mardi 20 mars 2012

Le printemps


La fuite du temps et la baie vitrée qui vole en éclats – Fugit irreparabile tempus. Éclats irreparabile pleins d's, bouts de verre fichés dans la peau fanée, Virgile sans tain. Les rues en bas noyées de monde traînent leur nonchalance sans nom. Vos cinq produits à prix amis, déliés dingues, placards publicitaires en chaque recoin d'âme. Les trains de banlieue glissent sur des rails diamantés, chemin tracé d'un au-delà meilleur. Le blocus des péages, ménages monospaces Androïd. Mais descendre la dune en courant, qui sait encore ? Un pas lancé qui en fait mille, qui sait ? Photomaton de vies plaquées, sièges d'aérogare, on dirait 2001, bijou pop kitsch, lèvres mauve pailleté, costard chouchou, verseau ascendant balance cherche twitte. Solitude.


 

Eh ! t'as vu le musicien, guitare à l'épaule, j'adore Monet, ses jardins et gloriettes, cours lentillés, là-haut le cosmos, Sa voie lactée dans son écrin lunaire. Des ocres comme s'il en pleuvait, des cascades d’Écosse, le Pérou, des zooms à la pelle jusqu'à la cime des douglas. Éclats de verrière ! L'âme absconse de souvenirs vivaces déterre des parterres de fleurs qu'on attendait plus, intarissables bulbes et l'heure d'été qui avive le retour de ses grues. Y a pas de chanson, juste un refrain. C'était l'imparfait de nos jours, ces vieux dallages de ferme, un ruban bleu Regards. Tout ça dans l'avers de mes quinze ans, trésor enfoui que vous n'aurez pas. Elle disait des phrasés de titi et Marielle faisait le mariole à Pont-Aven. Indicible Saint-Maur en palets bretons fondants. Même le moine ne saurait oublier Dieu dans le puits de ses yeux. Le chantre invente et vante son poil, doux ronron au coin du feu, chaud, chahut devant ! Qui croire ? Qui voir ? C'est un afflux de bazar, pacotilles brindilles. Mille morceaux, infaisable puzzle, ces bouts de verre rafistolés raplapla, et cette cathédrale aussi vite érigée pleine flèche, dard. Repartir cap au sud, ciel deltaïque pur. Imbrications à l'envi : ici quelques crocus, là le dais, dentelle et broderie, canevas.

Tandis qu'en bas Peau piquetée, cheveux épars, orbites cadavériques, pantin démembré en attente de magnétiseur, chimio dans l'air. Et le verbe. Commencement de la Fin, le verbe orbital et la Terre à ses pieds. Un satellite déploie ses ailes voltaïques d'où s'échappent les mots assidus comme les amants de Folon, ribambelle de confettis se déversant sur le char de la reine. Le poète s'élève aussi vite qu'il sombre, c'est une ombre, un mensonge, un aveu, un vœu Ce qu'il veut Libre paumé des plateaux d'Atacama au fin fond de son horizon, des joncs se frottent en sons silence. À portée de pause et de do-si-la-sol Soupir. Whitehorse de belle saison. Il aboute les boutes et cingle sa voile épique. Faseye ma belle, tout de bord !

Lézarde printemps crocodile des mêmes peaux tannées waiting for sun. La terre honore. C'est la sarabande sonore des haies à l'herbe vraiment verte. Oui, ça pète, fouette Cocher Plaines Chemins d'aplomb patapon. Les buissons naissent d'un rien, d'un claquement de doigt l'orchestre meut ses cuivres timbales magistrales. Millet renoue les mains de sa paysannerie, fond de clocher recueilli, le ciel étale son chant. Les enfants crient, les airs s'adonnent à leurs soudaines présences, meute assoiffée. Canne, brouillard montant, signe de beau temps, faconde ancestrale du petit vieux sorti de sous sa pierre d'hiver. 2012 est bien là, fidèle sans fiel, fâcheries de froidure si vite oubliées que s'ouvre grand l'éventail du théâtre. Jadis les ladies se gantaient et tournaient l'ombrelle. Jadis du tempus où la petite parigote rigolote pédalait garçon manqué, j'étais Butch et Tati farceur. Vous ai-je parlé de roses, boutons, brassées embrassées entre les feuilles des gros livres (Catalogue de graines, plantations tentation, les mains dans l'humus façon Willemse) ? Brume à point nommé ? Des ans passés ?


 

Les charpentiers s'attèlent à la tâche, les scieries rabotent à plein. Te voilà bec cloué, hirondelle sur un fil à écouter ton Concerto grosso quatre tiers Haendel déploie ses ailes Florence fredonne Que dire de Venise ? Oh, ma Douce, quête hautbois, masque carnavalesque, c'est la grande fontaine d'abondance ! Fa tourneboule, aujourd'hui rien n'est mineur. Seurat pointille, on dirait des chaussons de petits rats. Ramène tout à Toi, ratisse large, vaste soudain le monde par-delà les thuyas, laboure ton estampe japonaise, rends-toi Fuji cône. C'est du Canaletto dans le texte, te dis-je ! Imagine les myriades de colombes de la place Saint-Marc, guette leur envol, prends chaque aile sous ton bras, décolle. Trempe ton doigt dans le ru frais, Pavane Fauré au jardin de Pagnol. C'est tout Porquerolles qui roule sous l'or de ses boqueteaux d'alep, Porquerolles échevelé, au parquet ciré le ciel s'étire long dans l'entrée, le jour s'assoit sur ses vagues coussins de fétuques, prend la pause, passe à autre chose. Ondoiement d'un rien tu blanchis comme la corde d'un violon, Stradivarius en trails de longs courriers, lève les yeux, c'est plein de bleu, cœur en feu. Maître Cornille au moulin de Fontvieille sonne ses garennes, Daudet plume ses lettres, Rosa fait son bonheur aux sonnailles de ses bœufs, Giono sème ses regains de pluie, gelée pas fière, psttt ! comme on souffle un pissenlit. Jaune bouton d'or, monsieur Pivert. Les lampadaires sont éteints, les volets déboutonnent leurs gueules enfarinées, les dames se dévêtent robe longue ceint légère, transfiguration du Christ sur la montagne Blanc plus que la neige, mais les névés ont coulé jusqu'aux moraines. Réchauffement de but en blanc, à tout prendre et ne rien laisser, tables dressées sous des portiques fumants.


 

Elle, elle s'étend sur sa méridienne, little Bouddha, un miroir renvoie le sein de l'Acropole. J'aime tout en elle, lèvres frémissantes, pensive elle sourit, tourne la tête, la porte s'ouvre, elle ferme les yeux. Petite souris, une baleine sort des flots, un enfant les billes écarquillées happe le monde, contre-jour à la fenêtre. Mais il n'y a plus de fenêtre, tout a volé en éclats. Le chœur emplit chaque corolle, infime bourgeon sous les cataractes abreuvées, ça colle aux sabots. Féconde en tout lieu et même sous la pierre du banc dans le lierre de ses ans, mains calleuses sur canne. Battement de cœur comme une batterie, la rythmique s'accorde au siècle renouvelé. On voit des convois de malades en fauteuil, ils ramperaient s'il le fallait, asticotent la terre, l'égrènent en main, ils en mangeraient. Shoote dans les basques des bises ! les trottoirs avaient l'air tellement moches sous les pas heurtés des passants renfrognés. Vois ce qu'il en est. Et ça ne durera pas, les peaux se fripent comme de vieilles nippes. Juillet viendra brûlera. C'est le boogie wonderland made in fairetale ! Tapis rouge, défilé de mode, soundtrack plein pot sur ta Toscane, talons hauts, pluie de ballons. Ça sent l'Irlande, fuyons de vallons en fripons, cueillons jonquilles vétilles.

