la marge. On est dedans ou on ne l'est pas.
Léautaud vivaient avec cinquante chats et une guenon, il écrivait à la plume d'oie à n'importe quelle heure du jour et de la nuit, il aimait les femmes mais ne pouvait s'en attacher aucune tellement son existence était farfelue, insociable. Genet avait pour tout viatique trois sous au fond d'une poche, un bout de papier avec trois quatre numéros de téléphone, il logeait à Paris dans des studios qu'on lui prêtait – la famille Bouglione notamment. Ils étaient tous les deux libres comme l'air, libres d'invectiver leur éditeur, libres penseurs. Il n'y avait rien d'autre qui pouvaient les en distraire : une radio grésillante, les journaux, un vieux fauteuil piqué de brûlures de clope. Ils menaient somme toute une existence d'heureux cloîtrés râleurs, avec pour bruit de fond les trains à vapeur de la grande ceinture, de lointaines cours de récré.
Le temps avait ses limites, ils en usaient avec l'indolente hauteur des grognons bourrus. Ils avaient peu d'exigences – une table, un lit. Avec 100 francs anciens, ils tenaient huit jours ; ils ne n'obtiendraient même pas du boulanger du coin une Fraise Tagada. Ils travaillaient à leur œuvre comme d'autres étaient Homme du Picardie ou bateleurs de foire. Sarcelles n'était encore dans les cartons que leur paisible ruche se tenait au fond du jardin, bien à l'abri des acacias et des herbes hautes. N'écrivant même pas quelque texte fondateur comme ceux d'Homère, de Diderot ou, dira-t-on, de Jonathan Littell, parodiant pleinement leur époque dans des romans interlopes ou des récits désuets. Bateleurs de foire, une fois pour toute.
Le livre n'est plus cela, l'auteur encore moins.
Aujourd'hui, nous vivons trop en sursaut, mus par d'invisibles réveils, distraits par mille et une choses, des gadgets en veux-tu en voilà, des trésors d'illusion et l'obligation de survie. Il faudrait être immensément riche, un mec comme Howard Hugues, pour pouvoir mener la vie qu'ils menaient. Ils seraient perdus dans la bande passante des publications, noyés dans la masse des blogs, des livres numériques. Ils seraient obligés de faire de la scène, cavaleraient pour une émission de télé dès lors que leur bouquin choirait pour une semaine au plus sur quelque étale, cabotineraient pour une pige. Au premier coup de gueule, on leur claquerait la porte au nez : va voir ailleurs si j'y suis.


Finalement, ils seraient au RSA. 466 euros par mois.
Pas plus malheureux que cela. Ils n'auraient en rien le caractère imposable que l'on prête aux travailleurs parcellaires, obligés quant à eux d'abouter ceci et cela pour joindre péniblement les deux bouts.
Ils fanfaronneraient Chez Gégène entre un rouge limé et le froid piquant du dehors chaque fois qu'entrerait ou sortirait un client :
- La porte merde ! Ça caille !
Leurs bouquins relateraient sûrement les joyeusetés de l'escadron. Ils joueraient aux Albert Simonin, glisseraient l'euro symbolique dans le bastringue et ça serait reparti pour un tour. Ils seraient de ceux que l'on croise et qui vous devisent du haut de leur blonde à bout doré.
- Vas-y, mon con. Cause toujours et va bosser.
Ils engrosseraient quelque précieuse qui verrait leurs droits sitôt repartir à la hausse. Et chacun chez soi. Le soleil inondant alors les trottoirs et la sieste qui va avec. Ils auraient pour eux la lenteur communicative des nonchalants qui se prêtent, à grand renfort de débinage, à l'éloquence d'un monde où, décidément, tout fout le camp. Rien moins en verve que de dénoncer la droite et la gauche, l'étranger et la haute, comme kif-kif et bourricot. Criant haut et fort que leurs certitudes valent bien celles de madame Trucmuche et monsieur Machin. Si ça se trouve plus Français que ces deux-là, et ne leur souhaitant, en aucun cas, de tomber comme eux dans la décrépitude, l'abandon et le marginalisme ; en gros, dans l'orchestration programmée qu'on leur fait subir.
- Oui, monsieur, pauvre et fier de l'être !
En tout cas, logés gratis par la mairie, soignés pile à l'œil, aidés de toutes les manières par la conscription de tarifs sociaux parfaitement ciblés. Rien à voir avec les clodos, les encartonnés de la rue, les laissés-pour-compte, les Cosette des bas-fonds, les Monte-Cristo des cachots à ciel ouvert. Deux mondes. Trente-six mesures pour les uns, une maraude pour les autres.


J'ai vu Léautaud [1] en vergogne des grands jours. La Loire paradait d'éclats insolents et ronchonneur au bibi mou digressait de silence sous le soleil. Il rêvait. Genet est arrivé pestant et maudissant la noria des poids lourds sur le vieux pont. Couvrant les remous que les arches pétrissaient, je les entendis parler de la Libye :
- Qu'est-ce qui z'attendent pour faire péter le bunker à Kadhafi ? Vraiment des bons à rien !
- C'est comme le Japon. Tu me feras pas croire qui peuvent pas éteindre un incendie. C'est voulu, tout ça !
- Bien sûr que c'est voulu.
- T'as été voté hier ?
- Voté ? Tu te fous de ma gueule !
- Tu parles d'une bande de zonards avec leurs élections à la con !
- Tu sais ce qu'on dit, mon Paul : « Nos plaies ouvertes saignent parce que les gens voient qu'un tas de connards à qui ils ne confieraient même pas un stand de hot-dogs dirigent leurs vies ».[2]
- Z'annonçaient pas de la pluie pour aujourd'hui ?... Et ceux-là, tu vas pas me dire aussi !

