lundi 30 août 2010

PEUPLE SOUVERAIN, Réflexions de pré-rentrée


L'un des premiers à comprendre et à exprimer ses doutes quant à la responsabilité dans les affaires d'État n'a ni été un chef de parti, ni un vertueux censeur, mais un poète. En 1847, dans Les destinées et son poème à Wanda, Alfred de Vigny écrivait ce vers :
Peuple silencieux, souverain gigantesque !
Est-il néanmoins besoin de prendre l'Histoire à contre-pied de la rime pour tirer les conséquences de ce constat : Que sont les tsarévitchs ?...

Le dernier chanoine
Premier chanoine [1] de l'archibasilique de Saint-Jean-du-Latran bien que divorcé, proto-chanoine [2] de la cathédrale d'Embrun, le co-prince d'Andorre ne manque, on le sait, ni de ressources, ni d'aplomb. Il est tout et son contraire, hier baisant l'anneau papal, aujourd'hui chassant Roms plus chrétiens que lui.
Homme d'Église en cet héritage venu du fond des rois de France, Nicolas Sarkozy – puisqu'il s'agit bien de lui –, déclamant à Benoît XVI, ce 20 décembre 2007, jour de son intronisation au titre de chanoine du Latran, que : « Dans la transmission des valeurs et dans l'apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l'instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur parce qu'il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de sa vie » (les enseignants ont apprécié), ce même homme d'Église, laïc entre tous, expulse une minorité avec autant de vigueur que s'il s'agissait d'une horde de Huns mettant en péril l'intégrité du pays.
J'ai souvenir que les mêmes coulisses du Latran nous offrirent déjà le spectacle sulfureux, affligeant des deux consorts accompagnant l'intronisé : un Jean-Marie Bigard et un Jean-Claude Gaudin mâchouillant chewing-gum sous le nez du Saint-Père. Mais ce jour-là, le chanoine était de foi et disait aux cardinaux présents : «[ comprendre ] les sacrifices que vous faites pour répondre à votre vocation parce que, moi-même, je sais ce que j'ai fait pour réaliser la mienne ». Nous y reviendrons.
A cent lieues de ce qu'il prêchait devant le 265ème successeur de saint-Pierre, son discours sécuritaire de Grenoble en juillet dernier, aboutissement des nuits d'émeutes du quartier de la Villeneuve par les casseurs et de la fronde de Saint-Aignan par les Gitans, prône cette croisade qu'il entend mener, et contre les bandes (222 bandes dénombrées à ce jour par les Renseignements Généraux, « pas une de plus pas un de moins ! [3] »), et contre les Rroms [4] en situation illégale. Pleins pouvoirs donc aux ministres de l'Intérieur et de l'Immigration, qui ne s'en privent pas.
Mais voilà bientôt le chanoine et sa garde rapprochée rattrapés par l'Église qui l'a adoubé. Le pape d'abord, ne citant pas expressément le gouvernement français, qui incite à : « Savoir accueillir les légitimes diversités humaines » [5] ; le président de la conférence épiscopale et archevêque de Paris, le cardinal Vingt-Trois, qui estime que de monter les gens contre les autres n'est « pas le message de l'Évangile, ni le message d'une société civilisée » [6] ; l'archevêque d'Aix-en-Provence et Arles, Mgr Christophe Dufour, pour qui « Les discours sécuritaires qui peuvent laisser entendre qu'il y a des populations inférieures sont inacceptables » [7] ; l'archevêque de Toulouse, dom Robert Le Gall qui, ce vendredi 27 août, dresse un parallèle entre les expulsions des Roms aujourd'hui et le sort fait aux juifs en France durant la Seconde Guerre mondiale ; l'évêque de Nevers, Mgr Francis Deniau, qui rappelle dans les colonnes du Journal du Centre du jeudi 26 qu' « Il y a des discours qui ne doivent pas être tenus car ils stigmatisent une population » ; ou encore le virulent Père Arthur, curé lillois, qui « prie pour que monsieur Sarkozy ait une crise cardiaque » [8].
Affaire Dreyfus que l'affaire des Roms ? En tout cas les commentaires, les chamailleries vont bon train. D'un côté Alain Minc, conseiller du Président – de qui ne le fût-il pas ou ne le sera-t-il pas ? –, invité mercredi 25 août de l'émission L'été en pente douce et qui déclame furibard : « On peut discuter ce que l'on veut sur l'affaire des Roms, mais pas un pape allemand. Jean-Paul II, peut-être, mais pas lui ». De l'autre Christine Boutin amenant aussitôt l'économiste mercenaire à « présenter des excusent à Benoît XVI pour avoir insulté sur France Inter le pape, les catholiques, les Allemands et les Européens ». De l'autre toujours, le Comité pour l'élimination et la discrimination raciale de l'ONU appelant la France à « éviter » les renvoi des Roms ; de l'autre encore les Français sondés qui prétendent que l'Église n'a pas à sortir d'une réserve instituée par la séparation de 1905. Affaire à suivre donc, si tant est qu'elle ne se laisse pas submerger par une rentrée orientée vers d'autres préoccupations que l'amalgame entre Roms, gens du voyage, tsiganes, voleurs de poules, multirécidivistes [9], voire ce que coûte l'expulsion des étrangers hors de France [10].