Vois le printemps armer ses dents de loup ! Braveheart livre bataille sous le kilt des filles, tartans moqueurs, merle des haies, fouine et s'immisce dans l’entrelacs des chèvrefeuilles torturés de flagrance poivrées. Volubilis. Les hommes bras de chemise ventriculent la terre, tendent cordeau et taillent dans le vif. Vasarely croque chaque once de motifs révélateurs, tracés Nazca hors de portée du vieux monsieur déambulant bedaine tout sourire et bonnet sur le crâne, culotte de velours ample de trop. Une jeune femme pousse landau, le croise à la croisée de chemins qui s'ignorent – plus personne ne dit landau. L'azur réplique ses sillons cependant que des lits alignés aux stores entrouverts la gente vieillarde se plaît à haïr le printemps et tout ce qui bouge. Ils ne guettent ni ne veillent, larmes fondues dans des souvenirs hiverneux, tandis que la pluie les confortent. Mais ils maudissent la pluie bigote et l'herbe gonflée. Leur saison défile en cliquetis de grande aiguille, unique. Quelques miettes pour moineau déplumé. Lacis de balcon : aller retour envol. À cent lieues des miniatures d'Eyck, de la flamboyance d'un Taddeo di Bartolo, du coussin oriental où gît sa tête. Mur vert, aiguille rouge, tomate défraîchie.


 

Tantôt miel, tantôt rocher, il faut être une corneille pour bâiller en se laissant porter par les courants. Presque un jeu d'enfant quand on sait qu'une vigne pampre ses treilles quelque part sous ses tonnelles et que le printemps bat la campagne de province en Élysée. Les chaumes fument d'une espérance toute neuve, j'éteins la chaudière, mon petit écureuil me dit que les oies ne s'y sont pas trompées. Crayons de couleurs et cahier d'écolier où trône le chant d'un bouvreuil aussi taché du bout des doigts que les inénarrables carreaux bleus. Elle passe sous mes yeux, fend la foule. Tu peux pas savoir ! Rien sur terre, absolument, n'attise et ne retient plus mes sens que sa propre douceur sucrée. Des envies de Marquises en Tiger-Moth canari à copier le coller de goélands fous. J'ai la vieillerie de printemps, promeneur solitaire suranné de Voltaire coursant Rousseau. Ridicule iris dans les siens. Piqué de rouge-gorge, brave Stearman en rase-mottes, froissis d'herbe, le chef conduit baguette main droite coulée entre deux giboulées. A white shade of pale, fandango, ne plus toucher Terre. Éclore tout simplement Caruso.


 

vendredi 9 mars 2012

Le vent

Le poète, en tout lieu, suspend ses envies puisqu'il les vit. Il vit celle que l'étoile auréole de ses pas de lune. Je joue, je dis, je vis, vous me manquez. Vous manquez à mes pas, vos pas de lune. Là-haut. Trop haut. Si haut que j'ai fui, j'ai fui le cheval ailé qui s'en allait, comme on vole de haies en haie. Par-delà les raccourcis. Il fallait, il le fallait, parce que mon âme est mon sang. Une sans un. Amie où je me réfugie quand. Quand plus rien n'appartient qu'aux blés fous du vent. Le vent des collines adossées à ton regard. Je nie ma mie. C'est pâlot comme un falot d'espoir sur la barque à flots. Jaillissent des gerbes de lumières et la lumière soudain emporte tout. C'est tout cela, cela que le monde ne sera jamais. L'ultime brèche que l'aigle atteint depuis la couvée de ses petits au nid. Il fallut aussi que ce fût un nid. Comme à chat perché dans la bruyère perlière, à perdre haleine, comme un faon court. Tout court. Tiens, prends la ramure sur tes épaules, charge ton bât muletier, hirondelle, verte s'il me plaît, courbe d'un ruisseau sur tes reins. Je chois. Je chois d'un rien par-dessus bord. Vaisseau emporté par ses fantômes. Vogue petit navire, navire et chavire. Comptine et chants d'été pour. À toi, toi, tout conter. Les contes sous les cartes, la carte du paisible et de la soif. La carte vierge au mur épinglée. La carte cinglée sous les vents de ton Paradou. Doux Paradou, Ange mélodie. Lys Lis Les mots Les poètes s'accrochent au vent, tous les vents, l'Himalaya, temple et stûpas. Stupeur d'un simple songe. Ne plus se réveiller. Conter, ne plus conter. Souffle. Souffle où il veut.
I am not the master of my fate
I am not the captain of my soul
Siège s'il en fut qu'Henley ne produisît jamais. Là, les champs s'ouvrent sur Elyse, une robe flotte au vent, une mare pailletée, une bondrée, un hibou endormi, et la rivière Désirée dans son coin reclus – À la barbe du violoncelle des blés ; transperce le cœur d'un Christ sous la lance du soleil. Tous les prénoms, tous les âges. L'enfant chante son chœur et le cœur inonde la prairie. C'est un frisson, une onde, l'onde féconde jetée dans l'iris : Éclabousse, et rire. Éclabousse, et rire, l'onde. Ronde. Comme une friandise attise ses anges, mi-démons, mi démis. Tu. Tu sans lien, sans train, sans mien. Triptyque du rien, fait rien. Il parle et ce qu'il dit signe l'au-delà de ses traits, trait de plume. Poitrine.
No importa si el viento me atormenta sin ninguna razón, oy soy tú.
Chambre, fenêtre avec vue sur cour. La cour. Le paon. Celui qui dit Léon à sa belle. Bossa nova, cuivres et balais, murmure, à peine un murmure. Chuchotis de garnements. Suspension, trois petits points ploc-ploc-ploc. Les platanes de la place et le tilleul des cours, cours et récré des cris. Tout remonte, bulles à la surface. Risée qui frisotte et se propage, fil de l'eau, émerveillement. Un pêcheur en bob bigarré, coin de tableau. Et Lelouch qui dit moteur. Comment peut-on ? Distribution, Hollywood, star à l'acte. J'ai déjà vu cette scène. Bruce entrebâille sa chemise, blessure (et la sciure qui recouvre la piste numéro fini). Noir&Blanc, panavision, mille scènes et une. Quart d'heure de gloire quand la porte s'entrouvre et qu'apparaît celle. Pourras-tu l'amie ? Donneras-tu ? Apostrophe et cause, cause entendue n'y croit. Les lustres arrondissent les angles, friselis clinquants, montée d'escalier, marbre encore plus étincelant qu'une boule de cristal. Sonde l'insondable aux pieux tréfonds, vieux comme le monde. Tout comme toi. Poe qui n'en avait et s'en croyait Raven d'Usher, ravi en tout. Colin-maillard, facteur et farandole volètent au vent. Entend. Entend la ronde des ados en cercle, mouchoir (Larmes, non pas de larmes, efface et recommence). Tourne, tourne facteur cheveux au vent, rires étourdis. J'ai vu les nuages ambrer ma fenêtre, trouver refuge en des formes informes et reformer le cœur, s'évanouir en vestige de vapeur comme un ciel étiré d'azur. D'azur et or, armes destroyères, cavalier, chevalier servant à vos pieds madame de pieds en cape, révérence lente, la reine, baiser ses pas, pas de lune, baiser la poussière, l'onde claire aussi saupoudrée qu'un sablier au bord de la mer. Ressac, lent ressac. Paix. Les bateaux dans le lointain, ramure sur tes épaules, et moi je plisse les yeux, aveugle d'espace par-delà l'Océan. Taffetas broché, robe bustier, ivoire sous le pli, froissements d'étoffe sous le rapt d'une image qui passe et frôle, jeu de rôle, cortège et dames caméristes inclinées par tant de grâce. Trône festonné comme un ciel damassé où s'abrite la soie brune de ses mèches. Amples et de grâce De grâce madame Fit-il, Perceval désarçonné Tes yeux, roulement de tambour, batterie, fanfaronne et tourbillonne, tintamarre chamarre l'orage qui gronde et tempête furie furieuse chamboulement. Un mur qui s'écroule déboule Rolling Stone LSD Hiroshima mach 6 déflagration :
I am not a Berliner
I am a poor lonesome
Pauvre ère errant à vos pieds n'osant disposer du moindre regard. Lancelot ne doit. De lune et de Grâce madame. Je ne viens point ici par de jalouses larmes Vous envier un cœur qui se rend à vos charmes. Andromaque se déroba-t-elle qu'il ne vient à nulle ambassade de quérir plus avant. Tout juste se retire-t-on sur la pointe des pieds, stylet dans les méandres de sa craie. Ardoise buissonnière. Écrire, effacer, gribouiller, éponger, récitation d'écoliers Maîtresse dans sa pièce. Le livret ouvert, il récite, il répète planches foulées d'allers-retours. Pas en rien perdus, cerf assoiffé, l'étang s'étend craquant au fil de sa glace dentelée, quelque chose d'extrêmement ouvré. Métier à tisser du ver à soie à l'aune de tes pas, fragile macrovision d'une goutte d'eau emplissant tout l'univers. L'avers des mûriers frissonnant au vent, là-bas la prairie, les blés, ricochets dans l'eau de la mare : tout se tient Tient comme un DC3 sur ses ailes chevrotantes, trous d'air et creux marins, pas le pied garçon, moussaillon ! Un piano, trois accords, et badaboum. Vieille survivance qu'on se refile d'âge en âge, quenouille effilée, premier de cordée vertige vertigo. Oups ! Mais vous n'appartenez qu'à vous Belle Montagne. Pic Cap ; vu et revu. Passez, Gente Reine. L'arène soulève ses ors, les gladiateurs, tiens donc, les gladiateurs éternuent aux nues affamées de clameurs.

