samedi 26 mars 2011

Éloge hélas

Les textes qui font plus ou moins état d'un éloge désuet mais fort rassurant – éloge de la paresse, de l'insomnie, de la lenteur, du rien, de la faiblesse, de l'ombre, de la fuite, de la gentillesse, du sensible, de la vieillesse, de la différence, de la sieste, du silence, de la douceur, de l'oisiveté, de la fadeur... – ou d'un petit traité d'usage contraire aux idées reçues – petit traité de la vie intérieure, de la désinvolture, du pastis, de la connerie, de la désobéissance... –, tant que ni l'un ni l'autre, ni de l'éloge ou du traité ne relèvent d'aucune subversion, il est brillamment admis d'agrémenter la chose de citations de poètes chinois.



Wang Hui-chih et la bande
Ainsi verra-t-on Wang Hui-chih, fin lettré du Vème siècle, Chang Ling Wen et autres Jiu Peng Lei... poser en haïkus heureux, en accolades, la pastorale d'un confucianisme tombant à pic.
De Wang Hui-chih, cette délicieuse formulation, exergue de l'homme d'en-bas qu'un bouquetin entraperçu tente d'équilibre :

« La lune rouge
  Élixir des montagnes bleues
  Prends le large, fuis ».

Avec ses trois vers, Wang Hui-chih sert aussitôt d'ouverture entre le maître et son élève, introduit le thème que l'on devine. Et nous voilà en selle, cautionnés, armés, audacieux pour enchaîner l'objet de sa leçon. Parce qu'il faut bien le dire : on ne traite d'éloge qu'à ce précepte que l'on entend donner.
Prenons celui de la faiblesse et rendons-nous compte de cette force avec laquelle il convient de faire preuve dans la persuasion. Je ne peux dire à quelqu'un sois faible et tais-toi. Il faut bien plus, sinon la leçon qui fera que l'on ne voyait effectivement pas les choses de la sorte. Dans ce cas précis, la Bible (depuis l'autre joue qu'il faut tendre aux arguties de sa propre petitesse dans le concert de l'univers) nous invite, elle aussi, à suivre le chamois qui connaît le vrai chemin.

                                                                                     Conversations avec la montagne / Shi Tao @ google images

On le voit, du texte fondamental au poète chinois du Vème siècle, la porte m'est grand ouverte. Je n'ai dès lors plus qu'à m'engouffrer dans la voie royale qui ne me plaira rien tant que d'enseigner à mon tour.
J'ai cité Wang Hui-chih [1], j'aurai si bien pu développer de subtilités sur un autre de ses condisciples. Les pages ne manquent pas et la matière non plus. Pourquoi s’embarrasser ?


Meng Haoran
Dans Visite à un ami dans sa maison de campagne, le poète Tang, Meng Haoran [2], par un certain éloge de l'amitié nous convie à la grâce du sensible qui nous atteint en ces saisons dont le cœur s'éprend parfois :

« Des arbres vigoureux entourent le village qu'il habite d'une verte ceinture ;
On a pour horizon des montagnes bleues, dont les pics se découpent sur un ciel lumineux.
Le couvert est mis dans une salle ouverte, d'où l’œil parcourt le jardin de mon hôte ;
Nous nous versons à boire ; nous causons du chanvre et des mûriers.
Attendons maintenant l'automne, attendons que fleurissent les chrysanthèmes,
Et je viendrais vous voir, pour les contempler avec vous. »

Partant de cet extrait du Livre des Odes, le « Shi Jing », je dispose désormais du plan sur lequel j'étaierai sans mal tout ce que je veux.
Parlerai-je de la vieillesse qu'il me sera facile de prétendre que la véritable amitié se poursuit au long de la vie, ne serait-ce que par l'élaboration de projets communs ou de rendez-vous futurs – tenus ou non, qu'importe, ils ont été posés comme tels.
Et comme cela de la paresse (les deux amis coincent la bulle en pleine éveil de leurs sens), de l'insomnie (du régal de leur amitié partagée, rien dit qu'ils n'en veillent pas à se remémorer l'heureuse lumière entrevue), de la différence (ils savent combien l'amitié se contente du peu dont elle use parfois avec luxe patience), de l'irrévérence (quand ils mesurent cette chance qui leur est offerte de s'épancher en improductivité alors qu'autour d'eux le monde se débat en vaine lutte)... Et cætera.