Discussion by Saint Nataly / fotocommunity.com 2008

En deux coups de cuiller, ils refirent le monde. Et le monde coulait à leurs pieds. Et le clocher sonna l'heure de l'apéro.
- J'y vois pas passer.
- Une drôle de rumba, mon Jean.



[1] Moins encore que Pierre Perret qui affirme avoir rencontré le « sauvage » de Fontenay-aux-Roses, alors qu'il n'en est rien :
http://bibliobs.nouvelobs.com/documents/20090129.BIB1245/perret-et-le-pot-aux-roses.html
[2] Les Rois écarlates, Tim Willocks, éd. de l'Olivier 1996

jeudi 17 mars 2011

Shibutsu Shūgō, An onze




La prière impossible
Japon [1]
An
Onze
Deux ou trois choses qui ne cessent de m'étonner : la nudité des Nippons qui ont tout perdu et l'apparente légèreté dont ils font montre. Quelle dignité et quelle leçon pour nous, Occidentaux, et autres Orientaux nettement plus démonstratifs ! Des villes d'un million de personnes rayées de la carte – imaginons Marseille, Volgograd, Adelaïde, Birmingham, Cologne, Bilbao, Palerme, Dallas en fétus de paille –, des scènes d'apocalypse, la terreur à venir et l'élégance avec laquelle ils nous interpellent.
« Ganam », dit-on là-bas, à l'appui d'une vertu signifiant à la fois la patience, la persévérance et l'endurance.
Ganam.
Ils ont beau posséder une technologie avancée, ils sont vraiment restés du Soleil Levant. À preuve, le premier ministre Naoto Kan venant s'exprimer à l'ambon devant les caméras. Il est vêtu d'une sorte de bleu de chauffe et s'incline devant les couleurs de l'empereur avant de commencer son exposé. Le regard d'Akihito est celui de Dieu. Tant que l'empereur est debout, le Japon l'est aussi.
On ne peut s'empêcher d'évoquer Hiroshima, Christchurch plus près de nous. Ces longs cortèges d'infamie silencieuse, comme une prière coincée en travers de la gorge. D'ailleurs, qu'est-ce qu'une prière peut être dans le sacrifice extrême – n'est-ce pas finalement la définition même de la prière ? – et l'aube d'une catastrophe nucléaire ? Alors, ils errent dans les rues, font d'interminables queue, cherchent le nom d'un parent sur d'incessantes listes, se tiennent cois sur une natte, un banc de métro.
N'invoquent-ils pas pour autant d'autres dieux, ne seraient-ce que ceux-là de leurs frères qui bûcheronnent comme des sourds avec les moyens dérisoires que l'on sait. Parce que tout est fait pour être relevé, parce qu'il ne restera de tout cela que les quelques ruines du souvenir ; si tant est que la Terre agrée de tempérance, fusse pour un temps.



Bâtons d'encens
L'espérance a-t-elle fui les cœurs que l'espoir les rassérène.
De partout, ils repartent ou repartiront de zéro. Ils vont réapprendre, en quelque sorte renaître. Ils sont unis par la même conscience, comme des yeux qui viendraient de brutalement s'ouvrir sur le dénuement le plus total. Le Japon est une nation forte, elle le sera plus encore.
Ils ne verront plus l'oiseau sur sa branche de la même manière qu'avant et le repos de la Terre sera pour eux l'occasion de brûler mille et uns encens. Mais comme tout cela est si loin, à des années-lumière d'élections ou de hausse des matières premières ; ancestrales futilités de nos vraies peurs. Ils n'appelleront pas cela une prière, pas encore.
Parce qu'il fut un autre temps où l'homme contemplait le tsunami envahissant les plaines vierges. Cet homme-là vivait sur les hauteurs. Aussi, quand la mer venait à se graver dans les estampes de Katsushika Hokusai, ils voyaient, au cœur de la furie, la beauté des éléments déchaînés. Qui sait, priaient-ils quelque Dieu d'en-haut de n'être en bas, à la merci de la monstruosité ?


La grande vague / Katsushika Hokusai (1760 - 1849)

S'en veut-il aujourd'hui, l'homme des rues de Tokyo ou de Sendai de n'avoir cette sagesse d'hier et la démographie qui allait avec. À lui tous les savoirs et la fragilité qui va avec. À lui les tours de six cents mètres [2] qui vacillent et finiront, de tremblement en tremblement, par choir. À lui les centrales en bordure d'océan, les espaces gagnés sur la mer, les ponts d'île en île.