Le vieil homme essuie ses pieds sur le paillasson de sa maison. Ses yeux, s'il faut les voir ce sont dans ceux du chien assis à ses pieds ne perdant aucun de ses gestes qu'il faut les chercher. L'homme retire ses bottes, la porte joint mal, la pierre est usée. L'âtre pousse ses cendres froides. Il ne connaît rien de Giono, Virgile ou de l'Aeneidos, ni des bouchons en Tarentaise. Il connut cela, si loin, si longtemps. Ovide s'en est allé, baluchon sur l'épaule. Suis les rails, tunnels et vies vite oubliées.
Scientes quoniam maius indicium sumitis (Jacques 3, 1)
Tel le vent qui n'est jamais le même mais demeure, caresse la Montagne, gente Dame, voilette muette, brassée de brise Chut

mardi 12 avril 2011

Souris ! L'espoir au bout du rouleau de printemps

Mourir de faim
J'ai toujours voulu mourir un vendredi, en mai, le douze, dans l'immédiat après-midi d'une chaleur brutale. Recroquevillé comme pas deux, comme une île des Kiribati, Howland ou Tarawa, loin.
De dire les choses sur le long terme d'une indolente insolence n'est possible que par chance d'appartenir à cette société de l'abondance. Il en irait différemment si ma faim tenait à un fil. Pour “ma part”, j'aurais toujours plus ou moins quelque chose à grignoter, ailleurs c'est loin d'être le cas pour nombre de mes contemporains.
C'est chaque fois pareil, je suis repus et là-bas une femme calme la faim de son enfant en confectionnant une galette de glaise. Hier le Biafra, le Darfour, l'Afrique subsaharienne. Aujourd'hui le Mexique, Haïti, le Kazakhstan, les pays arabes au bord de l'émancipation. Comme si la malnutrition rurale d'hier s'installait au cœur des villes, touchait cette fois les ouvriers, les employés de nos cités. Les classes moyennes.
Ils descendent dans les rues, récriminent contre l'augmentation des produits de grandes nécessité comme le lait, les céréales, les œufs, la volaille... Ils brandissent des baguettes de pain, exit ce manifestant dans les rues de Dakar en avril 2008.

                                                          Marche contre la vie chère, Dakar 26 avril 2008 @ afp

Les chercheurs [1] expliquent cela par l'abandon des cultures vivrières au profit d'une agriculture dédiée aux biocarburants, mais aussi par ce qu'ils appellent « l'homogénéisation » des habitudes alimentaires – grosso modo, nous mangeons désormais tous pareils. Ils expliquent cela cependant que les intéressés continuent de crever de faim ; image vectorielle du on-sait mais on-ne-fait-rien (vectorielle par le fait qu'elle s'inscrive à l'appui de maintes courbes et diagrammes associés).


La fronde de la middle class
Longtemps, j'ai pris l'Amérique pour cet eldorado où personne ne travaille mais jouit de la vie comme pas deux : belles bagnoles à pneus crissant, espaces légendaires, ranchs et Côte Ouest.
Là-bas, les grandes manifestations d'octobre dernier sur les retraites, comme nous savons faire en France, seraient i-ni-ma-gi-na-bles ; le mot grève encore plus improbable. Because politiquement incorrect, interdit. Because la puissance des richissimes frères Koch opposés à tout syndicalisme, because le choix des Républicains, du Tea Party.
À la manœuvre, le gouverneur du Wisconsin, apôtre de l'intransigeance des frères Koch, le généralissime Scott Walker. Seulement début mars 2011, le onze, c'est le coup de semonce : ratifiant une loi pratiquement calquée sur les plans d'austérité européens, Walker s'attire les foudres de la populace, et plus particulièrement de la middle class. Dès le lendemain, 70.000 enseignants, jeunes, employés des services sociaux, étudiants, retraités battent le pavé devant le Parlement du Wisconsin, à Madison.
Que dit cette loi qui contraint les 14 sénateurs démocrates (du camp d'Obama) à quitter le Wisconsin afin d'éviter qu'elle ne soit abrogée ?
Un, que des coupes drastiques doivent être opérées dans la couverture santé pour les familles à faible(s) revenu(s) ;
Deux, que les fonctionnaires sont obligés de cotiser davantage (+ 8%) pour leur retraite ;
Trois, que le rôle des syndicats doit se limiter aux seules négociations salariales, autrement dit à rien, (et non plus aux questions liées aux congés, aux pensions...), avec interdiction à ces derniers de prélever automatiquement les cotisations sur la fiche de paie de leurs adhérents.

                                                                                          Walk like an Egyptian / Madison © Google images

Mais la fronde ne s'arrête pas là, elle gagne peu à peu l'Ohio, l'Illinois, l'Iowa, l'Indiana, le Tennessee et fait sortir de sa réserve Obama soi-même. Si une grève générale venait à s'amorcer, prévient-il, l'impact en serait si grave que les militaires ne toucheraient pas l'intégralité de leur solde, les parcs nationaux, les musées, les instituts de recherches fermeraient tout bonnement leurs portes, les centres nationaux de la santé n'accepteraient plus de nouveaux patients et ne lanceraient plus d'essais cliniques.
Gain de cause obtenu ric-rac ce vendredi 9 avril, jour où l'accord sur les dépenses budgétaires a été conclu au Congrès, évitant de peu la paralysie des États-Unis.