Une mise en bouche...
On se rend bien compte qu'entre ces deux extrêmes (prenons pour exemple la fuite et l'engagement) l'éloge de l'un n'est pas si éloigné de celui de l'autre. Ce qui ne veut pas dire que la fuite réside dans l'engagement et vice-versa. C'est plutôt dans la finalité que les deux se rejoignent plus souvent qu'on ne le pense. Et de se poser la question : Qu'est-ce qui justifie l'un plutôt que l'autre dans le ou les moyens d'y parvenir ?
Communément admis, je vais préférer fuir dès lors que j'en tirerai les bénéfices (paix, tranquillité, annihilation de ma peur, report pour des temps meilleurs...) ; de même jugerai-je nécessaire de m'engager pour précisément arriver au même résultat : ici, vaincre ma peur, me battre pour gagner ma tranquillité, pour préfigurer la paix... C'est exactement tout l'enjeu des éloges que de démontrer leur viabilité dans l'aboutissement que leur contraire m'aurait également procuré. En insistant sur ce caractère, les auteurs vont alors s'évertuer à prouver que l'oisiveté n'est rien d'autre que la mise en bouche du travail à venir – soit par manque (suite à une longue maladie...), soit par lassitude (des vacances qui s'éternisent...) soit par cette distraction qui fait qu'à un moment donné il convient de prendre le recul nécessaire plutôt que bâcler.
On fera l'éloge de ce qui s'apprête à nous projeter de l'avant. Avec tout le discernement que cela suppose, on en sera d'autant plus conscient que l'on prendra la chose pour un tremplin, un rebond.
Qu'on le dise ou se l'interdise, l'éloge de la laïcité, voire l'éloge de l'athéisme, conduit obligatoirement sur les sentiers de la religion, voire de la foi. Ce contexte n'est sitôt posé – la défense de la laïcité ou de l’athéisme – qu'il faut bien admettre que leur justification passera tôt ou tard par leurs opposés. La balance trouvera son équilibre dans objet convoité, c'est-à-dire ce vers quoi tend la laïcité dans un cas, la foi dans l'autre et qui, finalement, leur est tant commun. Alain aurait certainement évoqué le fameux bonheur. On peut également parler de combat, de reconnaissance ou de bien-être personnel.
Pareillement, l'éloge de l'insomnie arguera en faveur du temps passé à ce que l'autre ne peut réaliser puisqu'il dort, tandis que l'éloge du sommeil pinaillera sur un esprit reposé apte à obtenir ce que l'insomniaque fatigué ne parviendra à faire. Réaliser, faire, obtenir voilà bien – de manière schématique – la source commune aux deux.


Qui ne mange pas de pain
Mais alors, à quoi sert un éloge ?
On l'a vu avec nos Chinois puis avec nos chinoiseries, l'éloge c'est avant tout marquer du sceau de sa différence la platitude des jours. Et c'est un exercice dans lequel abondent nombre d'écrivains et que les scénaristes manient à merveille appliquant leur loi des contraires (pensons à Dîner de cons).
L'éloge dessert principalement l'auteur qui s'y emploie, tant on voit mal comment adopter à la lettre, dans la vie de tous les jours, ce qu'il prône. S'y conforme-t-il lui-même ? Rien n'est moins sûr. Pour autant, l'exercice de style reste passionnant. On invente des poètes, on crée de la matière à réflexion, on sublime le lecteur par quelques accroches, ça ne mange pas de pain et ça fait vendre.
On peut même ergoter de paradoxe ou de contradiction, le sujet s'adapte largement à toutes les formules ou presque. En ce sens, l'éloge vise davantage la mélopée du poème que la rigueur du propos. Ainsi, à chaque argument de l'auteur, il nous vient ce réflexe de prétendre quasiment au génie dans le même temps que l'on doute de sa mise en forme : on ne va quand même pas s'adonner à l'insomnie, à la vieillesse, à l'oisiveté quand on dort comme un ange, qu'on est encore dans la fraîcheur de l'âge et que ne pas savoir quoi faire de ses dix doigts conduit irrévocablement à s'emmerder.




