lundi 27 décembre 2010

Vieillir


Arrivé
Arrivé à un âge, on a tous fait ça, le coup de la loupe.
Des gens perdus de vue, une photo dans un journal, une publication, et se prendre à mettre un nom sur une image décidément trop réductrice, imprécise. La loupe se déplace lentement, scrute à loisir, cherche à faire coïncider l'identité supposée et le visage qui l'accompagne. Ce qui se passe ensuite relève pratiquement de l'arrêt de chasse d'un beagle levant son lièvre. À cette différence près que le cœur du chien se met à battre la chamade et que le nôtre n'en mène pas large. On en viendrait presque à soliloquer d'infortune :

Calé
« T'as vu Machin ? On dirait mon grand-père ! »
Eh, oui ! nous étions jeunes et ne le savions que trop. On se figurait que c'était gagné d'avance, l'éternité devant soi. Untel portait élégamment la moustache, l'autre tombait les filles, unetelle était mignonne à croquer, l'autre jouait les effarouchées...
Les revoir aujourd'hui à dix ou vingt ans de distance, qui dans son rôle de patriarche maïeur, qui de harpie ou de vieux beau, me renvoie crûment à ma propre vérité. Est-ce donc cela vieillir ? Étaient-ils cela les anciens que je croyais pourtant nés comme tels et qui portaient à eux seuls la décrépitude du monde ? J'ai souvenir que ce même monde nous appartenait, que nous nous jalousions sur fond de places au soleil, de rock'n' roll et de disco. Nous incarnions des idoles sensées traverser toutes les époques : Pink Floyd, Delpech, Warhol. Kraftwerk et Electric Light Orchestra revendiquaient un futur tellement inouï. La politique n'était rien sans ce trublion de Marchais. On exultait sous les levées de bois vert de Droit de réponse, Rakmaninov nous apostrophait chaque vendredi soir et Desproges cyclopédait. Tout était calé. Ordinaire à souhait, mais ô combien nôtre.

Notarié
Cours-y vite, cours-y vite ! Las, le bois a vermoulu. Nous avons pris la relève.
C'est rien de dire que le monde n'attend personne, qu'un jouvenceau moyenâgeux n'est que moult néant dans les rues de Pérouges, qu'on ne sait même plus à qui l'on doit l'invention de l'horloge [1]. N'empêche. Il n'est pas un texte, pas une page que je n'écrive sans le regard de mon père et de ma mère dans leurs cadres, sans deux jeunes enfants, encore bambins. La pile de mes albums photos occupent largement trois rangs de bibliothèque. Sur des clés USB s'amoncèlent un temps d'images considérable que je ne zieute jamais. C'est comme un acte notarié qu'il convenait de signer le moment opportun – il est dans son tiroir à attendre on ne sait quoi, ou la promesse que l'on s'était faite. Parce qu'être vieux, c'est aussi cela : apposer cette signature dont une infime partie se transmettra, croit-on ; se ménager toute une galerie de portraits pour plus tard, beaucoup plus tard.