L'humanité ne produit des optimistes que lorsqu'elle a cessé de produire des heureux  [2]
Je vis dans un pays, la France, qui me donne à manger, qui m'accorde une couverture santé, un régime de retraite et le droit de me syndiquer ; ce qui n'est pas le cas partout dans le monde.
Et pourtant, tout cela ne saurait me faire oublier ni la cherté des produits alimentaires de prime nécessité ; ni l'amincissement des droits en matière de santé, de retraite ; ni l'ascendance limitative des manifestations, si importantes soient-elles. Parlant à tout va d'homogénéisation, nous réduisons la planète à une vaste contrée tôt ou tard mue par les mêmes effets, les mêmes douleurs (À tel point qu'il est quand même stupéfiant de distinguer les démocrates des républicains, et vice versa ; comme si un républicain ne pouvait être démocrate et un démocrate républicain).
Et voilà soudain que, dans ce concert, je m'entends dire : « Allez, souris ! Tout va bien, tu es d'un pays riche. »
Mais d'où vient ce clairon d'optimisme à marche forcée dont – si nous nous en tenons à ces cercles d'économistes en vogue [3] – il faut désormais faire montre ? Que diantre, sortons du burn-out latent, dixit le dernier Médiateur de la République, Jean-Paul Delevoye ; émergeons de cet épuisement collectif, viles ténèbres tétanisantes ! Affichons notre “antidéclinisme” de circonstance ; comme c'est le cas du cancéreux qui résorbe sa maladie par excès d'optimisme.
Jean-Hervé Lorenzi, président du Cercle des économistes, le chante à tue-tête, le message aux Français est on ne peut plus simple, nous vivons « dans un pays qui a créé 600.000 entreprises l'an dernier, qui a des enfants, des médailles Fields... Un pays où il fait quand même bon vivre... même s'il souffre d'un mécanisme d'exclusion – 8 millions d'exclus sur 65 millions d'habitants – inacceptable, unique dans l'ensemble des pays développés » [4].
Il est vrai qu'à part cela, tout baigne.
« Les réseaux sociaux sont de puissants leviers, en France comme ailleurs dans le monde. De petits groupes d'individus éclairés, instruits, gourmands de culture, d'économie... échangent sur un avenir meilleur », enchaîne sur le même ton l'éditorialiste de Centre France, Philippe Rousseau.
Mais alors, serions-nous de ce siècle qu'il nous faille à ce point ignorer les Lumières d'Illuminati inspirés ? Serions-nous à ce point neuneus qu'il nous faille fermer les yeux sur les fins de mois à rallonge, les misères à répétition ? Serions-nous les enfants gâtés de la farce qu'il nous faille nous entendre dire que c'était pour rire, que le Fabuleux destin d'Amélie nous pouline enfin dans le sens du poil ?
Suggérons seulement à ces hommes de grande culture d'aller cultiver leurs caddies dans les rayons des supermarchés... avec maintes précautions : ne pas craquer plus d'une centaine euros sous conditions de ressources et d'exigences d'une famille de quatre personnes [5]. Au jeu du déniche-nouilles-les-mois-chères, au jeu du premier-prix-pas-encore-assez-bas, on verra bien qui le dernier perdra le sourire. Parce que ce jeu-là c'est du même acabit qu'un leitmotiv qui revient tous les trois quatre jours.


Démagos contre intellos
Je ne sais.
Comme je ne sais s'il faut se taper le ventre du revers de sa pensée.
Comme je ne sais s'il faut se fier à son instinct ou se contenter de regarder passer les nuages sur l'écran de son iPhone.
De toute façon, ça ne coûte rien d'essayer, d'être optimiste. Paraît que ça rend les dents blanches et les enfants joyeux. Paraîtrait même que l'enseignement fera bientôt partie du cursus des amphithéâtres de LMD.
Pour l'instant, j'ai dans la tête cette vieille chanson de Gabin :



Je broadcast myself de ce doux parfum d'incertitude et je me dis qu'on entretient ses rêves comme on entretient l'espoir de les vivre – et la crainte de les affronter. Ces salopards ne sont jamais tant vivaces qu'en ces périodes végétatives. Mais, comme dit l'autre, c'est toute la problématique du désir. Désir d'en bas, du ras des pâquerettes ; désir d'en haut, un cran au-dessus du middle rank.
Jamais content... d'une autre chanson.



[1] On lira L'état de l'insécurité alimentaire dans le monde, 2010 de la FAO, site : http://www.fao.org/docrep/013/i1683f/i1683f00.htm  
[2] Le paradoxe ambulant : 59 essais, Gilbert Keith Chesterton, Actes Sud, coll. Le cabinet de lecture, 2004
[3] Karine Berger et Valérie Rabaud (Les Trente glorieuses sont devant nous aux éditions Rue Fromentin), Bruno Tertrais (L'Apocalypse n'est pas pour demain aux éditions Denoël), Michel Godet (Bonnes nouvelles des conspirateurs du futur aux éditions Odile Jacob), l'inoxydable Alain Minc (Un petit coin de paradis aux éditions Grasset)...
[4] Interview d'Yves Carroué pour Centre France, 9 avril 2011 ; on lira également l'article de Denis Ranque (ancien patron de Thalès) sur tousoptimistes.com : http://tousoptimistes.com/?p=1226  

mardi 5 avril 2011

La 5ème roue du chariot


  
Il est des signaux que l'on m'envoie et que je peine à décrypter et qui, pourtant, me sont si familiers. Paradoxe où l'essentiel des choses rivalise souvent avec le simple fait de désherber, de peindre une grille, de promener son regard depuis un belvédère, de pêcher à la mouche, de dire bonjour à son voisin, de prendre le frais, de croquer une tomate sur pied.
… Ainsi la course du temps dans la lenteur des jours.


Le souffleur
Souffleur – (1549) personne chargée de prévenir les défaillances de mémoire des acteurs.
Un écrivain ne sert à rien, sinon ça se saurait et il y aurait nettement moins de bouquins. Le livre serait un objet d'autant plus précieux qu'on viendrait de très loin, un peu comme à Christie's, un peu comme pour un vase Ming, un collage de Peter Beard. Ne s'en porterait pas acquéreur qui voudrait. Il faudrait s'en donner les moyens. C'est aussi, dans une moindre mesure, ce qui arrive la première fois qu'on lit un texte, on devient en quelque sorte son découvreur. Vainement, tant les étalages des libraires restent sans fin.

                                                                                                   Dali Accident on 125th street, NYC, 1963 /
                                                                                                        Peter Beard © Christie's catalogue

Le travail de l'intellectuel de profusion (telle que nous la connaissons aujourd'hui) est une fiction qui ne nourrit pas son homme. Ce bouillonnement neuronal ne confère nul statut ; retenons ces aigrettes de pissenlit qu'aucun enfant ne disperse, las du jeu. Plus profondément, le travail intellectuel ne sert à rien tant que sa version manuelle ne l'a pas validé – l'écrit se fait ouvrage, la toile peinture, le cliché photographie, l'auteur artisan. Les mains de l'écrivain se crevassent alors de la dureté de sa peine ; il peut gagner son ciel, comme dans les contes de fées.
Mais on le sait bien, ça ne sait rien faire d'autre, un écrivain. Ça se met dans la peau de n'importe qui ou de n'importe quoi, ça noircit de la ramette ; à part ça... Tenez, parlez-en à votre conseiller de Pôle Emploi.
-  Vous recherchez dans quel domaine ?
-  Écrivain.
-  Oui, un peu comme ma belle-sœur, factrice sur ISS Entreprise.
-  Non, sans blague !
-  Moi aussi, sans blague, elle est intérimaire à Inter.
-  Tiens, ça rime.
-  Vous trouvez ?... Pigiste en balnéothérapie fonctionnelle, ça vous dit ?
-  Ah oui, c'est quoi ?
-  La plonge.