Acédie

Désormais, plus rien n'est Dieu que Dieu Lui-même. Tristement Seul.
Eux, ils sont comme ces vieillards qui appellent leur maman. Ce qui revient au même, ce quelqu'un qui tient la main quand tout a fondu ; évaporé, volatilisé. Bêtement seuls.
Elle sera longue à revenir, la prière. C'est dire s'il en faudra de bourgeons, de printemps, d'oies sauvages et de moraines. Comme une langue qu'on tourne sept fois dans sa bouche avant de rompre le silence, elle en fera des tours de Terre. Voilà où ils en sont, murés dans le silence. Mais un silence noir, à l'aune de rien. Un silence de plomb ; jurant, dès lors, que d'en parler réduirait à néant les milliers de morts et de disparus. Un silence révolté, sans mots possibles, sans dialogue intérieur.
Vide.
De ce silence-là ne naît aucune prière.
Il faut simplement se figurer le dos calciné des collines de Provence que tout a fui. On a mal au ventre, on est pris aux tripes par la route qui serpente à travers ce désert de caillasses roussies. Le ciel n'a pas l'azur qu'il montre où ne croisent que les longs courriers. Et encore, nous ne faisons que passer, dans la vallée nous attendent les cigales.
Eux, ils sont le doigt de Dieu, le ressentent comme tel. Maudits de l'infamie silencieuse du sous-homme qu'ils sont devenus, qui leur fait courber l'échine. L'homme de la haute technologie rendu à l'état du primate peinant à se redresser. En une heure, on les a propulsés de dix millénaires en arrière. Pas même un slip de rechange, pas un raide, pas un rond. Qu'est-ce que le Shinbutsu Shūgō [3] dans tout cela ?
Ils n'en sont même pas au deuil, gagnés de la pire acédie qui soit.


Indéboulonnable
Leur prière revenue, ce sera longtemps celle de la mémoire. Plus indéboulonnable que n'importe quel monument aux morts. Viscéralement générationnelle et compulsive, mille fois Hiroshima.
Le cœur se remettra à battre.
La prière revenue, elle se fera d'elle-même, dans le silence éclairé de la foi en l'homme debout, en ce demain qu'il faut réapprendre et qui n'a jamais tant demandé de présence.




[1] La population exposée au risque au Japon passerait de 4 millions de personnes aujourd'hui [en 2011] à 7 millions en 2070, pour les États-Unis de 7 à 13 millions, pour le Vietnam de 2 à 14 millions, pour le Bangladesh de 1 à 17 millions, pour l'Inde de 5 à 28 millions et pour la Chine de 9 à 30 millions. Sources OCDE :
http://www.oecd.org/dataoecd/59/37/39729574.pdf
[1] Tokyo Sky Tree, 601 mètres au 1er mars 2011 (achevée à 634 m)
[2] Syncrétisme dérivé des deux principales religions au Japon, le shintoïsme et le bouddhisme

lundi 14 mars 2011

Speaking or not speaking



Pourquoi le rossignol chante-t-il jour et nuit, d'ailleurs plus dans la solitude de l'aube que le jour ? Réponse : pour se distinguer des autres oiseaux et plus particulièrement de la gente femelle. Son trille doit être une signature propre à lui et à lui seul. Il y va de son devenir et de la survie de l'espèce. Son récital n'ayant d'autre but que celui-ci.
Chez l'homme, c'est pareil.





Singulier pluriel
N'aurions-nous besoin que d'échanges constructifs, nous ne dirions réellement que très peu de choses. L'essentiel, et basta ! Fermez les rangs !
Pour autant, nous n'existerions qu'à l'état de robot : l'oiseau sur sa branche. Et encore, sans variantes de vocalises. Nous serions le “ Monochrome de Whiteman ” ; exit Légitimus. Plat, sans relief, laissant à son découvreur le soin de gamberger. Nous ne présenterions qu'une photographie de nous-mêmes, et pas la plus avantageuse, Sitting Bull dans son nu cadre.
Exister, c'est parler.
Raconter, blablater, causer, piaffer.


Singing nightingale @ Yuri Timofeyev / Fotocommunity 2007

Nous usons tous du tiers de notre temps d'éveil à parler. Mais parler d'une manière si futile qu'elle occupe la majeur partie de ce temps : pour faire simple, un individu prononce quelque 16.000 mots par jour, une grande gueule trois fois plus.
Prenons justement trois quidams, la conversation type. L'objectif de chacun étant d'exister par rapport aux deux autres, chacun clarifiera donc son langage d'une exclusivité qui lui sera propre. Exister en société, c'est d'abord raconter des histoires, écoutant certes [pour les meilleurs], mais monopolisant la parole par l'histoire qui créera la meilleure sensation ou restera dans le ton. C'est tout le contenu-contenant des talk-show ; s'agissant ni plus ni moins que de tenir son auditoire en haleine, deux, trois, dix minutes – cabotant plus encore à l'évocation d'applaudissements ou de vives réactions.
Parler revient au singulier du ou dans le pluriel.
Mais pas n'importe comment, l'usage répond à un ordonnancement parfaitement codifié.