Péter
Ils sont là, sous ma gueule enfarinée. Les tenant à bonne distance de loupe, je les vois parler de retraite et de pension, de cancer et de côlon, d'avis de décès ; se raccrochant à ces entités qui, elles, ne flétrissent pas et qu'on se refilent de pères en fils : la droite-la gauche, l'OM-PSG, Roland-Wimbledon, la vie-la chère... Certes, le cœur y est, la voix aussi, d'une certaine manière la jeunesse. Parce que dans nos têtes rien ne trépasse, c'est même tout l'inverse : on est jeune de n'oser se croire vieux, on est belle de n'oser se mirer. Quelle pire épreuve que cette fichue glace, rien de plus traître qu'une vidéo ! Vacherie vacharde : cheveux blancs et pubiens, bajoues assorties. Vouloir courir et ne plus y arriver, s'essouffler pour un rien, visiter un parent à l'hospice.
L'hospice !
La trouille d'en être, de banaliser ces odeurs de pisse, le lit désossé du p'tit père du 24. La trouille d'une finitude sans issue.
« Les vieux oublient, s'étouffent, font répéter, voient trouble, tombent, n'en veulent plus, en veulent encore, ne dorment plus la nuit, dorment trop le jour, font des miettes, oublient de prendre leurs médicaments, nous engueulent tant qu'on serait tenté de les engueuler à notre tour, pètent sans le savoir, répondent quand on n'a rien demandé, demandent sans attendre de réponse, échappent et répandent, ont mal, rient de moins en moins, gênent le passage, s'emmerdent, souhaitent mourir et n'y parviennent pas... » [2]
Des grizzlis en hibernation, aussi morts de trouille qu'un opéré hanté par un réveil qui ne reviendrait pas. Des antiquailles sur lesquelles aucune loupe ne désire s'attarder ; haut-le-cœur du grand huit d'un train fantôme dont elle s'empresse de refermer le livre, de tourner la page, la page des sports, la météo – chiant de se faire enterrer une vieille de l'an par moins cinq, un quatorze juillet sous les flonflons. Les vieux s'abonnent à leur journal comme les jeunes à leur mur de Facebook ; le rétrécissement pour les uns, l'ampleur pour les autres.

Autodafé
Vieillir serait un naufrage, disait le Grand Charles. Sans doute pourquoi toutes ces bouées, nos révoltes, nos contes pour enfants sages, nos Peace&Love communicatifs : emails et PPS d'esquifs. Comme si nous étions soudain passés du miroir à l'écran – rétro-éclairage qui ne nuit pas, coopère juste d'illusion, de présence ; botox anti-oubli, crème du soin des autres, masque de jour.
Et puis vieillir – please, mon Dieu, une dernière fois avant de caner –, vieillir du souffle d'une maisonnée qui s'esclaffe des babils du nouveau-né sur son canapé trop grand. Vieillir sur fond d'amour et d'anxiété ; qui peut dire ses études, ce qu'il fera plus tard ? Vieillir à n'en savoir que faire. Vieillir à perdre la raison [3]. Vieillir et participer d'autodafé quand tout crame et se perd en poussière, comme ces livres interdits, comme tous les livres d'ailleurs, comme tout ce qui passe. L'automne des arbres généalogiques au fur et à mesure que l'on s'enfonce dans la forêt, l'hiver des sapins de Noël déplumés.

Santé !
Alors les vieux ça voyage, ça descend les Nil, ça chute les Niagara, ça sports d'hiver et golf, ça fourchette les dimanches à l'auberge, ça passemente en macramé, ça souffre d'espaces et de contrées, ça planifie, ça place encore, ça peut même rouler de Mercedes. Ces vieux-là achètent la rue de la Paix et le sénior qui va avec – forfait compris. Ces vieux-là n'ont jamais été si jeunes. Ces vieux-là sont comme des pères Noël qui triment de cheminée en cheminée.
Ils craignent pour leur santé, n'ont que cela à la bouche, ils visitent le pharmacien au fil des saisons, des traitements chaque fois plus conséquents. Ils ne montrent leur nez qu'à sieste finie ou dans l'heure creuse de leurs hivernages.
Ils craignent pour leur cent ans, leur dénutrition, leur mémoire, leur vue, leur surdité (tout le monde n'a pas la voix de Frank Michael ni le volume réglable).

Exagéré ?
Alors, dans l'entre-deux de l'âge qu'ils ne reconnaissent pas, ils aiment, se laissent toucher par une jolie brunette, s'accrochent aux branches, s'engouffrent plein pot dans la voie des people qui se marient comme on change de montre. Sans savoir qu'il est une grâce d'emporter avec soi, comme intacte, l'émotion du jeune homme – de la jeune femme – de vingt ans que l'on était.