[1] … qui, lui comme ses deux compères, n'existent pas plus que la perceuse à dix coups !
[2] Qui lui existât bien (691 - 740)

mardi 22 mars 2011

Aujourd'hui Léautaud ou Genet

Ne me demandez pas qui étaient Léautaud ou Genet, mais ce qu'ils seraient aujourd'hui. Auraient-ils vraiment toute latitude pour appliquer à la lettre leur esprit de fronde, leur désarmant décalage, en un mot leur licencieuse misanthropie ?
Ils seraient SDF édentés ; plus de Paul Valéry, d'amis se portant caution, perclus d'indulgence et de sourires amusés. Ils seraient clochards, trop saouls du matin au soir pour écrire une ligne, trop avachis pour joindre leur cerveau à l'utile de leurs excentricités. L'époque n'est plus à la marge. On est dedans ou on ne l'est pas.
Léautaud vivaient avec cinquante chats et une guenon, il écrivait à la plume d'oie à n'importe quelle heure du jour et de la nuit, il aimait les femmes mais ne pouvait s'en attacher aucune tellement son existence était farfelue, insociable. Genet avait pour tout viatique trois sous au fond d'une poche, un bout de papier avec trois quatre numéros de téléphone, il logeait à Paris dans des studios qu'on lui prêtait – la famille Bouglione notamment. Ils étaient tous les deux libres comme l'air, libres d'invectiver leur éditeur, libres penseurs. Il n'y avait rien d'autre qui pouvaient les en distraire : une radio grésillante, les journaux, un vieux fauteuil piqué de brûlures de clope. Ils menaient somme toute une existence d'heureux cloîtrés râleurs, avec pour bruit de fond les trains à vapeur de la grande ceinture, de lointaines cours de récré.
Le temps avait ses limites, ils en usaient avec l'indolente hauteur des grognons bourrus. Ils avaient peu d'exigences – une table, un lit. Avec 100 francs anciens, ils tenaient huit jours ; ils ne n'obtiendraient même pas du boulanger du coin une Fraise Tagada. Ils travaillaient à leur œuvre comme d'autres étaient Homme du Picardie ou bateleurs de foire. Sarcelles n'était encore dans les cartons que leur paisible ruche se tenait au fond du jardin, bien à l'abri des acacias et des herbes hautes. N'écrivant même pas quelque texte fondateur comme ceux d'Homère, de Diderot ou, dira-t-on, de Jonathan Littell, parodiant pleinement leur époque dans des romans interlopes ou des récits désuets. Bateleurs de foire, une fois pour toute.
Le livre n'est plus cela, l'auteur encore moins.
Aujourd'hui, nous vivons trop en sursaut, mus par d'invisibles réveils, distraits par mille et une choses, des gadgets en veux-tu en voilà, des trésors d'illusion et l'obligation de survie. Il faudrait être immensément riche, un mec comme Howard Hugues, pour pouvoir mener la vie qu'ils menaient. Ils seraient perdus dans la bande passante des publications, noyés dans la masse des blogs, des livres numériques. Ils seraient obligés de faire de la scène, cavaleraient pour une émission de télé dès lors que leur bouquin choirait pour une semaine au plus sur quelque étale, cabotineraient pour une pige. Au premier coup de gueule, on leur claquerait la porte au nez : va voir ailleurs si j'y suis.


Finalement, ils seraient au RSA. 466 euros par mois.
Pas plus malheureux que cela. Ils n'auraient en rien le caractère imposable que l'on prête aux travailleurs parcellaires, obligés quant à eux d'abouter ceci et cela pour joindre péniblement les deux bouts.
Ils fanfaronneraient Chez Gégène entre un rouge limé et le froid piquant du dehors chaque fois qu'entrerait ou sortirait un client :
- La porte merde ! Ça caille !
Leurs bouquins relateraient sûrement les joyeusetés de l'escadron. Ils joueraient aux Albert Simonin, glisseraient l'euro symbolique dans le bastringue et ça serait reparti pour un tour. Ils seraient de ceux que l'on croise et qui vous devisent du haut de leur blonde à bout doré.
- Vas-y, mon con. Cause toujours et va bosser.
Ils engrosseraient quelque précieuse qui verrait leurs droits sitôt repartir à la hausse. Et chacun chez soi. Le soleil inondant alors les trottoirs et la sieste qui va avec. Ils auraient pour eux la lenteur communicative des nonchalants qui se prêtent, à grand renfort de débinage, à l'éloquence d'un monde où, décidément, tout fout le camp. Rien moins en verve que de dénoncer la droite et la gauche, l'étranger et la haute, comme kif-kif et bourricot. Criant haut et fort que leurs certitudes valent bien celles de madame Trucmuche et monsieur Machin. Si ça se trouve plus Français que ces deux-là, et ne leur souhaitant, en aucun cas, de tomber comme eux dans la décrépitude, l'abandon et le marginalisme ; en gros, dans l'orchestration programmée qu'on leur fait subir.
- Oui, monsieur, pauvre et fier de l'être !
En tout cas, logés gratis par la mairie, soignés pile à l'œil, aidés de toutes les manières par la conscription de tarifs sociaux parfaitement ciblés. Rien à voir avec les clodos, les encartonnés de la rue, les laissés-pour-compte, les Cosette des bas-fonds, les Monte-Cristo des cachots à ciel ouvert. Deux mondes. Trente-six mesures pour les uns, une maraude pour les autres.