Le premier de la classe
Ceci dit, et c'est là ou j'en reviens, le chanoine du Latran est tout et son contraire. Nous venons de le voir, mais on pourrait tout aussi bien le décrypter avec le débat sur les retraites.
« Le droit à la retraite à 60 ans doit demeurer, de même que les 35 heures continueront d'être la durée hebdomadaire légale du travail. Que ce soit un minimum, cela me va très bien », concluait-il dans un interview au Monde, le 23 janvier 2007. Il est vrai que la crise qui n'avait encore frappé légitimait selon lui ce retournement : « Vous savez, quand on pense à ce qu'a fait François Mitterrand en ramenant l'âge légal du départ à la retraite de 65 à 60 ans ! On aurait beaucoup moins de problèmes s'il s'était abstenu» [11].
Passons.
Passons pour en revenir aux moutons d'un ministère longtemps choyé par le preux : l'Intérieur. Mais avant cela, une petite digression par l'Histoire de l'immédiat après-guerre.
Lucky Luciano contrôle les ports américains, ce qui fait les affaires des services secrets US. Les contacts entre Luciano et lesdits services passent par Frank Wisner Sr (cofondateur de la CIA), puis par le Corse Étienne Léandri. La prohibition et Luciano font appel à un bootlegger canadien, Maurice Joly... dont le gendre, Charles Pasqua, reprendra la suite, passant cette fois de l'absinthe à l'anisette Ricard.
Quand Pasqua créé le SAC, ce service d'action civique dont la mission est de protéger De Gaulle des complots montés contre lui par l'OAS sous couvert de la CIA et de l'OTAN, il fait naturellement appel à Léandri et à un ancien garde du corps de De Gaulle, un autre Corse, Achille Peretti.
Quelques années plus tard, Peretti prend pour secrétaire Christine de Ganay, alors belle-mère de Nicolas Sarkozy, mariée en secondes noces à Pal Sarközy de Nagy-Bocsa. Peretti deviendra maire de Neuilly-sur-Seine de 1947 à 1983 (retenons bien cette ville) et Président de l'Assemblée nationale.
Divorcée d'avec Pal Sarközy, Christine de Ganay épouse en 1977 le numéro deux de l'administration centrale du département d'État des États-Unis, Frank Wisner Junior, le fils du même Wisner qui faisait le lien entre la CIA et Lucky Luciano. Nicolas a alors 22 ans, et, par l'intermédiaire de sa belle-mère dont il est proche, l'Amérique s'ouvre à lui [12]. Peu après, il adhère au RPR, fréquente le responsable de la section départementale des Hauts-de-Seine, Charles Pasqua, et met ainsi le pied à l'étrier.
En 1982, l'avocat Nicolas Sarkozy épouse la nièce d'Achille Peretti, Marie-Dominique Culioli, et acquiert une propriété à Vico, sur l'île de beauté. Mais dès 1984, soufflant la vedette à Pasqua en devenant à son tour maire de Neuilly, il entretient une liaison avec Cécilia – qu'il épousera en 1996 avec pour témoins, Martin Bouygues et Bernard Arnaud –, la femme de Jacques Martin, l'animateur de télévision. Fâché un temps avec les Chirac en 1992 parce qu'il poursuit de ses assiduités Claude Chirac, il attend son heure. Et c'est en 1993, lorsque la gauche perd les législatives, qu'il devient ministre du Budget et porte-parole du gouvernement de cohabitation confié par Mitterrand à Jacques Chirac. Charles Pasqua, le mafieux, devient quant à lui ministre de l'Intérieur. Le cercle rouge dont parle Jean-Pierre Melville dans son film éponyme se forme peu à peu. Ainsi Wisner Jr prend-il, en 1993, les rênes du sous-secrétariat de la Défense du président Clinton – le verra-t-on plus tard participer au groupe de Bildberger [13] en tant que vice-président des assurances AIG et éminence grise.
Pour autant, peut-on affirmer comme on le prétend [14], qu'à ce titre, Frank Wisner Jr planifie dès ce moment, avec l'aide de la CIA, la fin du courant gaulliste et l'avènement de Nicolas Sarkozy ? Le cycle est rien moins connu : acte un, l'élimination du Premier ministre Alain Juppé avec la fameuse cassette tombée entre les mains du juge Éric Halphen, confession vidéo de Jean-Claude Méry, membre du comité central du RPR ; acte deux, Nicolas Sarkozy prend la direction de l'UMP en 2004 et devient ministre de l'Intérieur ; acte trois, l'affaire Clearstream des faux listing de comptes bancaires cachés au Luxembourg calomniant Nicolas Sarkozy, lequel porte plainte et sous-entend une machination de Dominique de Villepin visant à l'évincer de la candidature aux Présidentielles. L'Histoire retenant sans doute qu'il s'est présenté contre la plus faible candidature de gauche, Ségolène Royal – acte quatre. La pièce est jouée.
Devenu président de la République, il prend pour secrétaire général du palais de l'Élysée, l'ancien bras droit de Charles Pasqua, Claude Guéant, et accède(rait) [15] à la requête de Wisner Jr pour nommer Bernard Kouchner ministre des Affaires Étrangères et résoudre ainsi l'indépendance du Kosovo... Duquel Wisner Jr, comme un renvoi d'ascenseur, il avait choisi le fils, David Wisner, en tant que responsable anglophone lors de sa campagne électorale.

La victoire en chantant, Bronze de Phalempin
(Le chant du départ)


Tout cela pour dire, d'une part que le monde est un village ; d'autre part, que la politique ça s'apprend tout petit. Car non seulement il convient d'en discerner les arcanes mais aussi d'en faire partie, en tout cas d'œuvrer d'aise dans le labyrinthe aux initiés.
Quant aux pauvres Roms, que sont-ils dès lors que plus puissants qu'eux ne sont que des pions ? À peine des bouche-trous bons à combler les effectifs des classes menacées par la carte scolaire ; à peine des bohémiens, des gdv ?
À peine un peuple silencieux, tout juste un souverain.