Dans ce cas, à quoi me sert d'écrire quelque chose comme :
« L'aube néfaste n'efface ni mes frasques et la faconde qu'un clair soleil emporte haut »
ou
« Monsieur, je ne vous permets pas ! s'enflamma-t-elle plus rayonnante que jamais » ?
Rien.
Juste cette idée qu'au départ je croyais dur comme fer au récit, à ce dialogue. Personnellement (j'adore ces lapides loqui), personnellement, j'écris, je ferme, quand vais-je relire ? Jamais ou presque. C'était juste histoire de coucher sur le papier ce qu'un échange synapsique totalement indépendant de moi s'est permis de me souffler et que je prends pour argent comptant. Mon cerveau a fonctionné, j'en suis extrêmement fier.
-  Très bien, cher monsieur, voici votre accessit !
T'as qu'à y croire...
Et quand bien même vais-je bâtir l'histoire qui tienne la route et que je juge porteuse d'inédit, quand bien même l'alignement de ces quelque cinq cents pages, fruit d'un “travail” suivi avec ses valses hésitations, ses reprises, ses rejets qu'on appelle cure d'amaigrissement, ses allers-retours Terre-lune... rien.
Ma pensée ne vaut pas tripette.


Le stand de tir
Comprendre cela demande des années d'orbite.
L'image qui fédère généralement est celle du mec qui refuse de vieillir, qui n'accepte pas de voir son crâne se dégarnir, les taches sur ses mains. Mon cerveau a beau être la plus belle machine jamais conçue, il est pure ineptie de croire à sa maîtrise, sa portée. Pourquoi nous avons le bon goût de dissocier l'esprit et l'âme de l'enchevêtrement neuronal conceptuel.
Disons que l'esprit c'est ce qui vient quand on lit le texte, l'âme quand on referme le livre sur la dernière phrase. Ici le lecteur a beau jeu, et c'est même tout l'intérêt et l'inassouvissement de la lecture – ce passage de l'émotion au joyau. Rapporté au cinéma, voyons avec quelle rapidité les films se délitent, et ceux que nous mémorisons en poignée vivace. Les livres que nous portons se comptent aussi sur les dix doigts.
Dans le florilège des compositions de tout poil auquel un écrivain peut, libre à lui, s'adonner matin-midi-et-soir comme l'ordonnance d'un trop-plein plus ou moins perturbateur, une tête bien remplie est totalement impotente dès lors qu'elle est étrangère au cénacle ambiant. Sa prose est aussi féconde qu'une éjaculation dans le vide. Ça rappelle les tirs de fêtes foraines à tous coups perdants (l’œuf étant le ballon), à moins de : tomber sur la bonne carabine, viser la bonne case ou venir avec sa propre carabine, ce que refusera systématiquement le tenancier. Passer son bonhomme de chemin et se dire qu'il n'y a pas marqué la Poste part également d'une autre résolution.


Le lanceur de javelot
En marge de ces méandres, je l'ai maintes fois dit, la culture est intensivement productive pour qui s'y adonne. On ne sait jamais qui, du champ de blé ou du vent, nous est le plus profitable. Ni même l'instant où, par bonheur, une vétille scintillera de sa gloire indélébile. Mais dans la masse de ce que nous sommes amenés à lire au cours d'une vie – à écrire pour certains [1] –, force est de constater qu'ainsi sustenté, notre esprit vagabonde au gré d'humeurs qui lui sont propres et dont nous serions bien incapables de dire où se trouve la source. Si ce n'est que nos chères lectures, nos écrits fomentent souvent d'eux-mêmes l'objet de nos réflexions, j'en veux pour preuve ce que je lisais pas plus tard que cette après-midi sous le clair soleil.
Chapitre « Le fascinant fantôme de la liberté », je m'instruis de L'art difficile de ne presque rien faire du nivernais Denis Grozdanovitch [2] (Auparavant, j'ai corrigé l'impression de ce que vous lisez). Et voici sur quoi je tombe, citation de Samuel Buttler :

Comme nous connaissons mal nos pensées !... Oui nous connaissons nos actions réflexes – mais nos réflexions réflexes ! L'homme, parbleu, s'enorgueillit d'être conscient ! Nous nous vantons d'être différents des vents, et des pierres qui tombent, et des plantent qui croissent sans savoir comment, et des bêtes errantes qui vont et viennent, suivant leur proie sans l'aide, il nous plaît à dire, de la raison. Nous autres nous savons si bien ce que nous faisons et pourquoi nous le faisons ? J'imagine qu'il y a quelque chose de vrai dans l'opinion qui commence à se répandre aujourd'hui, selon laquelle ce sont nos pensées les moins conscientes et nos moins conscientes actions qui contribuent surtout à façonner notre vie et la vie de ceux qui sortent de nous. [3]

La lumière est belle et bien là, au bout de cette dictée à voix multiples – exercice quasi involontaire, comme tombé tout cuit dans le bec, sceau d'une sorte d'écriture automatique. Et, croyez-moi, ça vaut son pesant ! On peut même rapprocher cela de l'effet tunnel bien connu en physique quantique : de par sa double nature, l'objet corpusculaire qui vient à buter sur un obstacle donne le relais à son alter égo ondulatoire qui, lui, le traverse comme s'il n'existait pas.
Cette lumière ne s'apprend pas, elle passe et nous illusionne d'effets d'optiques remarquables. On se laisse bellement éblouir, et c'est tant mieux ; tout bénéfice !

Tu as tout à apprendre, tout ce qui ne s'apprend pas : la solitude, l'indifférence, la patience, le silence.
Georges Perec, Un homme qui dort [4]

Mais aussi quel lanceur de javelot pour venir toucher l'oiseau sur un fil ?
L'écrivain est aussi futile qu'un athlète s'entraînant à cela ; sinon pour la beauté du geste, la fulgurance de s'en croire capable.
Et dire que nos gosses planchent à longueur de journée sur des scolies qu'ils décryptent au possible mais ne leur sont en aucun cas familières ! Lecture et écriture valent quand même autre chose que de vagues notes, ou l'étroitesse des cercles. Leur a-t-on jamais dit la fermentation, l’œuvre au noir (sur blanc) auxquels le librettiste, le romancier, le poète s'adonnent aux feux rouges, dans l'endormissement d'un siège de coiffeur ou sur l'appareil de n'importe quel bout de papier ? Parce que ça sort, et qu'à tout bout de champ ça peut tailler la route ou s'embraser.
Les paragraphes, le complément circonstanciel et le présent du subjonctif ne sont rien sans la faveur de dame nature qu'on dira petite voix ou don. Quel auteur n'a pas rallumé la lampe parce que son oreiller se complaisait au supplice d'une brève d'urgence ?
Alors non et bien au contraire, la sainteté ne sacrifie rien au sacrifice, l'écriture non plus. Elle vibrionne de toutes ses vibrisses, plus réceptive que l'émotion elle-même. Elle est.
Je me rappelle cet Apostrophes [5] où Soljesnitsyne – Nobel 70 – expliquait qu'au fond de sa prison, et bien qu'on le privât de tout papier, il composait mentalement à partir de ce qu'il avait mémorisé au long des jours. Sa liberté recouvrée, il n'eut plus qu'à réciter son livre, le publier : L'archipel du goulag.


Le témoin
Décidément, ce collage de Peter Beard est très parlant [6]. Il transcrit magnifiquement nos Fluctuat nec mergitur. Mais un jour – Brassens ou non – tout cela aura disparu. Nous-mêmes nous ne serons plus ; que nous ne nous étions pourtant pas débattus ! Les uns jouant aux chefs, les autres à la cinquième roue du chariot, il restera de nous ce qu'il reste de notre généalogie.
Passé ce recul, on en comprend mieux l'objet : ici le pouvoir ou l'écriture comme limite de son propre assouvissement. Tout à fait comparable à la sexualité en tant qu'intarissable jouissance pour ultime preuve d'enfantement.
… Qui lit encore les sueurs d'Agricol Perdiguier, les colères de dom Armand-Jean Le Bouthillier de Rancé, les coquineries de Nicolas Restif de la Bretonne, le prix Fémina de Marguerite Audoux, le lyrisme d'Anna de Noailles, les célébrités de Saint-John Perse ?
Qui lit encore ?
T'as qu'à y croire...
 