J'ai vu Léautaud [1] en vergogne des grands jours. La Loire paradait d'éclats insolents et ronchonneur au bibi mou digressait de silence sous le soleil. Il rêvait. Genet est arrivé pestant et maudissant la noria des poids lourds sur le vieux pont. Couvrant les remous que les arches pétrissaient, je les entendis parler de la Libye :
- Qu'est-ce qui z'attendent pour faire péter le bunker à Kadhafi ? Vraiment des bons à rien !
- C'est comme le Japon. Tu me feras pas croire qui peuvent pas éteindre un incendie. C'est voulu, tout ça !
- Bien sûr que c'est voulu.
- T'as été voté hier ?
- Voté ? Tu te fous de ma gueule !
- Tu parles d'une bande de zonards avec leurs élections à la con !
- Tu sais ce qu'on dit, mon Paul : « Nos plaies ouvertes saignent parce que les gens voient qu'un tas de connards à qui ils ne confieraient même pas un stand de hot-dogs dirigent leurs vies ».[2]
- Z'annonçaient pas de la pluie pour aujourd'hui ?... Et ceux-là, tu vas pas me dire aussi !

Discussion by Saint Nataly / fotocommunity.com 2008

En deux coups de cuiller, ils refirent le monde. Et le monde coulait à leurs pieds. Et le clocher sonna l'heure de l'apéro.
- J'y vois pas passer.
- Une drôle de rumba, mon Jean.



[1] Moins encore que Pierre Perret qui affirme avoir rencontré le « sauvage » de Fontenay-aux-Roses, alors qu'il n'en est rien :
http://bibliobs.nouvelobs.com/documents/20090129.BIB1245/perret-et-le-pot-aux-roses.html
[2] Les Rois écarlates, Tim Willocks, éd. de l'Olivier 1996

jeudi 17 mars 2011

Shibutsu Shūgō, An onze




La prière impossible
Japon [1]
An
Onze
Deux ou trois choses qui ne cessent de m'étonner : la nudité des Nippons qui ont tout perdu et l'apparente légèreté dont ils font montre. Quelle dignité et quelle leçon pour nous, Occidentaux, et autres Orientaux nettement plus démonstratifs ! Des villes d'un million de personnes rayées de la carte – imaginons Marseille, Volgograd, Adelaïde, Birmingham, Cologne, Bilbao, Palerme, Dallas en fétus de paille –, des scènes d'apocalypse, la terreur à venir et l'élégance avec laquelle ils nous interpellent.
« Ganam », dit-on là-bas, à l'appui d'une vertu signifiant à la fois la patience, la persévérance et l'endurance.
Ganam.
Ils ont beau posséder une technologie avancée, ils sont vraiment restés du Soleil Levant. À preuve, le premier ministre Naoto Kan venant s'exprimer à l'ambon devant les caméras. Il est vêtu d'une sorte de bleu de chauffe et s'incline devant les couleurs de l'empereur avant de commencer son exposé. Le regard d'Akihito est celui de Dieu. Tant que l'empereur est debout, le Japon l'est aussi.
On ne peut s'empêcher d'évoquer Hiroshima, Christchurch plus près de nous. Ces longs cortèges d'infamie silencieuse, comme une prière coincée en travers de la gorge. D'ailleurs, qu'est-ce qu'une prière peut être dans le sacrifice extrême – n'est-ce pas finalement la définition même de la prière ? – et l'aube d'une catastrophe nucléaire ? Alors, ils errent dans les rues, font d'interminables queue, cherchent le nom d'un parent sur d'incessantes listes, se tiennent cois sur une natte, un banc de métro.
N'invoquent-ils pas pour autant d'autres dieux, ne seraient-ce que ceux-là de leurs frères qui bûcheronnent comme des sourds avec les moyens dérisoires que l'on sait. Parce que tout est fait pour être relevé, parce qu'il ne restera de tout cela que les quelques ruines du souvenir ; si tant est que la Terre agrée de tempérance, fusse pour un temps.