[1] Dignitaire ecclésiastique (définition Le Robert)
[2] Titre du premier des chanoines qui a préséance sur tous les autres chanoines (Wikipédia)
[3]Gérard Mauger, sociologue, N° 9 de la revue Savoir/agir : http://atheles.org/editionsducroquant/revuesavoiragir/revuesavoiragirn9/
[4] Selon la graphie dérivée du cyrillique
[5] Le 22 août 2010
[6] En juillet 2010 sur RTL
[7] Témoin de l'expulsion des Roms le dimanche 22 août 2010
[8] Et renvoie sa médaille de l'Ordre du mérite au ministre de l'Intérieur ce dimanche 22 août
[9]Voir sur ce sujet le très bon décryptage de Télérama.fr, Les Roms, ces boucs émissaires, interview de Marcel Courthiade, professeur de langue et de civilisation romani. « Roms recouvre donc une identité culturelle, historique et patrimoniale. Nomades (puis gens du voyage après guerre) est une catégorie administrative. On recense un demi-million de Roms en France (chiffre déclaré à la Commission européenne par l'actuel gouvernement, en 2008), mais 50% seulement des gens du voyage sont roms. Et 15% des Roms français sont mobiles. Cette mobilité est d'ailleurs une spécificité hexagonale, puisque 2% seulement des Roms européens sont itinérants, ce qui ne les empêche pas de la considérer, avec fierté, comme partie intégrante de leur patrimoine culturel : ils ont adoptés cette mobilité, la revendiquent désormais comme leur richesse face à l'uniformisation des modes de vie. Rappelons d'ailleurs que cette singularité est un droit, reconnu par l'article 13 de la Déclaration universelle des droits de l'homme. »
http://www.telerama.fr/idees/qui-connait-vraiment-les-roms,59347.php
[10] Selon un rapport du Sénat publié en 2009 : « L'État a ainsi déboursé près de 415,2 millions d'euros en 2008 pour 19.800 reconduites forcées. Chaque expulsion a donc coûté 20.970 euros ».
[11] Le figaro du 25 mai 2010
[12] Ce qui, durant la campagne présidentielle de 2007, fera dire à Éric Besson de Nicolas Sarkozy qu'il est « Un néo conservateur américain à passeport français ».
http://www.liberation.fr/politiques/010190493-un-neoconservateur-americain-a-passeport-francais
[13] Voir précédent article de ce blog : « Bildberger », juin 2010
[15] Note précédente
Mille excuses pour ces notes relativement indispensables

dimanche 22 août 2010

Tutti Frutti


L'expression la plus vile qui soit de nous en vacances, c'est certainement l'avoir de l'être : ainsi ajoute-t-on volontiers crédit à ses débords. C'est ce que j'appellerai la dynamique de l'autoroute. On y entre avec la ferme conviction de modérer son allure et, par le truchement des dépassements de plus lents que soi, on se surprend à flirter avec ce qu'on s'interdisait au départ. Partis adoubés de notre style de vie, nous arrivons à l'imprécation du linge qui se trempe sous l'averse.
L'insouciance nous détrempe à tordre. Son balcon pour 320.000 € FAI compris, un terrain right in front de mer, son mobil-home tout équipé ou le hors-bord de cent cinquante chevaux, rien ne nous effraie, tout est dans l'air du temps, comme de licher sa boule de glace peinard sur investissement. D'autres le font et paradent, pourquoi pas soi ?
Je ne préfère rien tant la plage au débarcadère. La plage nous dénude, au propre comme au figuré. Une serviette, une crème, du sable, de l'eau, quasiment le dernier endroit vierge, à peine un avion traînant son lot de publicités – et qu'importe ceux qui décrient la futilité du bronzage idiot. Mais déjà le soir nous guette avec ses envies de resto, ses trouvailles à prix record, ses rues piétonnes affairées, ses offres inédites, son allant.
Et tout quitter : son boulot qui n'existe plus, ses remboursements maladie, son cancer. Tout plaquer et s'installer, adopter illico sa Rom attitude, refaire le monde juste avec soi-même. C'est cela que l'on écrit au dos de chaque carte, qu'on adresse avec force balai : une croix barrée à grand trait. Sorte de j'y-suis-j'y-reste, le soleil en prime.
Les voyages nous enrichissent, ne dit-on pas. Même à s'asseoir sur un banc, même à contempler l'on n'est plus soi mais l'autre qui prend vie sous le blanc-seing de son chèque en blanc, aussi bois que le dur sur lequel on est assis. Une semaine, quinze jours suffisent amplement à gravir les échelons d'une introspection qui n'a de cesse de nous souffler qu'il n'est jamais trop tard. Tout est modulable, emboitable à souhait, il n'y a plus qu'à.