« Max : - Tiens, tiens... Mais regarde ta tronche, un peu. R'garde ! Gaffe un peu les valoches que t'as sous les yeux... pis les miennes. Et pis, ça (Max pince le double menton de Riton)... et ça (Max se pince le sien). Tu crois que c'est beau, hein ? Mais non, mon pote, crois-moi, faut raccrocher ! Allons...
Riton : - Ah, t'exagères un peu, Max !
Max : - Non, non, j'exagère pas ! J'ai du chou, moi !... Pauv'e Riton, va... » [4]
Répliques-mouches du cinoche d'après-guerre, comme une histoire ancienne, une résurgence vieille comme le monde, l'universalité de gènes ou de particules vouées à disparaître, du câble électrique en passant par la Terre, de l'escargot à l'ingénieur du son, du ministre à l'Amazone ; de vous à moi.

[1] Le gnomon (4000 Av.JC), le cadran solaire (3000 Av.JC), La clepsydre (1500 Av.JC), le merkhet (600 Av.JC), l'horloge astronomique (Yi-Xing, moine bouddhiste, vers 725), le sablier (XIVe), l'horloge à huile (XVIIIe), l'horloge mécanique (Christiaan Huygens, 1656)...
[2] Pierre Magnon, Mon vieux et moi, éd. Autrement, sept.2010, p.49
[3] Est-ce bien utile de citer Ferrat ?
[4] Touchez pas au grisbi, film de Jacques Becker d'après le roman éponyme d'Albert Simonin, 1954, avec Jean Gabin (alias Max-le-menteur, 50 ans) et René Dary (alias Riton, 49 ans)

jeudi 23 décembre 2010

L'Autre


Il est en avance, en recul, en absence, dans le mouvement, l'ignorance, la condition, l'écran : l'Autre est notre odyssée. Ayant dit cela, je peux rentrer à la maison et savourer un Pétrus grand-classe.
L'icône virginale sur laquelle je m'attarde me convient également très bien. L'acrylique rappelle un peu les anneaux de Saturne peuplés d'étrangetés gravitationnel-les. C'est un premier plan floral, le reste n'est qu'écorchures, comme une suite de plaies convergeant en un sommet. La toile d'Anselm Kiefer s'intitule Aperiatur Terra et Germinet Salvatorem, comprenons par-là la force végétale rivalisant avec une terre d'apparence morte. Je sais que l'artiste allemand vivant en France, à jamais muré dans le silence de ses aînés sur la Shoah, à jamais meurtri, l'a peinte en 2006. On dit aussi qu'en commentant l'exposition au Grand Palais, il avait eu cette judicieuse réflexion :
« Chaque œuvre n'est jamais terminée, c'est le regard de l'autre qui la complète. » [1]

© flickr / Anselm Kiefer

L'immobilité soumise au regard de l'Autre, c'est ce long travail de sape auquel je me livre depuis ces fleurs bleu-rose jusqu'au ciel bas. Ainsi, chaque moment que nous montons à mailles devient-il le produit d'un Autre que nous faisons nôtre, avec ce que cela sous-entend d'adhésion ou de rejet. Le point au cul d'une phrase a même fatum qu'un poireau au milieu de la figure, l'envie d'y voir de plus près, le dégoût de s'y résoudre. L'heur, ce qui nous mène à l'Autre (sommes-nous convaincus du tricotage qu'il faille faire pour y parvenir) n'a pas de fin, tout simplement parce que notre soin n'a cesse de s'en préoccuper. Paraphrasant Kiefer, je dirai que chaque homme n'est jamais connu, c'est le regard de l'Autre qui le révèle.
Et pourquoi tant d'acharnement ? Pourquoi ne pas se résoudre à ce que l'Autre nous offre ?