Bâtons d'encens
L'espérance a-t-elle fui les cœurs que l'espoir les rassérène.
De partout, ils repartent ou repartiront de zéro. Ils vont réapprendre, en quelque sorte renaître. Ils sont unis par la même conscience, comme des yeux qui viendraient de brutalement s'ouvrir sur le dénuement le plus total. Le Japon est une nation forte, elle le sera plus encore.
Ils ne verront plus l'oiseau sur sa branche de la même manière qu'avant et le repos de la Terre sera pour eux l'occasion de brûler mille et uns encens. Mais comme tout cela est si loin, à des années-lumière d'élections ou de hausse des matières premières ; ancestrales futilités de nos vraies peurs. Ils n'appelleront pas cela une prière, pas encore.
Parce qu'il fut un autre temps où l'homme contemplait le tsunami envahissant les plaines vierges. Cet homme-là vivait sur les hauteurs. Aussi, quand la mer venait à se graver dans les estampes de Katsushika Hokusai, ils voyaient, au cœur de la furie, la beauté des éléments déchaînés. Qui sait, priaient-ils quelque Dieu d'en-haut de n'être en bas, à la merci de la monstruosité ?


La grande vague / Katsushika Hokusai (1760 - 1849)

S'en veut-il aujourd'hui, l'homme des rues de Tokyo ou de Sendai de n'avoir cette sagesse d'hier et la démographie qui allait avec. À lui tous les savoirs et la fragilité qui va avec. À lui les tours de six cents mètres [2] qui vacillent et finiront, de tremblement en tremblement, par choir. À lui les centrales en bordure d'océan, les espaces gagnés sur la mer, les ponts d'île en île.


Acédie

Désormais, plus rien n'est Dieu que Dieu Lui-même. Tristement Seul.
Eux, ils sont comme ces vieillards qui appellent leur maman. Ce qui revient au même, ce quelqu'un qui tient la main quand tout a fondu ; évaporé, volatilisé. Bêtement seuls.
Elle sera longue à revenir, la prière. C'est dire s'il en faudra de bourgeons, de printemps, d'oies sauvages et de moraines. Comme une langue qu'on tourne sept fois dans sa bouche avant de rompre le silence, elle en fera des tours de Terre. Voilà où ils en sont, murés dans le silence. Mais un silence noir, à l'aune de rien. Un silence de plomb ; jurant, dès lors, que d'en parler réduirait à néant les milliers de morts et de disparus. Un silence révolté, sans mots possibles, sans dialogue intérieur.
Vide.
De ce silence-là ne naît aucune prière.
Il faut simplement se figurer le dos calciné des collines de Provence que tout a fui. On a mal au ventre, on est pris aux tripes par la route qui serpente à travers ce désert de caillasses roussies. Le ciel n'a pas l'azur qu'il montre où ne croisent que les longs courriers. Et encore, nous ne faisons que passer, dans la vallée nous attendent les cigales.
Eux, ils sont le doigt de Dieu, le ressentent comme tel. Maudits de l'infamie silencieuse du sous-homme qu'ils sont devenus, qui leur fait courber l'échine. L'homme de la haute technologie rendu à l'état du primate peinant à se redresser. En une heure, on les a propulsés de dix millénaires en arrière. Pas même un slip de rechange, pas un raide, pas un rond. Qu'est-ce que le Shinbutsu Shūgō [3] dans tout cela ?
Ils n'en sont même pas au deuil, gagnés de la pire acédie qui soit.


