Les textes qui font plus ou moins état d'un éloge désuet mais fort rassurant – éloge de la paresse, de l'insomnie, de la lenteur, du rien, de la faiblesse, de l'ombre, de la fuite, de la gentillesse, du sensible, de la vieillesse, de la différence, de la sieste, du silence, de la douceur, de l'oisiveté, de la fadeur... – ou d'un petit traité d'usage contraire aux idées reçues – petit traité de la vie intérieure, de la désinvolture, du pastis, de la connerie, de la désobéissance... –, tant que ni l'un ni l'autre, ni de l'éloge ou du traité ne relèvent d'aucune subversion, il est brillamment admis d'agrémenter la chose de citations de poètes chinois.
Wang Hui-chih et la bande
Ainsi verra-t-on Wang Hui-chih, fin lettré du Vème siècle, Chang Ling Wen et autres Jiu Peng Lei... poser en haïkus heureux, en accolades, la pastorale d'un confucianisme tombant à pic.
De Wang Hui-chih, cette délicieuse formulation, exergue de l'homme d'en-bas qu'un bouquetin entraperçu tente d'équilibre :
« La lune rouge
Élixir des montagnes bleues
Prends le large, fuis ».
Avec ses trois vers, Wang Hui-chih sert aussitôt d'ouverture entre le maître et son élève, introduit le thème que l'on devine. Et nous voilà en selle, cautionnés, armés, audacieux pour enchaîner l'objet de sa leçon. Parce qu'il faut bien le dire : on ne traite d'éloge qu'à ce précepte que l'on entend donner.
Prenons celui de la faiblesse et rendons-nous compte de cette force avec laquelle il convient de faire preuve dans la persuasion. Je ne peux dire à quelqu'un sois faible et tais-toi. Il faut bien plus, sinon la leçon qui fera que l'on ne voyait effectivement pas les choses de la sorte. Dans ce cas précis, la Bible (depuis l'autre joue qu'il faut tendre aux arguties de sa propre petitesse dans le concert de l'univers) nous invite, elle aussi, à suivre le chamois qui connaît le vrai chemin.
On le voit, du texte fondamental au poète chinois du Vème siècle, la porte m'est grand ouverte. Je n'ai dès lors plus qu'à m'engouffrer dans la voie royale qui ne me plaira rien tant que d'enseigner à mon tour.
J'ai cité Wang Hui-chih [1], j'aurai si bien pu développer de subtilités sur un autre de ses condisciples. Les pages ne manquent pas et la matière non plus. Pourquoi s’embarrasser ?
Meng Haoran
Dans Visite à un ami dans sa maison de campagne, le poète Tang, Meng Haoran [2], par un certain éloge de l'amitié nous convie à la grâce du sensible qui nous atteint en ces saisons dont le cœur s'éprend parfois :
« Des arbres vigoureux entourent le village qu'il habite d'une verte ceinture ;
On a pour horizon des montagnes bleues, dont les pics se découpent sur un ciel lumineux.
Le couvert est mis dans une salle ouverte, d'où l’œil parcourt le jardin de mon hôte ;
Nous nous versons à boire ; nous causons du chanvre et des mûriers.
Attendons maintenant l'automne, attendons que fleurissent les chrysanthèmes,
Et je viendrais vous voir, pour les contempler avec vous. »
Partant de cet extrait du Livre des Odes, le « Shi Jing », je dispose désormais du plan sur lequel j'étaierai sans mal tout ce que je veux.
Parlerai-je de la vieillesse qu'il me sera facile de prétendre que la véritable amitié se poursuit au long de la vie, ne serait-ce que par l'élaboration de projets communs ou de rendez-vous futurs – tenus ou non, qu'importe, ils ont été posés comme tels.
Et comme cela de la paresse (les deux amis coincent la bulle en pleine éveil de leurs sens), de l'insomnie (du régal de leur amitié partagée, rien dit qu'ils n'en veillent pas à se remémorer l'heureuse lumière entrevue), de la différence (ils savent combien l'amitié se contente du peu dont elle use parfois avec luxe patience), de l'irrévérence (quand ils mesurent cette chance qui leur est offerte de s'épancher en improductivité alors qu'autour d'eux le monde se débat en vaine lutte)... Et cætera.