Voilà donc l'homme – la femme – que l'on rend au travail. Un homme patates à l'eau et basses besognes, pire qu'un coup de pied au cul... au bout de six mois il n'y paraîtra plus. Six mois, le temps aux arbres de perdre leurs feuilles, aux feuilles d'arrondir les fins de mois, aux mois d'engoncer des habits toujours plus chauds. Jusqu'à la Noël, Noël aux quatre saisons. Vivement !
C'est un dessous de plat, une carte punaisée, signes extérieurs de ce qu'il reste d'une mangue caramélisée, de la mouclade. Petits matins fiévreux la tête dans le bol, dans une espèce d'apnée rivée sur la montre, les infos bouclées à la va-vite. Et la gueuse lestée qui vous entraîne à cent ou deux cents mètres de fond. Je voudrais tant que les vacances soient aussi éphémères qu'on le prétend. Il est vrai que le souvenir s'efface, c'est même le propre de tout souvenir, de s'empiler en strates confuses, de déjouer l'émotion. Ainsi se souviendra-t-on plus facilement d'un vélo, d'un coucher de soleil, d'une odeur de poiscaille, d'une piste pierreuse que de cette chose qu'on s'est pourtant efforcé d'engranger. Eh oui ! même la fuite des vacances ne nous appartient pas, comptoir colonisé d'étranges apartés, parfois aussi douloureux que les êtres aujourd'hui disparus les peuplant.
Quand même, l'algue havane et bistre tenue entre ses mains a toutes les couleurs du monde, la vague vindicative emporte tous les rires d'un bout à l'autre de la marée humaine, le barbecue rabouté cumule tous les mandats, la bougie de belle étoile n'en finissant de perdurer. Seul présent de l'indicatif qui soit, tartine beurrée à consommer sans modération, les vacances vivent et meurent dans l'absolue nécessité du trou noir qui avale tout.


(c) Charle V. / Oléron
Et
C'est si bon, si bon, si bon,
De partir n'importe où,
Bras dessus, bras dessous,
En chantant des chansons...
C'est si bon
. [1]
Encore une semaine, waou ! C'est si bon...
Oléron, ce jour.
[1] Musique : Henri Betti, paroles : André Hornez, Interprètre : Yves Montand

jeudi 12 août 2010

Les eaux de ruissellement


À seigneur, tout honneur : commençons par un clin d'œil en Nièvre. Lu dans le Journal du Centre de ce 3 août 2010 :
article : Les élus nivernais en vacances :
Didier Boulaud, sénateur PS, président de la communauté d'agglomération de Nevers.
« Comme l'an dernier, je pars en Argentine. J'ai une maison là-bas. Pendant deux semaines en août, je vais aller à Buenos Aires et Mendoza, à la frontière chilienne. »
Nous vous rappelons qu'il reste encore quelques billets pour un voyage spatial à bord du Space Ship Two de la Virgin Galactic ; contactez : www.unticketpourlespace.fr et bénéficiez de nos dernières promotions : trois à quatre minutes en impesanteur [1] pour seulement 200.000 $ !

Plus sérieusement, la lecture gratifiante et tellement actuelle de :
Thomas Paine (29/01/1737 – 08/06/1809), intellectuel pamphlétaire, Les Droits de l'homme ; en réponse à l'attaque de M. Burke sur la révolution française, Belin poche, avril 2009, pp 10-11 :
« […] je réponds –
Il n'y eut, il n'y aura jamais, il est même impossible qu'il existe dans aucun temps ou dans aucun pays un Parlement qui ait le droit de lier la postérité jusqu'à la consommation des siècles, ou de commander de quelle manière le monde doit être gouverné, et par qui il sera gouverné jusqu'à l'éternité.
[…]
– Chaque siècle, chaque génération doit avoir la même liberté d'agir, dans tous les cas, que les siècles et les générations qui l'ont précédé. La vanité et la présomption de vouloir gouverner au-delà du tombeau est la plus ridicule et la plus insupportable de toutes les tyrannies.
L'homme n'a aucun droit de propriété sur un autre homme, ni les générations actuelles sur les générations futures.
[…] Chaque génération a et doit avoir la compétence d'agir suivant que ses besoins l'exigent.
»
On saisit mieux toute l'amoralité qu'il y a à trop vouloir imposer ses vues, s'enferrant à terme dans l'espace restrictif de ses propres convictions. J'adore cette rubrique de fin de magazine qu'on trouve dans chaque Science et Vie [2], quand l'interview d'un savant l'amène à concéder, d'une part, ce qui a pu le faire changer d'avis ; ce dont il est intimement sûr sans pouvoir le démontrer, d'autre part. C'est le champ libre de la réflexion. Ce qui fait avancer la machine, produisant le plus bel effort qui soit : « Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage [3]».

Science ne nuit donc pas, la preuve avec :
Dorothée Benoit-Browaeys, journaliste scientifique spécialisée dans les sciences du vivant, déléguée générale de VivAgora, Le meilleur des nanomondes, Buchet & Chastel, mars 2009, chapitre La descente vers l'invisible, pp 37-38 :
« La firme Applied Digital a reçu l'an dernier [4] l'approbation de la Food and Drug Administration (l'autorité américaine en matière de médicaments) pour sa « puce médicale incorporée », qui s'implante sous la peau et émet, par la technologie RFID (Radio Frequency Identification, identification par radio-fréquence), l'histoire médicale complète du patient. »
En ces temps où la science-fiction n'a plus aucun mal à rejoindre la réalité (pensons au film de Doug Liman avec Matt Damon dans le rôle de Jason Bourne, La mémoire dans la peau, 2002, adapté du roman éponyme de Robert Ludlum), en ces temps, dis-je, où les apprentis sorciers s'illustrent en maximes divinatoires, il est un homme. Il est l'homme ; cet homme dont le philosophe René Girard ne cesse de nous entretenir par unique désignation du bouc émissaire. Plus besoin désormais de trianguler un portable pour le géolocaliser, plus besoin d'alibis, d'arguments péremptoires, suffit-il d'inféoder l'homme aux fers de sa propre liberté. Il sera toujours d'autant plus commode de signaler l'ennemi, la bête noire, le rebelle (celui sur qui on fera peser tous les maux) que, sous couvert de progrès inavouables, on s'arrogera la pire comédie qui soit : l'Arlequinade.
A donc, comme Applied Digital pour « Chiffrage appliqué », quasiment un numéro sur un avant-bras, le digicode des marchés aux bestiaux. Sachant que nous venons en grande partie d'elle, la Femme de Las Palmas, ancêtre mexicaine de 10.000 ans :