Du bon aloi de la fable
Si j'énonce, à brûle-pourpoint, que mon enfant a eu 18 sur 20 en oral d'Anglais, les yeux s'écarquilleront d'incrédulité et j'aurais perdu tout crédit discursif : résultat sans appel, 0 sur 20 ! À redoubler ainsi de désastres en auto-proclamation, je suis quasi assuré de perdre une grande partie de ma crédibilité, de mon entourage.
À l'inverse et pour ce qui nous occupe, de deux choses l'une, ou je rebondis sur une question d'école, et là je dis que ma fille a eu 18 sur 20 parce que le professeur remplaçant ne note pas de la même manière et j'attire l'attention sur la subjectivité et tout ce qui en découle. Ou je me singularise directement par une réflexion sortant de l'ordinaire. C'est même là où ma compagnie risque de plaire, je passe dès lors pour celui qui sait, et qu'on n'hésitera pas à interroger en cas d'arbitrage. Il me suffira, par exemple, d'argumenter sur le fondé des notes pour justifier ou non la réussite de tel ou tel ; ce dont j'entretenais précisément ma fille qui me ramenait un 18/20 en Anglais, la mettant en garde de, ni s'endormir sur ses lauriers, ni renoncer à s'affirmer (exemple purement fictif). Vais-je ainsi conquérir mon auditoire en concluant par cet email qui circule actuellement sur la Toile, où l'on apprend que le président Sarkozy était un « élève médiocre », et plus en Anglais. La bévue d'un « Magnifical » à l'adresse de la reine d'Angleterre couronnant de ridicule notre Élyséen [1]... mais de chute et d'humour votre serviteur. Rien dit que la conversation ne prenne pas la tournure dont je serai en quelque sorte le maître de cérémonie.
De cette simple chose, du constat de la parole tombant à pic, voire de mon éloquence – si tant est que cette même éloquence ne paraisse pas liée à trop de forfanterie –, j'étaierai ce qu'il est convenu d'appeler le réseau de mes amitiés. Il ne sera plus question que du bardage d'un respect, à fortiori d'une singularité que l'on me reconnaîtra. Et ainsi de suite, de galerie en galerie, jusqu'à miner le terrain. On me prêtera d'autant plus que la plus infime maladresse passera pour une coquetterie, un esprit de répartie, histoire de se positionner à hauteur d'auditoire. Grandiloquence !
On le voit, tout cela, n'est que du vent. Et les girouettes ne manquent pas ; dixit La Fontaine.


Les experts ami-ami
Et nous sommes pratiquement tous plus ou moins experts à ce jeu de société. Une bonne tablée, quelques fauteuils garnis, nous voilà chevauchant les contrées de cette conversation qui nous plaît rien tant.
Un échiquier qui, forcément, sous-entend intensité et concentration. Et parfois la connivence d'une tierce personne ; rôle souvent dévolu à la femme qui s'écarte volontairement de silence pour mieux permettre à son mâle d'exacerber son talent, en gros de faire la plus belle roue qui soit. L'inverse étant possible mais nettement plus rare [2]. Aïe, pour l'égalité des sexes ! Mais encore et toujours le rossignol sur sa branche.
L'un digresse-t-il de fusion, que l'autre déclamera de fission. Morceau choisi, mais il faut bien comprendre la conversation comme une réaction d'atomes crochus et/ou comme une réaction en chaîne. Il semblerait même que l'on soit assis sur une source hautement plutonique et non plus sur un sofa d'endormissement. Dans Le limier, Mankiewicz offre, avec une maestria peu commune, un magnifique troisième rôle au spectateur lambda dans le numéro de voltige qui oppose lord Wike à Milo Tindel [3]. Tout va si vite et s'emballe qu'on ne peut que participer.
Parler, c'est comme partir en chasse d'un réseau de soutien. Un truc vieux comme le monde : s'entourer ou faire partie de l'intelligentsia revient ni plus ni moins qu'à recueillir les suffrages des plus forts. C'est exactement la même chose lorsque, autrefois, la femme préhistorique choisissait son partenaire en fonction de ses qualités de chasseur.


D'or et d'argent
John Irving prétend que « Sans culture, l'individu se surestime. Il devient dangereux pour les autres ». La culture... De la même manière, sautons-nous sur l'occase pour faire notre propre publicité sitôt que la chose vient à se présenter. Dès lors que je saurai le mettre en valeur dans n'importe quelle conversation, l'extraordinaire d'un instant pourra desservir toute une vie. Pour l'un ce sera d'avoir su éviter une catastrophe, pour un autre de s'être trouvé là au bon moment – les rescapés du tsunami japonnais –, ou d'avoir reçu les honneurs de telle ou telle personnalité : en gros, d'avoir sauvé la veuve et l'orphelin, d'avoir vécu l'instant I.
Et quel pied de libeller sa singularité du sceau de cet extraordinaire ! UNIQUE.
Tout l'art de la conversation (comprenons du jeu de dupe codifié) sera de l'ordre du bon timing. Ah, mais quand la chose passe pour inaperçue, comme glissant d'elle-même dans l'échange, la garantie du succès n'en est vraiment que plus belle, plus probante ! L'amitié se trouve ainsi totalement corrompue, mais quel pied ! On a baisé l'autre et l'autre nous béni. Que demander de plus ?
Toute langue est mensonge, lit-on dans la Bible. Le silence est d'or et la parole d'argent proclame une sagesse populaire... etc (l'ambivalente bénédiction-malédiction dont parle Bourdieu, voir note 5).
Tandis qu'ouvrir sa bouche, c'est gagner ses légions.
Pourquoi certaines fois assiste-t-on à des joutes dignes d'arènes ou de bestialité. Ça gueule, ça crie, ça monopolise, ça invective et ça ne baisse pas les bras. La victoire ou la transparence au bout du chemin... parfois le plus court, sans fioritures, à coups de coupe-coupe. D'où la tentation du mensonge, à toujours prétendre que du plus banal jaillit la plus noble singularité... Je ne dirai plus avoir changé de chaussures mais, mettant à contribution quelque miraculeux ebay que ce soit, je dirai avoir dans les pieds les baskets de Nadal en quart de finale à Roland Garros. Et je deviendrai celui qui.
Pourquoi nombre d'entre nous préfèrent plutôt se taire et laisser à son propre égo le soin de l'indulgence – speaking or not speaking, comme en amour. Pourquoi aussi le roman, cette vie romancée, prime faveur de la parole multiforme. Et sans doute pourquoi la véritable amitié est si clairsemée et peu bavarde. C'est la part du ressenti de chacun, de l'authentification ou du crédit qui fera, quelque peu, qu'on est celui que l'on prétend.