Une mise en bouche...
On se rend bien compte qu'entre ces deux extrêmes (prenons pour exemple la fuite et l'engagement) l'éloge de l'un n'est pas si éloigné de celui de l'autre. Ce qui ne veut pas dire que la fuite réside dans l'engagement et vice-versa. C'est plutôt dans la finalité que les deux se rejoignent plus souvent qu'on ne le pense. Et de se poser la question : Qu'est-ce qui justifie l'un plutôt que l'autre dans le ou les moyens d'y parvenir ?
Communément admis, je vais préférer fuir dès lors que j'en tirerai les bénéfices (paix, tranquillité, annihilation de ma peur, report pour des temps meilleurs...) ; de même jugerai-je nécessaire de m'engager pour précisément arriver au même résultat : ici, vaincre ma peur, me battre pour gagner ma tranquillité, pour préfigurer la paix... C'est exactement tout l'enjeu des éloges que de démontrer leur viabilité dans l'aboutissement que leur contraire m'aurait également procuré. En insistant sur ce caractère, les auteurs vont alors s'évertuer à prouver que l'oisiveté n'est rien d'autre que la mise en bouche du travail à venir – soit par manque (suite à une longue maladie...), soit par lassitude (des vacances qui s'éternisent...) soit par cette distraction qui fait qu'à un moment donné il convient de prendre le recul nécessaire plutôt que bâcler.
On fera l'éloge de ce qui s'apprête à nous projeter de l'avant. Avec tout le discernement que cela suppose, on en sera d'autant plus conscient que l'on prendra la chose pour un tremplin, un rebond.
Qu'on le dise ou se l'interdise, l'éloge de la laïcité, voire l'éloge de l'athéisme, conduit obligatoirement sur les sentiers de la religion, voire de la foi. Ce contexte n'est sitôt posé – la défense de la laïcité ou de l’athéisme – qu'il faut bien admettre que leur justification passera tôt ou tard par leurs opposés. La balance trouvera son équilibre dans objet convoité, c'est-à-dire ce vers quoi tend la laïcité dans un cas, la foi dans l'autre et qui, finalement, leur est tant commun. Alain aurait certainement évoqué le fameux bonheur. On peut également parler de combat, de reconnaissance ou de bien-être personnel.
Pareillement, l'éloge de l'insomnie arguera en faveur du temps passé à ce que l'autre ne peut réaliser puisqu'il dort, tandis que l'éloge du sommeil pinaillera sur un esprit reposé apte à obtenir ce que l'insomniaque fatigué ne parviendra à faire. Réaliser, faire, obtenir voilà bien – de manière schématique – la source commune aux deux.
Qui ne mange pas de pain
Mais alors, à quoi sert un éloge ?
On l'a vu avec nos Chinois puis avec nos chinoiseries, l'éloge c'est avant tout marquer du sceau de sa différence la platitude des jours. Et c'est un exercice dans lequel abondent nombre d'écrivains et que les scénaristes manient à merveille appliquant leur loi des contraires (pensons à Dîner de cons).
L'éloge dessert principalement l'auteur qui s'y emploie, tant on voit mal comment adopter à la lettre, dans la vie de tous les jours, ce qu'il prône. S'y conforme-t-il lui-même ? Rien n'est moins sûr. Pour autant, l'exercice de style reste passionnant. On invente des poètes, on crée de la matière à réflexion, on sublime le lecteur par quelques accroches, ça ne mange pas de pain et ça fait vendre.
On peut même ergoter de paradoxe ou de contradiction, le sujet s'adapte largement à toutes les formules ou presque. En ce sens, l'éloge vise davantage la mélopée du poème que la rigueur du propos. Ainsi, à chaque argument de l'auteur, il nous vient ce réflexe de prétendre quasiment au génie dans le même temps que l'on doute de sa mise en forme : on ne va quand même pas s'adonner à l'insomnie, à la vieillesse, à l'oisiveté quand on dort comme un ange, qu'on est encore dans la fraîcheur de l'âge et que ne pas savoir quoi faire de ses dix doigts conduit irrévocablement à s'emmerder.
[1] … qui, lui comme ses deux compères, n'existent pas plus que la perceuse à dix coups !
[2] Qui lui existât bien (691 - 740)