Indéboulonnable
Leur prière revenue, ce sera longtemps celle de la mémoire. Plus indéboulonnable que n'importe quel monument aux morts. Viscéralement générationnelle et compulsive, mille fois Hiroshima.
Le cœur se remettra à battre.
La prière revenue, elle se fera d'elle-même, dans le silence éclairé de la foi en l'homme debout, en ce demain qu'il faut réapprendre et qui n'a jamais tant demandé de présence.




[1] La population exposée au risque au Japon passerait de 4 millions de personnes aujourd'hui [en 2011] à 7 millions en 2070, pour les États-Unis de 7 à 13 millions, pour le Vietnam de 2 à 14 millions, pour le Bangladesh de 1 à 17 millions, pour l'Inde de 5 à 28 millions et pour la Chine de 9 à 30 millions. Sources OCDE :
http://www.oecd.org/dataoecd/59/37/39729574.pdf
[1] Tokyo Sky Tree, 601 mètres au 1er mars 2011 (achevée à 634 m)
[2] Syncrétisme dérivé des deux principales religions au Japon, le shintoïsme et le bouddhisme

lundi 14 mars 2011

Speaking or not speaking



Pourquoi le rossignol chante-t-il jour et nuit, d'ailleurs plus dans la solitude de l'aube que le jour ? Réponse : pour se distinguer des autres oiseaux et plus particulièrement de la gente femelle. Son trille doit être une signature propre à lui et à lui seul. Il y va de son devenir et de la survie de l'espèce. Son récital n'ayant d'autre but que celui-ci.
Chez l'homme, c'est pareil.





Singulier pluriel
N'aurions-nous besoin que d'échanges constructifs, nous ne dirions réellement que très peu de choses. L'essentiel, et basta ! Fermez les rangs !
Pour autant, nous n'existerions qu'à l'état de robot : l'oiseau sur sa branche. Et encore, sans variantes de vocalises. Nous serions le “ Monochrome de Whiteman ” ; exit Légitimus. Plat, sans relief, laissant à son découvreur le soin de gamberger. Nous ne présenterions qu'une photographie de nous-mêmes, et pas la plus avantageuse, Sitting Bull dans son nu cadre.
Exister, c'est parler.
Raconter, blablater, causer, piaffer.


Singing nightingale @ Yuri Timofeyev / Fotocommunity 2007

Nous usons tous du tiers de notre temps d'éveil à parler. Mais parler d'une manière si futile qu'elle occupe la majeur partie de ce temps : pour faire simple, un individu prononce quelque 16.000 mots par jour, une grande gueule trois fois plus.
Prenons justement trois quidams, la conversation type. L'objectif de chacun étant d'exister par rapport aux deux autres, chacun clarifiera donc son langage d'une exclusivité qui lui sera propre. Exister en société, c'est d'abord raconter des histoires, écoutant certes [pour les meilleurs], mais monopolisant la parole par l'histoire qui créera la meilleure sensation ou restera dans le ton. C'est tout le contenu-contenant des talk-show ; s'agissant ni plus ni moins que de tenir son auditoire en haleine, deux, trois, dix minutes – cabotant plus encore à l'évocation d'applaudissements ou de vives réactions.
Parler revient au singulier du ou dans le pluriel.
Mais pas n'importe comment, l'usage répond à un ordonnancement parfaitement codifié.