Capital
Mais pas si facile de rabaisser son caquet. Et quitte à tout perdre – toujours par cette singularité obligée –, nous n'hésiterons pas à nous dénigrer, à conter par le menu nos défaillances, nos manquements, nos erreurs, nos travers. Cette mise à nue n'est en aucun cas une mise à mort, bien au contraire ! Elle n'a pour autre but que de nous révéler aux autres, que d'exister. Cela fait même partie de l'arsenal retors de qui cherche coûte que coûte à asseoir une particularité, à captiver, à intéresser.
Tout l'art discursif de la manipulation, une fois encore. On voit souvent cela chez Agatha Christie, les fins conteurs. Et, plus étrange, chez le chimpanzé quand il se force à rire à quelque répartie douteuse [4] (ce que nous faisons à longueur de journée, par retournement d'une intelligence à ne vouloir vexer personne).
Oui, parler c'est révéler son unicité. 7 milliards de Terriens et Moi et Moi.
On a tous vus cette publicité de l'individu qui toque depuis l'intérieur de la télé à notre adresse : « Eh, ho ! Je suis là ! C'est à toi, et toi seul que je parle ! ».
Et ça toque encore et encore. À tout va. Toc-toc, y'a-t-i quelqu'un ?
Nous sommes tous uniques et c'est cela qui nous appartient de dire ou de chanter aux autres, en 16.000 ou 50.000 mots jour. Ah, sortir du lot, la belle complexité ! Une photo dans un magazine, un article dans la presse, un Twitter, un Facebook, un blog remarqués, et nous voilà sitôt propulsés de l'état de néant au particularisme de la plus haute reconnaissance, que nous le voulions ou non.

Exister, aux yeux de la multitude.
Je n'ose imaginer pareil instant me propulser du milieu populaire à celui des dominants... Tu parles d'un « Capital linguistique » [5], mon neveu ! Mais là, faut pas trop rêver.










[1] http://fr.answers.yahoo.com/question/index?qid=20110226084028AAmREjA (un sous doué à l'Élysée ?)
[2] Ouvrant un autre débat, on notera, dans nos sociétés patriarcales, de quel talent et avec quelle énergie la femme doit faire montre pour verbalement s'affirmer
[3] Film de Mankiewicz avec Laurence Olivier et Michael Caine, 1972
[4] http://www.futura-sciences.com/fr/news/t/zoologie/d/quand-les-chimpanzes-rient-pour-ne-vexer-personne_28502/#xtor=EPR-17-[QUOTIDIENNE]-20110307-[ACTU-quand_les_chimpanzes_rient_pour_ne_vexer_personne]
[5] In Ce que parler veut dire, Pierre Bourdieu, Fayard 1982
On lira aussi : La pertinence et ses origines cognitives. Nouvelles théories de Jean-Louis Dessalles chez Hermes-Lavoisier, 2008. Voir aussi :
www.simplicitytheory.org ; j'avoue plus ardu dans son approche.


lundi 28 février 2011

Eden Earth



Petit pot de potins


Le président sortant
Voici l'une des résidences d'été de Moubarak : le palais de Ras el Tin à Alexandrie. Évidemment, pas facile de quitter pareil pied-à-terre de 55.775 mètres carrés d'inspiration Renaissance italienne.


La façade (agrandir)


La salle du trône


Le bureau du président sortant


Le salon d'apparat


La chambre du président sortant

Cependant que 40% de la population vit avec 2 dollars par jour, la fortune de Moubarak, avant gèle de ses avoirs en Suisse, est estimée à 80 milliards de dollars. (Anne Lowrey, pour Slate, 12 février 2011 [1])
Bien que non classés sur la liste Forbes des personnes les plus riches du monde, Moubarak et ses deux fils, Gamal et Alaa, possèdent également des résidences dans la station balnéaire de Charm-el-Cheik (lieu de sa fuite), sur la Côte d'Azur, à Londres, New-York ou encore Beverly Hills. (Rich Newman, U.S. News & World Report, 12 février 2011 [2])


Le roi des plumards
Signé du designer britannique Stuart Hughes et nécessitant 3 mois de travail, voici le lit le plus cher du monde, dont un Italien vient de faire l'acquisition.



Bois de lit en châtaignier, frêne et cerisier brossés à la feuille d'or 24 carats (pour un total de 107 kilos); tête de lit incrustée de diamants ; rideaux de soie italienne, le baldaquin ne manquerait certes pas de fière allure si, moyennant ses 6,4 millions de dollars, on nourrissait pendant plus d'un an les bidonvilles de Haïti. (Morgan Brennan, Forges.com, 19 févier 2011 [3])



Les cinq villes les plus riches et les plus chères du États-Unis
1) Sagaponack, état de New-York, 582 habitants, valeur immobilière médiane en novembre 2010 : $ 3.406.640, villégiature de John Malkovich, Madonna, Gwyneth Paltrow, Donald Trump pour les plus célèbres. Autrement dit, 340 millions de dollars les 100 m2 ; comptez le triple pour une maison dans le patelin.
2) Jupiter Island, Floride, 620 habitants, valeur immobilière : $ 2.810.434, villégiature de Céline Dion, Tiger Woods...
3) Kings Point, état de New-York, 5.076 habitants, valeur immobilière : $ 2.379.905, villégiature d'Oprah Winfrey, Larry King (les Drucker américains), James LeBron de la NBA...
4) Los Altos Hills, Californie, 27.693 habitants, valeur immobilière : $ 2.161.255, villégiature de Steve Jobs (Apple), Jerry Yang (Yahoo)...
5) Water Mill, état de New-York, 1.724 habitants, valeur immobilière : $ 2.111.688, villégiature de Sharon Stone, Rudy Giuliani (ex-maire de NY), Richard Gere...