La Faille et le béni-oui-oui
La faille !
L'Autre n'est pas sitôt un glacier raclant sa gorge dans ses crevasses qu'il nous faut chausser nos bottes de géologue et carotter son histoire. Revers de la médaille quand les rôles, forcément, s'inversent. Le glacier ne change pas pour autant mais sa moraine étrille tout sur son passage. Vais-je dire, à mon tour, que l'enfer peut être les autres, que cette vision nietzschéenne qui m'habite parfois ne saurait obscurcir la toile dont je suis le témoin ? Certes, comme tout le monde, je n'aime rien tant que le ballet des anges, pure abstraction en approche de Noël. Mais si je me contentais de cela, je n'aurais pour toute vie que l'impossible tri du bon sur le mauvais. J'aurais le sentiment de me mentir à moi-même, de me bercer d'illusion.
À bien y regarder de plus près, dans la vie de tous les jours, l'Autre défaille plus souvent qu'il ne dessert. Comme si la vie prenait un malin plaisir à nous imposer ce qui nous révulse, nous lasse. Je fuis le tapage et les faux-culs, et voilà qu'aussitôt l'on afflige tout cela avec méthode : grandes gueules, têtes de con versatiles, menteurs, vantards, accusateurs, dégueulasses ; en plus d'un demi siècle que de sourdes conneries ne m'a-t-on pas servi ? Et encore, moi, je suis bête comme chou, mais que dire du doctorant à qui l'on impose le connard de service ? Toutes ces années d'études et de sacrifice pourquoi, ce blaireau qui se prend pour dieu-le-père !
J'ai malheureusement cette faiblesse, non pas contre l'Autre, mais contre l'idée que je m'en étais fait, sorte d'exosquelette dont je l'avais revêtu. Me suffit-il de prendre une route enneigée pour en faire les frais... comme ces grands-mères qui s'engueulent pour un rang de caisse, ces nombrilistes qui ne céderaient pour rien au monde à leurs aises dans un train bondé, ces collègues de travail pas plus collègue qu'un nid de poule sur une route de campagne. Parce que le monde est ainsi, qu'on a peu à peu muté d'une espèce servile en vile espèce. Parce que, moi comme les autres, je rouspète toujours avec ça de décalage auquel l'Autre me contraint. En cela, nous sommes tous les obligés de la météo de l'Autre. Et la seule accalmie que je lui connaisse, c'est quand survient la mort avec nos gueules d'enterrement et nos béni-oui-oui. « On n'est vraiment pas grand-chose sur Terre », entend-on, et ça calme tout le monde. Et ça fait l'Autr-uche ; chaud au cœur !
La faille, voilà le Germinet du peintre. Sans renier les éraflures, il place, au premier plan, un parterre de fleurs. C'est un peu Bienvenue chez les Ch'tis : la ligne d'horizon barrant nos préjugés.
Pensons aussi à ce que fut l'Autre dans la vie de sœur Emmanuelle quand il lui fut donné de mêler son existence à celle des bidonvilles du Caire. Et avec quelle ferveur, elle nous en parle. Pensons à ce que Dietrich Bonhoeffer, Etty Hillesum, Edith Stein ont témoigné de germes d'espérance au cœur même de la violence des camps de concentration. L'humanité décharnée, réduite en poudre par et pour la seule folie de l'Autre.