© La mujer de Palmas / lepost

Emprunté à la bibliothèque municipale, ce magnifique ouvrage de :
Philippe Bovet, journaliste photographe spécialisé en environnement, habitat et urbanisme écologique, Eco-quartiers en Europe, Ma Ville, Ma Planète, éditions Terre Vivante, mai 2009, p. 18 :
« Inauguré en 1998, le site François-Mitterrand de la Bibliothèque nationale de France (BNF) à Paris est l'archétype du bâtiment qui, dès sa conception, a tourné le dos à la question énergétique. […] Le bon sens n'aurait-il pas dicté de faire l'inverse : mettre les livres dans les sous-sols sombres et frais, et les lecteurs en hauteur pour qu'ils profitent de la lumière naturelle ? Le résultat est accablant : le site engloutit chaque année 54 gigawattheures (GWh) d'électricité et de chaleur. En comparaison, les besoins municipaux annuels de Montpellier (bâtiments communaux, éclairage public et feux tricolores) sont de 63 GWh. »
Le livre, ou le Siècle des Lumières pour des siècles d'obscurantisme... Tiens, j'imagine le Bombé et le Glaude péter comme des sourds et la Denrée emmener tout ce beau monde sur Oxo : BNF et cadrin [5] de soupe compris ! Ça, ce serait de la postérité à moindre coût !

Remarquable de concision et d'approche par son enseignement aujourd'hui largement reconnu :
Lucien Sève (09/12/1926), philosophe, membre du Comité central du PCF jusqu'en 1994 (démissionnaire en avril 2010) et membre du Comité consultatif national d'éthique de 1983 à 2000, Penser avec Marx aujourd'hui, Tome 2, L'homme, éditions La Dispute, novembre 2008, p. 560 :
« Sous l'éclatement de la bulle spéculative [6] formée par l'enflure de la finance, il y a l'universel accaparement par le capital de la richesse créée par le travail, et, sous cette distorsion où la part qui revient aux salaires a baissé de plus de dix points, baisse colossale, il y a un quart de siècle d'austérité pour les travailleurs au nom du dogme néolibéral. »
(p. 569)
« “ Moralisation ” du capital ? Mot d'ordre qui mérite un prix d'humour noir. »
Je ne vois pas ce qu'il y aurait d'autre à ajouter, sinon rien ? Quand l'érudit sort de sa tanière au rythme des grandes marées d'équinoxe, on se prend à penser que les Sartre, les Althusser, les Foucault, les Bourdieu, les Furet, les Claude Lévi-Strauss, les Braudel... ne font finalement qu'un. Un peu « La voix de celui qui crie dans le désert [7] ».

© Emmanuelle Vial / à livre ouvert / google images

Quant aux quotidiens, les articles s'enchaînent avec un telle brutalité que seuls l'exorbitant ou l'entreligne suffisent de complicité pour qu'on s'y attarde. Lu dans le Figaro (du 8 août 2010), cette dépêche AFP :
« Le ministre de l'Intérieur Brice Hortefeux, en visite dans les Pyrénées-Orientales sur le thème de la sécurité, a évoqué à Argelès-sur-Mer la future présence de policiers roumains dans les effectifs des renforts saisonniers estivaux.
Rencontrant notamment deux policiers, un Allemand et un Néerlandais qui participent au “commissariat européen” installé ponctuellement dans cet endroit particulièrement touristique, Brice Hortefeux a déclaré qu'il allait “demander que ces policiers roumains intègrent ce dispositif” dans les Pyrénées-Orientales, un département où se trouvent plusieurs camps de Roms.
Les policiers de ces “commissariats européens” sont chargés de venir en aide, le cas échéant, à leurs compatriotes qui trouvent de la sorte un professionnel de la sécurité qui parle leur langue.
»
Après le plombier, le médecin, voici le policier roumain... hardiment payé en son pays... et dorénavant le nôtre : début de carrière à 2280 lei (535 €), puis selon l'échelon entre 3420 et 3600 lei (802/845 €) ; trois pour le prix d'un.
À supposer que les commissariats européens soient érigés par des maçons bulgares, aménagés par des plâtriers roumains, des électriciens slovaques, on peut facilement transposer ce modèle sur celui des prisons à construire, et on divise tout par trois.