… Aussi, quand une de vos connaissances vous dit qu'elle habite New-York, méfiez-vous, rien n'est moins New-York que Water Mill, Kings Point et encore moins Sagaponack. (Vanessa Wong, Bloomerg Businessweek, 22 février 2011 [4])
À titre de comparaison, en France, au 29 décembre 2010, la valeur immobilière médiane se situe [5] aux alentours de :
. National, Appartements : 2.825 €/m2 ($ 3.872 avec 1 € = 1,3708 $ US au 23 février 2011)
. National, Maisons : 2.140 €/m2 ($ 2.933)
. Bord de mer, Appartements : 3.660 €/m2 ($ 5.017)
. Bord de mer, Maisons : 3.500 €/ m2 ($ 4.797)

Finalement, on comprend mieux pourquoi Vanessa Paradis et Johnny Depp (2ème Hollywoodien le mieux payé en 2010 avec 100 millions de dollars [6]), Brad Pitt et Angelina Jolie (22ème avec 23,5 millions de dollars), Geoffrey McDonald, l'héritier, choisissent le sud de la France.
Et comme disait Nicolas Cage (22ème ex æquo) dans Lord of war :
« Sur Terre, il y a une arme pour chaque douzaine d'hommes. La question est : Comment armer les autres autres ? »
C'est dire des richesses.








[1] http://www.slate.com/id/2284862?wpisrc=xs_wp_0001
[2] http://finance.yahoo.com/news/How-Hosni-Mubarak-Got-Filthy-usnews-3723955512.html?x=0
[3] http://shopping.yahoo.com/articles/yshoppingarticles/520/the-worlds-most-expensive-bed-for-sale/
[4] http://realestate.yahoo.com/promo/americas-richest-small-towns.html
[5] http://www.cotation-immobiliere.fr/aspx/cotations/indice/CotationIndices.aspx
[6] http://www.digitaltrends.com/entertainment/cameron-257m-and-depp-100m-top-list-of-hollywood-earners-in-2010/

mercredi 23 février 2011

La nostalgie du fifre



Écoutez, les Gascons... Ce n'est plus, sous ses doigts,
Le fifre aigu des camps, c'est la flûte des bois !
Ce n'est plus le sifflet du combat, sous ses lèvres,
C'est le lent galoubet de nos meneurs de chèvres !...
Écoutez... C'est le val, la lande, la forêt,
Le petit pâtre brun sous son rouge béret,
C'est la verte douceur des soirs sur la Dordogne,
Écoutez, les Gascons : c'est la Gascogne !
Cyrano à Carbon
Acte IV, scène III





Une photomaton

Comme tout, j'attendais l'occase. Puis l'interview de James Ellroy, extraite de Petite mécanique de James Ellroy, aux éditions l'Œil d'or [1]. C'est souvent ainsi que tout commence, au petit détour la chance, l'opportunité ; et cette photo de ma mère lisant un livre sous la véranda, offrant pause gracieuse à son photographe. Elle sourit si tendrement qu'elle en devient réellement plus jeune que moi.
[Je ne comprends pas la possession que la photo – qui, comme disait Bachelard [2], « n'a pas de passé » – peut exercer sur nous. On a beau parler d'instantané, en fait, il n'en est rien. On classe, on range, on oublie, l'image rentre dans sa coquille, y compris celle qu'on a sous les yeux à longueur de temps. Jusqu'à ce jour, où pour x raison, on tombe dessus :
Au beau milieu du désert,
La fleur éclot,
Jamais pareille.
Dingue !
Tout à fait comparable à l'exclamation du visiteur, à l'amusement de fin de soirée qui consiste à montrer la photomaton de son permis de conduire : plus rien n'est soi que soi-même l'on cherche à entrevoir.]


Une nostalgie mouton

À tout dire, la nostalgie est aussi politiquement correcte qu'un Grand blond avec une chaussure noire – surtout n'en jamais parler à son maître de stage, son DRH. Et bien qu'on lui doive les plus belles pages jamais écrites, l'Iliade et l'Odyssée, les poèmes de du Bellay, plus près de nous les chansons de Brassens ou de Polnareff, parler de nostalgie c'est comme concéder au passé un alibi de sortie ; cette façon qu'ont les artistes de tirer leur révérence d'un trait de chapeau. En cela, jamais meilleurs arguments que les grands débats télévisés post-présidentiels joutant sur le thème d'un passéisme déstabilisateur.
La nostalgie ne ferait pas plus avancer les choses qu'une 49,9 poussive, à contrario, rien ne véhicule plus l'allégresse, la marche en avant que l'inverse. Mais justement, qu'est-ce que l'inverse qu'aucun dictionnaire n'arrondit d'antonyme sûr ?
Et donc Ellroy, à qui l'on posait la question : « La nostalgie des gens pour ces années-là cache un désir de revenir à une époque inconsciente. Une époque où tout était sous contrôle. Où ils ne voyaient rien, ne décidaient rien. Ne savaient rien. Aujourd'hui nous savons, et nous ne contrôlons pas. C'est une nostalgie de mouton. La paix du tout dissimulé. »
Autrement dit, la nostalgie, c'est l'histoire biblique des cochons qui se jettent du haut de la falaise [3] : ici, version américaine d'une possession qui mène droit dans le mur. Tandis que connaître, savoir, c'est plutôt chercher des noises à tout ce qui ne bouge – pas ou plus. Parfait.
Las, mon James, tout n'est pas si simple. J'ai bien peur que ta réussite et l'espérance que tu attends de ta vie n'aient que faire d'une quelconque nostalgie. Bois donc ton lait.
Dans Les Bienveillantes, Jonathan Littell dissèque la vie d'un nazi pur et dur, quasi nostalgique d'un temps qui faisait de lui un respectable SS-Obersturmbannführer... pris entre le désir d'être et le non-être d'avoir été. Ainsi serait-on, dans ce cas, nostalgique plus par devoir que par aspiration. Et c'est bien là, le paradoxe. Pour nombre de gens, la nostalgie se conjuguerait au présent souhaité et non pas à la disgrâce de devoir piocher dans le noir de café. On veut bien fouiller mais sans se souiller. Sans avoir à se justifier. Et c'est ici, dans cette extrême ambiguïté d'un passéisme extrêmement mal vu, que la nostalgie est perçue comme désuète ou permissive. Et ce, d'autant que personne n'ait réellement connaissance de la meilleure Histoire qui soit ou serait. Chercher des solutions dans le passé, certes, mais rien ne prouve qu'elles soient d'une conductibilité avantageuse. C'est après que l'on peut dire. Toujours cette notion d'antériorité du chat qui se mord la queue.