Et puis, l'Autre
Comme dépareillé. De la plus belle rencontre qui soit, souvent anodine ou suspecte. Aussi incertaine qu'un miroir déniché en brocante. Un renvoi d'image, comme affranchi de tout : d'âge, de temps, de galère, de pouvoir. L'autre est de ce répit que s'accorde parfois notre propre odyssée, l'accalmie sans qu'aucun mot, aucune consigne, aucun vestige ne la décrète. Il n'y a ni levée de couleurs, ni claironnade.
C'est plus que de l'amitié, plus qu'une manière de tenir la main ou de se raconter des histoires. Au même titre que l'amour dépasse l'amour dès lors qu'on ne ressent nul besoin de le nommer, qu'un grain de blé renferme tous les soleils, l'Autre s'enracine en nous, façon bonsaï.
Disant que c'est davantage que de l'amitié, il me revient ce court roman de Kressmann Taylor, Inconnu à cet adresse. Deux amis à-la-vie-à-la-mort sont soudain confrontés à l'éloignement, l'un reste à Berlin, l'autre s'expatrie outre-Atlantique. Ils échangent des courriers, se donnent régulièrement des nouvelles. Survient la guerre, le Juif berlinois demande assistance à son ami américain. Mais ses lettres lui reviennent toutes avec cette mention « Inconnu à cette adresse ».
On pourrait disséquer l'entêtement de l'un et la trahison silencieuse de l'autre, que sais-je ? Comment les codes volent en éclats, ces fagots enchevêtrés qui ne font long feu ? À quel moment l'Autre fut-il un autre ?... Qu'importe, la coupe est brisée. De guingois, le monde poursuit son épopée.
Et puis, cet Autre, qu'il me faut apprendre.
… Apprendre cette leçon de choses : qu'aucun être dont il m'est donné de croiser la route naît de ma propre volonté. En deux coups de cuillère à pot je sais néanmoins qui il ou elle est. Je suis un dieu jugeant le monde, avec ceci ou cela de définitif que je ne connais rien des blessures, des crevasses ou de l'olympe de l'Autre. C'est un peu l'histoire du tenon comblant le vide de la mortaise, quand le guingois vient à s'emboîter de lui-même.
J'ai un ou deux de mes amis aisés, voire même nantis. Que sont-ils venus faire dans ma vie ? Toujours est-il qu'il m'est venu de les accompagner ou de les côtoyer à des moments particuliers de leur existence où leur argent ne pesait pas bien lourd. L'extraordinaire complicité qui s'en est suivie a tout bonnement dépassé le stade anthropologique d'une vague relation de passage.
J'aime bien cette émission Rendez-vous en terre inconnue [2] quand il est donné à une vedette de partager la vie d'autochtones à cent lieues de son monde. Basée sur le paradoxe et la loi des contraires si chère au cinéma, elle rend merveilleusement compte du basculement des valeurs quand l'extrême dénuement s'agrémente d'un humanisme renversant. Voir Gérard Jugnot chialer comme une madeleine au moment de quitter les Chipayas de l'Altiplano bolivien remet les choses à leur place.
Ce que Vilfredo Pareto traduit en ces termes :
« Pour mieux accentuer la dichotomie entre nous et les autres, on ne cesse de répéter que nous sommes la seule culture à essayer de comprendre toutes les autres, qui elles ne s'intéressent qu'à elles-mêmes […]. Paradoxalement, avec notre idéologie individualiste, nous proclamons haut et fort nos valeurs universelles, mais n'est-ce pas en fait parce que nous nous intéressons à nous-mêmes, que nous n'ayons point de cesse que nous transformions le monde à notre image ? » [3]
En cela, l'Autre nous amende plus souvent qu'il nous est d'en cultiver l'image. Complicité, réciprocité – qui ne sont en rien des engrais ou des fumures qu'on achète à la Scan – bousculent bien des à priori ; quels ferments !
À l'inverse, je me souviens des désillusions de ma mère quand l'ignorance (au sens de rejet) trahissait la confiance dans l'amour qu'elle portait à plus pauvres qu'elle, plus démunis. La terre inconnue rompait les amarres de l'inconnu à cette adresse. Quel revers !

Je pourrais finir sur la citation de tel ou telle, mais, avec ses galaxies éloignées, ses années-lumière d'incertitudes, ses polarités changeantes, rien n'est moins arrêté que l'univers de l'Autre, que notre propre odyssée. Tout juste pourrait-on placer cette comptine :
http://www.youtube.com/watch?v=3KLbbvRGmwI

… et, pourquoi pas, nous souhaiter à tous un Joyeux Noël... Terre inconnue, murmure de ru.
Bonne poularde à tous, comme disait le vieil Henri IV qui vient enfin de retrouver sa tête !