Du bon aloi de la fable
Si j'énonce, à brûle-pourpoint, que mon enfant a eu 18 sur 20 en oral d'Anglais, les yeux s'écarquilleront d'incrédulité et j'aurais perdu tout crédit discursif : résultat sans appel, 0 sur 20 ! À redoubler ainsi de désastres en auto-proclamation, je suis quasi assuré de perdre une grande partie de ma crédibilité, de mon entourage.
À l'inverse et pour ce qui nous occupe, de deux choses l'une, ou je rebondis sur une question d'école, et là je dis que ma fille a eu 18 sur 20 parce que le professeur remplaçant ne note pas de la même manière et j'attire l'attention sur la subjectivité et tout ce qui en découle. Ou je me singularise directement par une réflexion sortant de l'ordinaire. C'est même là où ma compagnie risque de plaire, je passe dès lors pour celui qui sait, et qu'on n'hésitera pas à interroger en cas d'arbitrage. Il me suffira, par exemple, d'argumenter sur le fondé des notes pour justifier ou non la réussite de tel ou tel ; ce dont j'entretenais précisément ma fille qui me ramenait un 18/20 en Anglais, la mettant en garde de, ni s'endormir sur ses lauriers, ni renoncer à s'affirmer (exemple purement fictif). Vais-je ainsi conquérir mon auditoire en concluant par cet email qui circule actuellement sur la Toile, où l'on apprend que le président Sarkozy était un « élève médiocre », et plus en Anglais. La bévue d'un « Magnifical » à l'adresse de la reine d'Angleterre couronnant de ridicule notre Élyséen [1]... mais de chute et d'humour votre serviteur. Rien dit que la conversation ne prenne pas la tournure dont je serai en quelque sorte le maître de cérémonie.
De cette simple chose, du constat de la parole tombant à pic, voire de mon éloquence – si tant est que cette même éloquence ne paraisse pas liée à trop de forfanterie –, j'étaierai ce qu'il est convenu d'appeler le réseau de mes amitiés. Il ne sera plus question que du bardage d'un respect, à fortiori d'une singularité que l'on me reconnaîtra. Et ainsi de suite, de galerie en galerie, jusqu'à miner le terrain. On me prêtera d'autant plus que la plus infime maladresse passera pour une coquetterie, un esprit de répartie, histoire de se positionner à hauteur d'auditoire. Grandiloquence !
On le voit, tout cela, n'est que du vent. Et les girouettes ne manquent pas ; dixit La Fontaine.


Les experts ami-ami
Et nous sommes pratiquement tous plus ou moins experts à ce jeu de société. Une bonne tablée, quelques fauteuils garnis, nous voilà chevauchant les contrées de cette conversation qui nous plaît rien tant.
Un échiquier qui, forcément, sous-entend intensité et concentration. Et parfois la connivence d'une tierce personne ; rôle souvent dévolu à la femme qui s'écarte volontairement de silence pour mieux permettre à son mâle d'exacerber son talent, en gros de faire la plus belle roue qui soit. L'inverse étant possible mais nettement plus rare [2]. Aïe, pour l'égalité des sexes ! Mais encore et toujours le rossignol sur sa branche.
L'un digresse-t-il de fusion, que l'autre déclamera de fission. Morceau choisi, mais il faut bien comprendre la conversation comme une réaction d'atomes crochus et/ou comme une réaction en chaîne. Il semblerait même que l'on soit assis sur une source hautement plutonique et non plus sur un sofa d'endormissement. Dans Le limier, Mankiewicz offre, avec une maestria peu commune, un magnifique troisième rôle au spectateur lambda dans le numéro de voltige qui oppose lord Wike à Milo Tindel [3]. Tout va si vite et s'emballe qu'on ne peut que participer.
Parler, c'est comme partir en chasse d'un réseau de soutien. Un truc vieux comme le monde : s'entourer ou faire partie de l'intelligentsia revient ni plus ni moins qu'à recueillir les suffrages des plus forts. C'est exactement la même chose lorsque, autrefois, la femme préhistorique choisissait son partenaire en fonction de ses qualités de chasseur.