N'empêche.

Il est de bien bonnes choses que nous ayons vécues et que nous gardons de par vers nous comme inimitables. Et quel pied de nez ! Alors au diable les croque-mitaines, les sénateurs de la cause arrêtée !
On avait beau en savoir moins sur le déroulement du monde, on était peut-être bête comme chou, mais alors qu'est-ce qu'on savait vivre ! De valeurs et de respect. Une femme aurait pu sortir de Carrefour à 22h30, le caddie rempli ras la gueule, charger tranquillement sa voiture et s'en aller la laver à l'automate qu'il ne serait venu à personne l'idée de la violer et autres us du genre. Enfants, nous jouions des heures sans portable collé aux basques, ni parents furibards méga-inquiets. L'hiver, on revenait de l'école à nuit tombée parce qu'on savait où gauler des noix. Ce monde-là est passé comme une lettre à la Poste, beaucoup trop vite. On aurait dû exiger le tarif lent. Il n'y avait d'herbe que le pissenlit au lard ou le panais pour les lapins. Il n'y avait de champignons qu'une poêlée de giroles ou de ceps. Il y avait les Blousons noirs, mais uniquement le samedi soir, et encore, se battaient-ils entre eux.


Horloge ORTF 1961

On respectait les aînés, les instits, le garde-champêtre, le curé, et tout cela sans souffrir d'aucun manquement de politesse. Il n'y avait qu'une chaîne de télé en noir et blanc, pour quatre heures un bout de chocolat à croquer, de deux morceaux de bois on faisait une épée, une vraie guerre de tranchées entre ceux de la place et ceux du champ de foire, avec ses blessés geignards, ses rapatriés boueux. À la première neige, la ribambelle dévalait les pentes le cul tripé, Paul-Émile Victor était dans toutes les têtes, avec une vieille remorque à vélo on s'inventait des chiens de traîneaux et c'était parti. Les grands bols d'air du jeudi relevaient de notre propre ressort : on décidait de pêcher, on pêchait des bleues, des perches arc-en-ciel en veux-tu en voilà ; on faisait les cons dans le foin, un bon coup de pied au cul nous remettait aussitôt dans le droit chemin ; il y avait des experts en lance-pierres, en radeau, des acrobates de peupliers – tout là-haut –, des déconneurs de caté dans le dos des bonnes sœurs, d'aventureux cyclistes sans freins et sans garde-boue. On bichait les gamines sans penser à mal.
On n'aurait pas changé d'un iota pour tout l'or du monde, c'était notre vie et elle était sacrément belle. On s'enfumait de Goldo dans l'arrière-salle du babyfoot, pas un samedi soir sans son bal du Vox. Pour un Charles Bronson, un Delon, un Ventura on se talait, fiérot, les fesses sur des sièges en bois, les plus riches lichaient un Kim cône, froissaient des papiers La Pie qui Chante le regard rivé sur l'immobilité d'une réclame Jean Mineur. Ça sentait bon l'eau de Cologne et les vieux empestaient la Gomina. Cinéma Paradiso ! Le dimanche, foot et tournoi de sixte, en mobylette.
Et le lundi, ça repartait de plus belle : l'usine, les trois-huit, les trains réglés comme un régulateur, les bouchers, la boulange, Les Économiques Troyens, le camion-tournée des Coop, les cours de ferme, le toubib qui partait en trombe au volant de sa DS, les Chausson pollueurs brinquebalaient leurs flots d'élèves, les plâtriers-peintres revêtaient leurs blancs, les mécanos leurs salopettes. C'était jour de lessive. Les allocs tombaient au début du mois, un grand mandat bleu-rose que le facteur réglait rubis sur l'ongle. Avec ça et la paye du père, fallait tenir. À douze ans, n'importe quel gamin savait bêcher un jardin, l'emblaver, arracher les patates ; les filles montaient leur trousseau. Y avait le bois, de A à Z : hache, cognée et scie à bras ; y avait toujours un fricot qui mijotait sur la cuisinière ; l'été on tirait l'eau du puits, on s'arrosait avec.
On avait nos SDF, mais ils ne mouraient pas de faim ou de froid, tout simplement parce qu'il y avait toujours un petit boulot pour eux. On les disait rudes à la tâche. Plus souvent avinés que méchants, on évitait de les croiser, eux-mêmes avaient leurs points d'eau, un ou deux bouibouis attitrés. Quels malheureux ? Tout le monde était plus ou moins à la même enseigne. Les notables ne faisaient pas forcément montre d'ostentation, ils étaient notables comme nous étions ouvriers. On finissait tous dans la 203 à pompons noirs du père Biquet.
On a vécu la guerre des Six Jours, la guerre civile cambodgienne, l'assassinat de Kennedy sans vraiment savoir ce qu'il en était. On se méfiait de la radio autant que du nouveau franc de Pinay. On confondait Barcelone et Lisbonne, c'était « tout du pareil au même ». La Limagne nous faisait penser à Vercingétorix, et on aurait volontiers situé Romagnat sur les rives du Tibre. Et puis les journaux servaient à d'autres fins : chercher les morts, trouver le bon cheval, allumer le poêle, emballer des plants de poireaux, caler des conserves, on en couvrait les cageots, on en faisait des semelles de bottes. Ça n'empêchait ni le lilas de fleurir, ni les fins de mois de se boucler.