 
Je le disais in petto, on peut très bien prendre un battement d'ailes dans le cerisier, La montagne de Ferrat, Les Copains d'abord, une pincée de vieux vers, une Première Gorgée de bière, le transat d'une sieste méridienne pour bondieuseries d'éternité et s'en retourner guilleret à la fortune du pot. Personne ne nous en voudra (surtout pas soi-même), l'ouverture d'esprit nous en saura gré et nous serons quittes.
Quitte à reprendre, quitte à sonner du marteau sur l'enclume, quitte à battre le fer dans l'isoloir de sa forge et prendre le recul qui sied à l'artiste. C'est du vent tout cela, bizarreries de tournoiements dans lesquels se perdent des cris de corbeaux, des brises d'algues, des aspérités d'écorce, le florès des moissons, le transport des récréations. C'est du vent, mais quel charivari, quelle invite !





[1] Ne dit-on pas qu'un Français sur deux s'adonne à l'écriture... ?
[2] Denoël 2009
[3] Ainsi va toute chair, Samuel Buttler, Folio 2004 (c'est moi qui souligne)
[4] Folio 1990
[5] du 11 avril 1975
[6] d'où sa mise à prix de 25.000 €

samedi 26 mars 2011

Éloge hélas

Les textes qui font plus ou moins état d'un éloge désuet mais fort rassurant – éloge de la paresse, de l'insomnie, de la lenteur, du rien, de la faiblesse, de l'ombre, de la fuite, de la gentillesse, du sensible, de la vieillesse, de la différence, de la sieste, du silence, de la douceur, de l'oisiveté, de la fadeur... – ou d'un petit traité d'usage contraire aux idées reçues – petit traité de la vie intérieure, de la désinvolture, du pastis, de la connerie, de la désobéissance... –, tant que ni l'un ni l'autre, ni de l'éloge ou du traité ne relèvent d'aucune subversion, il est brillamment admis d'agrémenter la chose de citations de poètes chinois.



Wang Hui-chih et la bande
Ainsi verra-t-on Wang Hui-chih, fin lettré du Vème siècle, Chang Ling Wen et autres Jiu Peng Lei... poser en haïkus heureux, en accolades, la pastorale d'un confucianisme tombant à pic.
De Wang Hui-chih, cette délicieuse formulation, exergue de l'homme d'en-bas qu'un bouquetin entraperçu tente d'équilibre :

« La lune rouge
  Élixir des montagnes bleues
  Prends le large, fuis ».

Avec ses trois vers, Wang Hui-chih sert aussitôt d'ouverture entre le maître et son élève, introduit le thème que l'on devine. Et nous voilà en selle, cautionnés, armés, audacieux pour enchaîner l'objet de sa leçon. Parce qu'il faut bien le dire : on ne traite d'éloge qu'à ce précepte que l'on entend donner.
Prenons celui de la faiblesse et rendons-nous compte de cette force avec laquelle il convient de faire preuve dans la persuasion. Je ne peux dire à quelqu'un sois faible et tais-toi. Il faut bien plus, sinon la leçon qui fera que l'on ne voyait effectivement pas les choses de la sorte. Dans ce cas précis, la Bible (depuis l'autre joue qu'il faut tendre aux arguties de sa propre petitesse dans le concert de l'univers) nous invite, elle aussi, à suivre le chamois qui connaît le vrai chemin.

                                                                                     Conversations avec la montagne / Shi Tao @ google images

On le voit, du texte fondamental au poète chinois du Vème siècle, la porte m'est grand ouverte. Je n'ai dès lors plus qu'à m'engouffrer dans la voie royale qui ne me plaira rien tant que d'enseigner à mon tour.
J'ai cité Wang Hui-chih [1], j'aurai si bien pu développer de subtilités sur un autre de ses condisciples. Les pages ne manquent pas et la matière non plus. Pourquoi s’embarrasser ?


Meng Haoran
Dans Visite à un ami dans sa maison de campagne, le poète Tang, Meng Haoran [2], par un certain éloge de l'amitié nous convie à la grâce du sensible qui nous atteint en ces saisons dont le cœur s'éprend parfois :

« Des arbres vigoureux entourent le village qu'il habite d'une verte ceinture ;
On a pour horizon des montagnes bleues, dont les pics se découpent sur un ciel lumineux.
Le couvert est mis dans une salle ouverte, d'où l’œil parcourt le jardin de mon hôte ;
Nous nous versons à boire ; nous causons du chanvre et des mûriers.
Attendons maintenant l'automne, attendons que fleurissent les chrysanthèmes,
Et je viendrais vous voir, pour les contempler avec vous. »

Partant de cet extrait du Livre des Odes, le « Shi Jing », je dispose désormais du plan sur lequel j'étaierai sans mal tout ce que je veux.
Parlerai-je de la vieillesse qu'il me sera facile de prétendre que la véritable amitié se poursuit au long de la vie, ne serait-ce que par l'élaboration de projets communs ou de rendez-vous futurs – tenus ou non, qu'importe, ils ont été posés comme tels.
Et comme cela de la paresse (les deux amis coincent la bulle en pleine éveil de leurs sens), de l'insomnie (du régal de leur amitié partagée, rien dit qu'ils n'en veillent pas à se remémorer l'heureuse lumière entrevue), de la différence (ils savent combien l'amitié se contente du peu dont elle use parfois avec luxe patience), de l'irrévérence (quand ils mesurent cette chance qui leur est offerte de s'épancher en improductivité alors qu'autour d'eux le monde se débat en vaine lutte)... Et cætera.


Une mise en bouche...
On se rend bien compte qu'entre ces deux extrêmes (prenons pour exemple la fuite et l'engagement) l'éloge de l'un n'est pas si éloigné de celui de l'autre. Ce qui ne veut pas dire que la fuite réside dans l'engagement et vice-versa. C'est plutôt dans la finalité que les deux se rejoignent plus souvent qu'on ne le pense. Et de se poser la question : Qu'est-ce qui justifie l'un plutôt que l'autre dans le ou les moyens d'y parvenir ?
Communément admis, je vais préférer fuir dès lors que j'en tirerai les bénéfices (paix, tranquillité, annihilation de ma peur, report pour des temps meilleurs...) ; de même jugerai-je nécessaire de m'engager pour précisément arriver au même résultat : ici, vaincre ma peur, me battre pour gagner ma tranquillité, pour préfigurer la paix... C'est exactement tout l'enjeu des éloges que de démontrer leur viabilité dans l'aboutissement que leur contraire m'aurait également procuré. En insistant sur ce caractère, les auteurs vont alors s'évertuer à prouver que l'oisiveté n'est rien d'autre que la mise en bouche du travail à venir – soit par manque (suite à une longue maladie...), soit par lassitude (des vacances qui s'éternisent...) soit par cette distraction qui fait qu'à un moment donné il convient de prendre le recul nécessaire plutôt que bâcler.
On fera l'éloge de ce qui s'apprête à nous projeter de l'avant. Avec tout le discernement que cela suppose, on en sera d'autant plus conscient que l'on prendra la chose pour un tremplin, un rebond.
Qu'on le dise ou se l'interdise, l'éloge de la laïcité, voire l'éloge de l'athéisme, conduit obligatoirement sur les sentiers de la religion, voire de la foi. Ce contexte n'est sitôt posé – la défense de la laïcité ou de l’athéisme – qu'il faut bien admettre que leur justification passera tôt ou tard par leurs opposés. La balance trouvera son équilibre dans objet convoité, c'est-à-dire ce vers quoi tend la laïcité dans un cas, la foi dans l'autre et qui, finalement, leur est tant commun. Alain aurait certainement évoqué le fameux bonheur. On peut également parler de combat, de reconnaissance ou de bien-être personnel.
Pareillement, l'éloge de l'insomnie arguera en faveur du temps passé à ce que l'autre ne peut réaliser puisqu'il dort, tandis que l'éloge du sommeil pinaillera sur un esprit reposé apte à obtenir ce que l'insomniaque fatigué ne parviendra à faire. Réaliser, faire, obtenir voilà bien – de manière schématique – la source commune aux deux.