D'or et d'argent
John Irving prétend que « Sans culture, l'individu se surestime. Il devient dangereux pour les autres ». La culture... De la même manière, sautons-nous sur l'occase pour faire notre propre publicité sitôt que la chose vient à se présenter. Dès lors que je saurai le mettre en valeur dans n'importe quelle conversation, l'extraordinaire d'un instant pourra desservir toute une vie. Pour l'un ce sera d'avoir su éviter une catastrophe, pour un autre de s'être trouvé là au bon moment – les rescapés du tsunami japonnais –, ou d'avoir reçu les honneurs de telle ou telle personnalité : en gros, d'avoir sauvé la veuve et l'orphelin, d'avoir vécu l'instant I.
Et quel pied de libeller sa singularité du sceau de cet extraordinaire ! UNIQUE.
Tout l'art de la conversation (comprenons du jeu de dupe codifié) sera de l'ordre du bon timing. Ah, mais quand la chose passe pour inaperçue, comme glissant d'elle-même dans l'échange, la garantie du succès n'en est vraiment que plus belle, plus probante ! L'amitié se trouve ainsi totalement corrompue, mais quel pied ! On a baisé l'autre et l'autre nous béni. Que demander de plus ?
Toute langue est mensonge, lit-on dans la Bible. Le silence est d'or et la parole d'argent proclame une sagesse populaire... etc (l'ambivalente bénédiction-malédiction dont parle Bourdieu, voir note 5).
Tandis qu'ouvrir sa bouche, c'est gagner ses légions.
Pourquoi certaines fois assiste-t-on à des joutes dignes d'arènes ou de bestialité. Ça gueule, ça crie, ça monopolise, ça invective et ça ne baisse pas les bras. La victoire ou la transparence au bout du chemin... parfois le plus court, sans fioritures, à coups de coupe-coupe. D'où la tentation du mensonge, à toujours prétendre que du plus banal jaillit la plus noble singularité... Je ne dirai plus avoir changé de chaussures mais, mettant à contribution quelque miraculeux ebay que ce soit, je dirai avoir dans les pieds les baskets de Nadal en quart de finale à Roland Garros. Et je deviendrai celui qui.
Pourquoi nombre d'entre nous préfèrent plutôt se taire et laisser à son propre égo le soin de l'indulgence – speaking or not speaking, comme en amour. Pourquoi aussi le roman, cette vie romancée, prime faveur de la parole multiforme. Et sans doute pourquoi la véritable amitié est si clairsemée et peu bavarde. C'est la part du ressenti de chacun, de l'authentification ou du crédit qui fera, quelque peu, qu'on est celui que l'on prétend.


Capital
Mais pas si facile de rabaisser son caquet. Et quitte à tout perdre – toujours par cette singularité obligée –, nous n'hésiterons pas à nous dénigrer, à conter par le menu nos défaillances, nos manquements, nos erreurs, nos travers. Cette mise à nue n'est en aucun cas une mise à mort, bien au contraire ! Elle n'a pour autre but que de nous révéler aux autres, que d'exister. Cela fait même partie de l'arsenal retors de qui cherche coûte que coûte à asseoir une particularité, à captiver, à intéresser.
Tout l'art discursif de la manipulation, une fois encore. On voit souvent cela chez Agatha Christie, les fins conteurs. Et, plus étrange, chez le chimpanzé quand il se force à rire à quelque répartie douteuse [4] (ce que nous faisons à longueur de journée, par retournement d'une intelligence à ne vouloir vexer personne).
Oui, parler c'est révéler son unicité. 7 milliards de Terriens et Moi et Moi.
On a tous vus cette publicité de l'individu qui toque depuis l'intérieur de la télé à notre adresse : « Eh, ho ! Je suis là ! C'est à toi, et toi seul que je parle ! ».
Et ça toque encore et encore. À tout va. Toc-toc, y'a-t-i quelqu'un ?
Nous sommes tous uniques et c'est cela qui nous appartient de dire ou de chanter aux autres, en 16.000 ou 50.000 mots jour. Ah, sortir du lot, la belle complexité ! Une photo dans un magazine, un article dans la presse, un Twitter, un Facebook, un blog remarqués, et nous voilà sitôt propulsés de l'état de néant au particularisme de la plus haute reconnaissance, que nous le voulions ou non.

Exister, aux yeux de la multitude.
Je n'ose imaginer pareil instant me propulser du milieu populaire à celui des dominants... Tu parles d'un « Capital linguistique » [5], mon neveu ! Mais là, faut pas trop rêver.










[1] http://fr.answers.yahoo.com/question/index?qid=20110226084028AAmREjA (un sous doué à l'Élysée ?)
[2] Ouvrant un autre débat, on notera, dans nos sociétés patriarcales, de quel talent et avec quelle énergie la femme doit faire montre pour verbalement s'affirmer
[3] Film de Mankiewicz avec Laurence Olivier et Michael Caine, 1972
[4] http://www.futura-sciences.com/fr/news/t/zoologie/d/quand-les-chimpanzes-rient-pour-ne-vexer-personne_28502/#xtor=EPR-17-[QUOTIDIENNE]-20110307-[ACTU-quand_les_chimpanzes_rient_pour_ne_vexer_personne]
[5] In Ce que parler veut dire, Pierre Bourdieu, Fayard 1982
On lira aussi : La pertinence et ses origines cognitives. Nouvelles théories de Jean-Louis Dessalles chez Hermes-Lavoisier, 2008. Voir aussi :
www.simplicitytheory.org ; j'avoue plus ardu dans son approche.