La part d'héritage

Alors, je veux bien que ma version soit aussi partiale que mes années d'enfance bonheur ; n'empêche. Si au moins notre époque osait se regarder dans le miroir...
Que dalle !
On ne respecte plus personne, c'est dire de la politesse. Le 11 novembre : c'est quoi tous ces monuments aux morts ? Les commémorations, les fériés, les Victoires, Noël, autant de pièges à pognon dans la ruade des centres commerciaux ; c'est tout. 19 chaînes TNT sur écran plasmatique essentiellement dédiées au sensationnel, à la cuisine, la déco, au jeux dispendieux, la pub en boucle ; rien. Plus de neige sans sports d'hiver, plus de vélo sans frein à disque, plus de poilade dans le foin sans coup de fusil milicien, plus de gamine sans chercher à la baiser. Herbe et drogues dans le palliatif des jours : dimanche défonce et lundi jusqu'à point d'heure.
Les usines débrayent, le marché du travail s'amincit à mesure que les tâches se bubonisent de celles qui disparaissent. Les trains, quel train, quelle heure ? Les jardins, quel jardin, quel gamin ? Les cours de ferme plus désertes qu'un Mojave en plein cagnard. C'est vrai qu'on n'est plus dans cette « paix du tout dissimulé », mon James. C'est vrai qu'on inscrit tout en toutes petites lettres, qu'on sait tout sur tout. Mais qu'est-ce que le détail quand l'essentiel n'y est pas, n'y est plus ? À quoi ça me sert d'avoir la composition du gel douche dans son intégralité si je n'arrive même pas à me débarbouiller l'âme au bon vieux savon de Marseille ? À quoi ça me sert de vivre 100 ans si d'une huitaine à l'autre je me demande à quelle sauce on va me croquer ?
Il y a du feu rouge à tous les coins de rue et de l'interface au fond de toutes les poches : c'est l'histoire absurde des bagnoles de plus en plus puissantes et des radars verbalisateurs. Je n'ai pas sitôt qu'on me le reprend déjà. On a forfait et forclos nos vies... Il n'est seulement d'imaginer ce quelles seraient si, sans nécessairement sacrifier au progrès, à la santé, et même au confort, nous adopterions celle de nos pères. Mais bon, comme disait Signoret : La nostalgie n'est plus ce qu'elle était [4]. Et puis quoi, il faut bien vivre avec son temps. Mes enfants auront d'autres combats que je n'aurai pas eu. Eux aussi, qui sait, auront peut-être à récriminer contre leur époque, disant que la pollution n'est plus ce qu'elle était, que deux salaires faisaient honorablement vivre une famille, que leur mère et moi savions nous passer de ces futilités qui envahissent désormais leur vie. Ce temps qui me grattouille de toutes parts fera-t-il pour eux l'objet d'une nostalgie dont je n'ai même idée ?
Mais une chose est sûre, sans morale, sans éducation, sans principes de base, ni valeurs, plus aucune notion de bien et de mal n'est possible. Voilà peut-être ce qui, justement, m'insupporte le plus : le désengagement des parents, des éducateurs dans la transmission du message qui prime sur tout. Et nul ne peut prétendre moins aimer son enfant parce qu'il a en charge un devoir qui passe autant par la tendresse que par la fermeté. Ma nostalgie ne regarde que moi mais ce que je tiens de mes propres parents, cette oralité, cet enracinement de la meilleure éducation qu'ils nous souhaitaient, à mes frère et sœur et à moi-même, c'est une part non-négligeable de l'héritage qu'il m'appartient de dédier à mes propres enfants, au compte-gouttes des jours.

Autrefois, on pouvait rester des heures devant l'horloge ORTF et sa grande aiguille animée. C'était ça la télé, un état de veille.


Mire 2008

Bien plus tard est venue la grille colorée de fin de programmes et son état de zap – Qu'à cela ne tienne, on allait voir ailleurs.
Depuis, nos zappettes n'ont cessé de prendre le pouvoir à grand renfort de touches et de menus.
Et la vie, dans tout ça ?






[1] Collection Essais et entretiens, juin 1999
[2] La poétique de l'espace, Gaston Bachelard, essai PUF
[3] Matthieu 1, 28-32
[4] Simone Signoret, Seuil 1978