Qui ne mange pas de pain
Mais alors, à quoi sert un éloge ?
On l'a vu avec nos Chinois puis avec nos chinoiseries, l'éloge c'est avant tout marquer du sceau de sa différence la platitude des jours. Et c'est un exercice dans lequel abondent nombre d'écrivains et que les scénaristes manient à merveille appliquant leur loi des contraires (pensons à Dîner de cons).
L'éloge dessert principalement l'auteur qui s'y emploie, tant on voit mal comment adopter à la lettre, dans la vie de tous les jours, ce qu'il prône. S'y conforme-t-il lui-même ? Rien n'est moins sûr. Pour autant, l'exercice de style reste passionnant. On invente des poètes, on crée de la matière à réflexion, on sublime le lecteur par quelques accroches, ça ne mange pas de pain et ça fait vendre.
On peut même ergoter de paradoxe ou de contradiction, le sujet s'adapte largement à toutes les formules ou presque. En ce sens, l'éloge vise davantage la mélopée du poème que la rigueur du propos. Ainsi, à chaque argument de l'auteur, il nous vient ce réflexe de prétendre quasiment au génie dans le même temps que l'on doute de sa mise en forme : on ne va quand même pas s'adonner à l'insomnie, à la vieillesse, à l'oisiveté quand on dort comme un ange, qu'on est encore dans la fraîcheur de l'âge et que ne pas savoir quoi faire de ses dix doigts conduit irrévocablement à s'emmerder.




[1] … qui, lui comme ses deux compères, n'existent pas plus que la perceuse à dix coups !
[2] Qui lui existât bien (691 - 740)

mardi 22 mars 2011

Aujourd'hui Léautaud ou Genet

Ne me demandez pas qui étaient Léautaud ou Genet, mais ce qu'ils seraient aujourd'hui. Auraient-ils vraiment toute latitude pour appliquer à la lettre leur esprit de fronde, leur désarmant décalage, en un mot leur licencieuse misanthropie ?
Ils seraient SDF édentés ; plus de Paul Valéry, d'amis se portant caution, perclus d'indulgence et de sourires amusés. Ils seraient clochards, trop saouls du matin au soir pour écrire une ligne, trop avachis pour joindre leur cerveau à l'utile de leurs excentricités. L'époque n'est plus à la marge. On est dedans ou on ne l'est pas.
Léautaud vivaient avec cinquante chats et une guenon, il écrivait à la plume d'oie à n'importe quelle heure du jour et de la nuit, il aimait les femmes mais ne pouvait s'en attacher aucune tellement son existence était farfelue, insociable. Genet avait pour tout viatique trois sous au fond d'une poche, un bout de papier avec trois quatre numéros de téléphone, il logeait à Paris dans des studios qu'on lui prêtait – la famille Bouglione notamment. Ils étaient tous les deux libres comme l'air, libres d'invectiver leur éditeur, libres penseurs. Il n'y avait rien d'autre qui pouvaient les en distraire : une radio grésillante, les journaux, un vieux fauteuil piqué de brûlures de clope. Ils menaient somme toute une existence d'heureux cloîtrés râleurs, avec pour bruit de fond les trains à vapeur de la grande ceinture, de lointaines cours de récré.
Le temps avait ses limites, ils en usaient avec l'indolente hauteur des grognons bourrus. Ils avaient peu d'exigences – une table, un lit. Avec 100 francs anciens, ils tenaient huit jours ; ils ne n'obtiendraient même pas du boulanger du coin une Fraise Tagada. Ils travaillaient à leur œuvre comme d'autres étaient Homme du Picardie ou bateleurs de foire. Sarcelles n'était encore dans les cartons que leur paisible ruche se tenait au fond du jardin, bien à l'abri des acacias et des herbes hautes. N'écrivant même pas quelque texte fondateur comme ceux d'Homère, de Diderot ou, dira-t-on, de Jonathan Littell, parodiant pleinement leur époque dans des romans interlopes ou des récits désuets. Bateleurs de foire, une fois pour toute.
Le livre n'est plus cela, l'auteur encore moins.
Aujourd'hui, nous vivons trop en sursaut, mus par d'invisibles réveils, distraits par mille et une choses, des gadgets en veux-tu en voilà, des trésors d'illusion et l'obligation de survie. Il faudrait être immensément riche, un mec comme Howard Hugues, pour pouvoir mener la vie qu'ils menaient. Ils seraient perdus dans la bande passante des publications, noyés dans la masse des blogs, des livres numériques. Ils seraient obligés de faire de la scène, cavaleraient pour une émission de télé dès lors que leur bouquin choirait pour une semaine au plus sur quelque étale, cabotineraient pour une pige. Au premier coup de gueule, on leur claquerait la porte au nez : va voir ailleurs si j'y suis.


Finalement, ils seraient au RSA. 466 euros par mois.
Pas plus malheureux que cela. Ils n'auraient en rien le caractère imposable que l'on prête aux travailleurs parcellaires, obligés quant à eux d'abouter ceci et cela pour joindre péniblement les deux bouts.
Ils fanfaronneraient Chez Gégène entre un rouge limé et le froid piquant du dehors chaque fois qu'entrerait ou sortirait un client :
- La porte merde ! Ça caille !
Leurs bouquins relateraient sûrement les joyeusetés de l'escadron. Ils joueraient aux Albert Simonin, glisseraient l'euro symbolique dans le bastringue et ça serait reparti pour un tour. Ils seraient de ceux que l'on croise et qui vous devisent du haut de leur blonde à bout doré.
- Vas-y, mon con. Cause toujours et va bosser.
Ils engrosseraient quelque précieuse qui verrait leurs droits sitôt repartir à la hausse. Et chacun chez soi. Le soleil inondant alors les trottoirs et la sieste qui va avec. Ils auraient pour eux la lenteur communicative des nonchalants qui se prêtent, à grand renfort de débinage, à l'éloquence d'un monde où, décidément, tout fout le camp. Rien moins en verve que de dénoncer la droite et la gauche, l'étranger et la haute, comme kif-kif et bourricot. Criant haut et fort que leurs certitudes valent bien celles de madame Trucmuche et monsieur Machin. Si ça se trouve plus Français que ces deux-là, et ne leur souhaitant, en aucun cas, de tomber comme eux dans la décrépitude, l'abandon et le marginalisme ; en gros, dans l'orchestration programmée qu'on leur fait subir.
- Oui, monsieur, pauvre et fier de l'être !
En tout cas, logés gratis par la mairie, soignés pile à l'œil, aidés de toutes les manières par la conscription de tarifs sociaux parfaitement ciblés. Rien à voir avec les clodos, les encartonnés de la rue, les laissés-pour-compte, les Cosette des bas-fonds, les Monte-Cristo des cachots à ciel ouvert. Deux mondes. Trente-six mesures pour les uns, une maraude pour les autres.


J'ai vu Léautaud [1] en vergogne des grands jours. La Loire paradait d'éclats insolents et ronchonneur au bibi mou digressait de silence sous le soleil. Il rêvait. Genet est arrivé pestant et maudissant la noria des poids lourds sur le vieux pont. Couvrant les remous que les arches pétrissaient, je les entendis parler de la Libye :
- Qu'est-ce qui z'attendent pour faire péter le bunker à Kadhafi ? Vraiment des bons à rien !
- C'est comme le Japon. Tu me feras pas croire qui peuvent pas éteindre un incendie. C'est voulu, tout ça !
- Bien sûr que c'est voulu.
- T'as été voté hier ?
- Voté ? Tu te fous de ma gueule !
- Tu parles d'une bande de zonards avec leurs élections à la con !
- Tu sais ce qu'on dit, mon Paul : « Nos plaies ouvertes saignent parce que les gens voient qu'un tas de connards à qui ils ne confieraient même pas un stand de hot-dogs dirigent leurs vies ».[2]
- Z'annonçaient pas de la pluie pour aujourd'hui ?... Et ceux-là, tu vas pas me dire aussi !