Terminons cette brève quête de lecture par ce qui compose l'essentiel de ce qui nous inspire tant : fussent-ce un paysage, les yeux d'un enfant, une chevelure jais, un arôme, l'arabesque d'un geste, une rose... ; terminons par :
François Cheng, Cinq méditations sur la beauté, Albin Michel, 2006, p.36 :
« La vraie beauté ne réside pas seulement dans ce qui est déjà donné comme beauté ; elle est presque avant tout dans le désir et dans l'élan. »
(p.37)
« La beauté est quelque chose de virtuellement là, depuis toujours là, un désir qui jaillit de l'intérieur des êtres, ou de l'Être, tel une fontaine inépuisable qui, plus que figure anonyme ou isolée, se manifeste comme présence rayonnante et reliante, laquelle incite à l'acquiescement, à l'interaction, à la transfiguration. »
Pourra-t-on jamais dire à quel point ce mot de transfiguration baigne d'attraction ? Certainement la plus belle des gifles qui soit !
Je pense à ce que me disait Pierre Paulet, thésard de biologie végétale à la Sorbonne puis professeur à l'université d'Orléans ; dont je partageais l'amitié et la passion (voir note 7) : « La nature est une image de la grâce [8]». J'ai compris plus tard qu'il me citait Pascal, mais qu'importe. Il validait en quelque sorte cette supplique qui nous atteint quand le derme endurci – pensait-on – se trouve soudain parcouru de chair de poule.
[1] L'impesanteur étant préférée à l'apesanteur que l'on confond souvent avec la pesanteur
[2] Rubrique : Nos 3 questions à... (la troisième question étant "Qu'est-ce qui vous semble important et dont on ne parle jamais")
[3] Nicolas Boileau, L'Art poétique (1674)
[4] en 2008
[5] Le cadrin : mot issu du latin "quadrus", signifiant "carré" ou de "quadrens", signifiant "quart", désigne un pot de fer blanc muni d'une anse. Il était utilisé pour porter la soupe ou divers repas dans les champs ou au travail
[6] des subprime
[7] Jean 1, 23 (Bible de Jérusalem)
[8] Pensée 675

mardi 3 août 2010

L'Addition

Zhad
C'est une rue calme, sans histoire, sans voitures. Les rares piétons sont ceux de la maison de retraite. Autrefois, les mères de famille s'arrangeaient à tour de rôle pour emmener les gosses à l'école. Depuis que le collège a fermé, il n'y a plus de mômes, plus de pétards, de 14-juillet tonitruants. J'habite une ZHAD, zone d'habitat déshumanisée. Sans y couler de retraite heureuse, j'habite la zone. Le tri y est d'autant plus sélectif que les éboueurs ne passent plus qu'une fois par mois. Heureusement, pour deux euros les cent litres, l'épicier ambulant nous débarrasse des immondices, et pour cinquante centimes nous poste un courrier.
Pour le reste, les grandes administrations, c'est nettement moins évident. La préfecture régionale est à 187 km (les préfectures départementales et les services de sécurité publique ont fusionné en Pôle Intérieur), l'hôpital de communautés départementales est à 145 km, la gare réduite aux acquêts d'un seul bus journalier. Dijon est à 187 km, tout est à Dijon, et Nevers simplement en bordure de Loire. Il suffit de regarder la carte des températures pour comprendre à quoi se résume la France : quelques gros points noirs tenaces. Hormis cela, tout n'est que ZHAD, territoire des derniers trappeurs, sans doute.

Sahel vert
C'était un temps de projets et d'investissements lourds, un temps de TGV et d'autoroutes espérés. Les grandes surfaces grandissaient à tout va, les concessionnaires concessionnaient, les pavillonneurs pavillonnaient, des médecins fous s'installaient en cabinet. C'était déjà par le Pérou, mais bon an mal an, ça vivotait au rythme d'un tissu social étriqué mais viable.
Puis...
Un peu comme une imminence maya, on s'était retrouvé aux portes de 2012 faits comme des rats. Ni astéroïde, ni réchauffement subit, ni crue, rien de tout cela, pire que cela : le tout concentrationnaire. Faute de canaux récupérateurs, en distendant ainsi les liens, les administrations fermèrent les premières vannes. A l'instar des autres régions, la Bourgogne devint une espèce de Sahel quasi dépourvu de missions humanitaires. Les services sociaux, Pôle Emploi finirent par rejoindre le pays moutardier, laissant à des antennes itinérantes le soin de dossiers à report que de vains coups de téléphone à des serveurs vocaux, aussi serviables qu'un biniou en pleine ascension, renvoyaient à d'autres occupations. En tout et pour tout, il fallait aller à Dijon, quand ce n'était pas Nantes ou Bordeaux.

Fameux Prison Break
Même pour la prison, même pour réserver un parloir : Dijon, point barre !
Ils avaient pourtant retapé celle de Nevers. Et comment ! 600.000 euros de toitures, presque autant pour d'emblématiques travaux d'agrandissement, une fortune pour rien. Les cent-trente détenus incarcérés étaient logés à bonne enseigne : bonne bouffe, bons soins, juste un peu d'eau chaude pour faire bonne mesure. Le curé y trouvait ses ouailles, l'instit sa classe d'endormis, les profs de GRETA [1] leurs prétendants à la formation menuiserie, le SPIP [2] et l'ANAR [3] leurs probationnaires, les avocats leur clientèle nivernaise, les familles leurs habitudes à la HALTE [4].
Députés et sénateurs brandirent leurs cocardes sur de vagues terrains adaptés aux vœux de la Chancellerie, la mairie d'Avord y alla même de son euro symbolique pour la rétrocession de l'aire propice à la nouvelle construction regroupant les sites de Nevers et de Bourges – Cour d'appel, cours d'assises, tribunaux correctionnels, prison moderne aux normes européennes, la direction interrégionale des services pénitentiaires resta ferme : Dijon !... Où le prix du foncier atteignit vite des records : 2.500 euros du mètre carré, aussi cher qu'un château en Périgord.
Quand le site de Chevigny-Saint-Sauveur [5] fut retenu pour la construction d'une usine à détenus et que la Société d'économie mixte d'aménagement de l'agglomération dijonnaise (la SEMAAD) donna son aval pour un terrain jouxtant l'A39 et l'A31, je me renseignai pour une maison, un appartement. Bigre ! Un 125 mètres carrés sur sous-sol et quatre ares, 319.000€ ; un T3 de 59 mètres carrés, 172.000€. Résultat : 187 kilomètres aller, 187 kilomètres retour.
À une époque où deux salaires faisaient péniblement vivre un foyer, au jeu des mutations, nombre de conjoints perdirent leur emploi. On en vit se nomadiser loin des capitales régionales, faire vendeur de pizzas ou saisonnier en complément. On en vit se rendre à Dijon conclure leur divorce en file indienne, comme à confesse. Les grands-parents, la famille restés en ZHAD instruisaient les enfants via le CNED, en attendant que les meilleurs aillent, à leur tour, grossir la population dijonnaise, lyonnaise ou lilloise. Le taux de suicides prit d'inquiétantes proportions dans l'ensemble de la population ; mais quelle prévention pour pareille orchestration ?
Ils s'étaient pourtant bien démenés : l'intersyndicale, les élus locaux, le bâtonnier, le Parquet, les associations caritatives, l'opinion publique. J'ai en mémoire les beaux discours et la fermeté, des plans serrés d'édiles et de tribunes. Rien, pas ça, pas une once de concertation : 57 emplois à la poubelle, 57 foyers en moins sur Nevers et sa périphérie, 57 familles dans le grand cirque des pions interchangeables, et 150 PPSMJ [6] “expulsés” avait-on dit. Un beau bazar !