Discussion by Saint Nataly / fotocommunity.com 2008

En deux coups de cuiller, ils refirent le monde. Et le monde coulait à leurs pieds. Et le clocher sonna l'heure de l'apéro.
- J'y vois pas passer.
- Une drôle de rumba, mon Jean.



[1] Moins encore que Pierre Perret qui affirme avoir rencontré le « sauvage » de Fontenay-aux-Roses, alors qu'il n'en est rien :
http://bibliobs.nouvelobs.com/documents/20090129.BIB1245/perret-et-le-pot-aux-roses.html
[2] Les Rois écarlates, Tim Willocks, éd. de l'Olivier 1996

jeudi 17 mars 2011

Shibutsu Shūgō, An onze




La prière impossible
Japon [1]
An
Onze
Deux ou trois choses qui ne cessent de m'étonner : la nudité des Nippons qui ont tout perdu et l'apparente légèreté dont ils font montre. Quelle dignité et quelle leçon pour nous, Occidentaux, et autres Orientaux nettement plus démonstratifs ! Des villes d'un million de personnes rayées de la carte – imaginons Marseille, Volgograd, Adelaïde, Birmingham, Cologne, Bilbao, Palerme, Dallas en fétus de paille –, des scènes d'apocalypse, la terreur à venir et l'élégance avec laquelle ils nous interpellent.
« Ganam », dit-on là-bas, à l'appui d'une vertu signifiant à la fois la patience, la persévérance et l'endurance.
Ganam.
Ils ont beau posséder une technologie avancée, ils sont vraiment restés du Soleil Levant. À preuve, le premier ministre Naoto Kan venant s'exprimer à l'ambon devant les caméras. Il est vêtu d'une sorte de bleu de chauffe et s'incline devant les couleurs de l'empereur avant de commencer son exposé. Le regard d'Akihito est celui de Dieu. Tant que l'empereur est debout, le Japon l'est aussi.
On ne peut s'empêcher d'évoquer Hiroshima, Christchurch plus près de nous. Ces longs cortèges d'infamie silencieuse, comme une prière coincée en travers de la gorge. D'ailleurs, qu'est-ce qu'une prière peut être dans le sacrifice extrême – n'est-ce pas finalement la définition même de la prière ? – et l'aube d'une catastrophe nucléaire ? Alors, ils errent dans les rues, font d'interminables queue, cherchent le nom d'un parent sur d'incessantes listes, se tiennent cois sur une natte, un banc de métro.
N'invoquent-ils pas pour autant d'autres dieux, ne seraient-ce que ceux-là de leurs frères qui bûcheronnent comme des sourds avec les moyens dérisoires que l'on sait. Parce que tout est fait pour être relevé, parce qu'il ne restera de tout cela que les quelques ruines du souvenir ; si tant est que la Terre agrée de tempérance, fusse pour un temps.



Bâtons d'encens
L'espérance a-t-elle fui les cœurs que l'espoir les rassérène.
De partout, ils repartent ou repartiront de zéro. Ils vont réapprendre, en quelque sorte renaître. Ils sont unis par la même conscience, comme des yeux qui viendraient de brutalement s'ouvrir sur le dénuement le plus total. Le Japon est une nation forte, elle le sera plus encore.
Ils ne verront plus l'oiseau sur sa branche de la même manière qu'avant et le repos de la Terre sera pour eux l'occasion de brûler mille et uns encens. Mais comme tout cela est si loin, à des années-lumière d'élections ou de hausse des matières premières ; ancestrales futilités de nos vraies peurs. Ils n'appelleront pas cela une prière, pas encore.
Parce qu'il fut un autre temps où l'homme contemplait le tsunami envahissant les plaines vierges. Cet homme-là vivait sur les hauteurs. Aussi, quand la mer venait à se graver dans les estampes de Katsushika Hokusai, ils voyaient, au cœur de la furie, la beauté des éléments déchaînés. Qui sait, priaient-ils quelque Dieu d'en-haut de n'être en bas, à la merci de la monstruosité ?


La grande vague / Katsushika Hokusai (1760 - 1849)

S'en veut-il aujourd'hui, l'homme des rues de Tokyo ou de Sendai de n'avoir cette sagesse d'hier et la démographie qui allait avec. À lui tous les savoirs et la fragilité qui va avec. À lui les tours de six cents mètres [2] qui vacillent et finiront, de tremblement en tremblement, par choir. À lui les centrales en bordure d'océan, les espaces gagnés sur la mer, les ponts d'île en île.


Acédie

Désormais, plus rien n'est Dieu que Dieu Lui-même. Tristement Seul.
Eux, ils sont comme ces vieillards qui appellent leur maman. Ce qui revient au même, ce quelqu'un qui tient la main quand tout a fondu ; évaporé, volatilisé. Bêtement seuls.
Elle sera longue à revenir, la prière. C'est dire s'il en faudra de bourgeons, de printemps, d'oies sauvages et de moraines. Comme une langue qu'on tourne sept fois dans sa bouche avant de rompre le silence, elle en fera des tours de Terre. Voilà où ils en sont, murés dans le silence. Mais un silence noir, à l'aune de rien. Un silence de plomb ; jurant, dès lors, que d'en parler réduirait à néant les milliers de morts et de disparus. Un silence révolté, sans mots possibles, sans dialogue intérieur.
Vide.
De ce silence-là ne naît aucune prière.
Il faut simplement se figurer le dos calciné des collines de Provence que tout a fui. On a mal au ventre, on est pris aux tripes par la route qui serpente à travers ce désert de caillasses roussies. Le ciel n'a pas l'azur qu'il montre où ne croisent que les longs courriers. Et encore, nous ne faisons que passer, dans la vallée nous attendent les cigales.
Eux, ils sont le doigt de Dieu, le ressentent comme tel. Maudits de l'infamie silencieuse du sous-homme qu'ils sont devenus, qui leur fait courber l'échine. L'homme de la haute technologie rendu à l'état du primate peinant à se redresser. En une heure, on les a propulsés de dix millénaires en arrière. Pas même un slip de rechange, pas un raide, pas un rond. Qu'est-ce que le Shinbutsu Shūgō [3] dans tout cela ?
Ils n'en sont même pas au deuil, gagnés de la pire acédie qui soit.


Indéboulonnable
Leur prière revenue, ce sera longtemps celle de la mémoire. Plus indéboulonnable que n'importe quel monument aux morts. Viscéralement générationnelle et compulsive, mille fois Hiroshima.
Le cœur se remettra à battre.
La prière revenue, elle se fera d'elle-même, dans le silence éclairé de la foi en l'homme debout, en ce demain qu'il faut réapprendre et qui n'a jamais tant demandé de présence.




[1] La population exposée au risque au Japon passerait de 4 millions de personnes aujourd'hui [en 2011] à 7 millions en 2070, pour les États-Unis de 7 à 13 millions, pour le Vietnam de 2 à 14 millions, pour le Bangladesh de 1 à 17 millions, pour l'Inde de 5 à 28 millions et pour la Chine de 9 à 30 millions. Sources OCDE :
http://www.oecd.org/dataoecd/59/37/39729574.pdf
[1] Tokyo Sky Tree, 601 mètres au 1er mars 2011 (achevée à 634 m)
[2] Syncrétisme dérivé des deux principales religions au Japon, le shintoïsme et le bouddhisme