A dormir debout
En 1764, « Le marquis de Beccaria [7] observe, dans son traité « Des Délits et des Peines », que « si l'emprisonnement n'est qu'un moyen de s'assurer d'un citoyen jusqu'à ce qu'il soit jugé coupable, comme ce moyen est fâcheux et cruel, on doit, autant que possible, en adoucir la rigueur et en abréger la durée ». La souffrance causée par les fers augmente encore quand les prisonniers doivent parcourir dix ou quinze miles à pied pour se rendre au tribunal où ils vont être jugés. […] Il importe que les prisonniers soient transportés dans une voiture jusqu'à la ville où siège le tribunal, il importe aussi que la ville où siège le tribunal dispose d'une prison convenable. » [8]
… « que la ville où siège le tribunal dispose d'une prison convenable » : la proximité et la décence, le b.a.-ba. Alors, quitte à palier à de nouveaux et souhaitables aménagements ; mieux, quitte à construire de flambants locaux maîtrisés, il reste la proximité comme lien inéluctable à toute prévention. En faire abstraction serait si « fâcheux et cruel » qu'on ne saurait reprendre ce que disait Zola :
« Ma pauvre France, on te croit donc bien sotte, qu'on te raconte de pareilles histoires à dormir debout ? » [9]


© mairie de Château-Chinon/bassin d'apprentissage

À Château-Chinon où la prison a depuis belle lurette mué en piscine municipale, se plaignait-on déjà de l'incarcération des délinquants du cru à Nevers. C'est dire ce qu'il en sera(it) avec Dijon. C'est dire aussi de l'inventivité et du respect des obédiences dès lors qu'un certain progrès – fût-ce au nom de la France, ou que ce soit aujourd'hui en adéquation avec des règles européennes – s'accorde d'humanité. Comment d'ailleurs pourrait-il en être autrement avec cette seule et unique matière que compose ces hommes, ces femmes de tous bords ?

Science humaine
Écrire n'est rien qu'un blabla de plus, si sophistiqué soit-il. Écrire ce que l'on pense vraiment ou y aller d'allusions corrompues, qu'est-ce que cette simplification forcément réductrice ? Parce qu'à tout dire, il n'est qu'un seul mot qui soit : humain. Humain dans ses décisions, ses arbitrages, ses aménagements, dans l'extrême conception de ce huis clos sociétal qu'est la prison comme de la chose facile ; tenter de tout traiter sur ce pied d'égalité qu'on aperçoit encore au fronton des édifices zoliens. Finalement, ne pas départir la politeia de sa prime fonction du mieux être commun – agir avec noblesse et s'abstenir de toute excentration, de tout égocentrisme partisans (la politikè,« science des affaires de la cité », n'étant que le particularisme concourant au bonheur du plus grand nombre). Et Dieu sait que le nombre, derrière les barreaux, ce n'est pas ce qui manque.
L'argent, certes. Tenir les cordons de la bourse n'est pas moins chose aisée, surtout quand on répète à l'envi que « les caisses de l'État sont vides ». Mais quel gâchis et que de lâchetés aboutées les unes aux autres – pleutres décisionnaires incapables de mener à terme d'autres décisions que celles que l'ascenseur leur souffle ! Sans queue ni tête, sans ligne force, à l'emporte-pièce, au coup par coup, en bouche-trous crispés d'autoritarisme. Rien qui ne tienne la route, plus de cohérence sociale, d'éthique. En permanence du grand BHV à tous les rayons. Demain les marins-pêcheurs, après-demain la TVA, le surlendemain l'assurance vieillesse ; mirages castrateurs d'un pouvoir sans reversion. Vase clos, la messe est dite.
Et cet autre mot qui vient sitôt après : profit. Quel profit tire-t-on ? A qui profite les mensurations d'un univers carcéral aujourd'hui voué à Eiffage ou Bouygues ? Par quel profit atrophie-t-on l'Europe que l'on est sensé faire ?
On n'ose croire à ces profiteroles bien grasses, quasi indigestes, à bouffer dans son coin, de préférence un coin bien à l'abri des coin-coins, un truc de Forbes et consort, une fois l'an, une fois la une (Passer de la 57ème place [10] au top dix, quel pied ! Placarder son affect daumierien en plaque de rue, d'artère, de lycée, de promotion, quel pied !). Ridicule !
Oui, à tout cela, écrire n'est qu'un blabla de plus, un coup de piolet dans l'échine alpestre, un loup de nez qu'on éjecte entre le pouce et l'index, le radicule qui ne tue pas, le vent de qui pète plus haut que son cul, un clic. Pssttt ! Ça n'empêche ni ma boîte aux lettres de crouler sous les pubs, ni les pubs d'assoiffer le monde. Ainsi en va-t-il, de petits riens précieux en convulsions nerveuses ; à croire que c'est l'inviolable petit rien qui fait vraiment tout.

Combien ça coûte ?
D'abord le prix de la patience, ou plutôt de son contraire. À la remise des clés de la prison de Roanne en 2008 par Eiffage, les syndicats dénoncèrent plus de 3.000 malfaçons : mur effondré, serrures défectueuses, barbelés se défaisant, portes ne résistant pas à l'effraction... En pleine construction de la prison de Nancy-Maxeville, les plans de celle-ci furent dérobés. Quand Bouygues livra la même année la prison de Mont-de-Marsan, une panne électrique contraignit les services pénitentiaires à évacuer les prisonniers sur d'autres sites.
Mais à beaucoup de patience, beaucoup de sous. Ainsi, le même établissement de Nancy (690 places) coûtera à l'État, en partenariat public-privé (PPP), 270 millions d'euros ; soit 30 loyers annuels de 9 millions d'euros. À charge d'Eiffage d'en assurer la construction (pour un coût de 69 millions d'euros) et l'exploitation, à savoir : la maintenance de l'établissement, la fourniture des énergies, la propreté et l'hygiène des locaux et des espaces extérieurs, la gestion des déchets, le travail de détenus au sein de la prison, leur formation professionnelle, la restauration, l'hôtellerie et la buanderie, la cantine (ventes aux détenus), la mise à disposition de véhicules, et l'accueil des familles.
Sur le même principe, Bouygues et Eiffage livreront à l'État les prisons de Lille-Annœulin (688 places, mise en service en 2011), de Nantes (570 places, mise en service fin 2010) et de Réau en Seine-et-Marne (798 places, mise en service 2011) pour un loyer annuel global de 48 millions d'euros pendant 27 ans (l'exploitation revenant à Bouygues).
On voit donc qu'un établissement de 260/280 places comme il conviendrait à Nevers, en incluant Bourges, voire un désencombrement de Châteauroux en cas d'alternative locale [11], coûterait quelque 3,4 millions d'euros/an sur 30 ans, voire quelque 6 millions d'euros/an sur 27 ans. Ce qui est largement “jouable” en regard (par exemple) de ce que Nevers verse à Veolia et son délégataire ADN fermage Nevers [12] dès lors qu'elle opterait pour une régie publique [13] comme à Bourges. Disons que 3,4 millions pour pérenniser au minimum et au long terme quelque 120 emplois, c'est pas la mer à boire, ni pour les Régions, ni pour l'État, ni pour l'Europe dont il s'agit finalement d'harmoniser les règles.
[1] Groupement d'établissements publics locaux d'enseignement
[2] Service pénitentiaire d'insertion et de probation. Un conseiller d'insertion et de probation a en charge le suivi de quelque vingt-cinq prisonniers et de quelque cent quatre-vingt dossiers d'accompagnement, de contrôle et d'alternatives à l'incarcération en milieu ouvert. Un SPIP de neuf CIP verra vraisemblablement son effectif réduit à huit, à sept, en raison de la perte du milieu fermé.
[3] Association nivernaise d'accueil et de réinsertion vouée à disparaître faute d'effectif composé de détenus en quête de réinsertion
[4] Accueil des familles en attente de parloirs
[5] Deux sites sont dans les cartons : le sud de Chenôve avec le parc de Valmy (apparemment trop proche des vignobles de Marsannay), et le secteur de Chevigny-Saint-Sauveur, dans un carré délimité par Quétigny, Sennecey, l'A39 et l'A31
[6] Personnes placées sous mandat de Justice
[7] Cesare Beccaria Bonesana, marquis de Gualdrasco, Dei Delitti e Delle Pene, 1764
[8] L'état des prisons, des hôpitaux et des maisons de force en Europe au XVIIe siècle, John Howard, Les éditions de l'Atelier, Champs pénitentiaires, 1994, p.85
[9] Émile Zola, Lettre à la France, Stock 1998, p.45
[10] Classement Forbes des 100 femmes les plus puissances du monde : MAM, 11ème en 2008, 57ème en 2009, www.forbes.com
[11] Prisons actuellement situées dans le découpage judiciaire incluant la Nièvre, le Cher et l'Indre avec Cour d'appel centrée à Bourges : www.ca-bourges.justice.fr
[12] En 2007, ADN fermage : 14.424 abonnés pour un volume d'eau potable consommé de 2.130.727 mètres cubes et 1,98€ TTC/ m3 ; régie de Challuy, 1,69€ TTC/m3. Économie réalisée chaque année : 618.000€. www.cg58.fr
[13] On le voit, « Le passage en régie publique permet de stabiliser le prix de l'eau, voire de le baisser. Son prix moyen, calculé par l'Institut français de l'environnement (IFEN), s'établit à 2,19 euros le mètre cube en régie, contre 2,93 euros pour un opérateur privé. Soit 25% moins cher. » In Remunicipaliser l'eau, Marc Laimé, Manière de voir n°112, août-septembre 2010. Et malheureusement d'ajouter plus loin que : « l'ingénierie publique subit un démantèlement accéléré depuis le lancement par le gouvernement de M. François Fillon de la révision générale des politiques publiques (RGPP) »