[1] Lors de l'exposition Sternenfall, "Chute d'étoiles"
[2] Présentée par Frédéric Lopez, France 2
[3] Raison et relativité des valeurs, Revue européenne des sciences sociales, Cahier Vilfredo Pareto n°74, Librairie Droz, 1987 (§ L'autre de la raison, p.146)

dimanche 12 décembre 2010

Sur la solitude


Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que l'horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits.
Charles Baudelaire, Spleen




Il n'est rien de plus profond qui ne soit connu ou bellement ignoré de nous-mêmes et que nous nommons solitude : cette pièce désespérément vide qu'il nous faut meubler au plus vite, éclairer de larges baies. Le soir tombe, la clarté cède à la pénombre de nos peurs ancestrales. C'est précisément à l'âge de la grande sagesse, nous faisant recouvrer les parfums d'enfance et de cache-cache, que nous abordons la pieuse intériorité du vécu. Et c'est parce que nous sommes plein de nous-mêmes et de souvenirs que nous pouvons aliéner, d'un seul coup d'un seul, tous les silences.
Alors c'est donc cela ?


La salitude du vieillard
Mais il n'en est rien. La solitude qui cloue les vieillards au fond des lits ne les bercent pas. S'ils ferment les yeux c'est pour mieux les ouvrir. Ils toquent aux portes, entrebâillent ceci de lumière, font mille et uns détours pour une pauvre pépite, n'attendent plus rien que l'irrévérence d'y croire encore, puis de moins en moins. La solitude les recroquevillent. Il semblerait même qu'elle les abandonne, les laissant sans doudou, presque sans maman. Mourir n'est rien pour eux que l'espoir.
Les mots sont durs et la source encore plus implacable. C'est ce qui nous attend, nous guette. Impassible de patience, la solitude devient immonde de nous avoir traînés jusque-là ; ramassis de mains décharnées, incapables de rébellion.
Non, ne dis pas que la solitude est bonne. Ne dis pas que du haut de l'Everest la Terre est à tes pieds, parce que tu trembles et le souffle te manque.
« Le silence est la plus grande persécution : jamais les saints ne se sont tus [1]», disait Pascal. Alors oui, dans l'inexorable puits, la sainteté du cri de silence nous fait malheureusement bien défaut.
Salitude de solitude.
Elle est à bout de larmes, à bout d'escarres et d'oreillers creux. Dieu : ce qu'il reste encore, à L'invoquer ou L'injurier. Dieu pour un seul regard, comme un éclat dans l'abondance soudaine, une seconde pour mettre à flots une journée passée trop vite, une grâce.

Un peu, beaucoup, à la folie
Qu'un ersatz de vie nous confine dans nos derniers retranchements (vieux ou jeunes), et l'ennui s'en empare aussitôt, l'occulte de sombres œillères. On est au fond de la crevasse et le ciel s'amincit. À voir les junkies s'enferrer dans leur vision immobile d'un monde sans partage, sans communicants, sans liens autres que ceux de la dépendance, on se dit que ce sont autant de vieillards dont la solitude s'amuse, qui vont parfois jusqu'à crever d'ennui.
Et le même Blaise Pascal – de les et – de nous apostropher :
« […] j'ai découvert que tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. [2] »
Voilà notre part de malheur, le lit de l'ennui, avec ses crues, ses deltas sans digues et sans fin, ses plates errances où l'activisme de passade masque le vide ou l'absence. Combien de voyageurs n'ont-ils pas sombré dans l'apparence trompeuse d'un ailleurs aussi fuyard qu'une donzelle au clair de lune ? Combien de gardiens de nuit comme autant de Buster Keaton suspendus à la grande aiguille qui n'en finit de rebours ? La voilà, la solitude des terrassiers, seuls, définitivement seuls avec leur pioche, les fins de mois difficiles.
« Ah ! Te voilà, toi ? Regarde, la voilà la Pomponnette... garce, salope, ordure [...] », seraient-ils en droit de parodier Raimu. [3]
Faut-il donc être autiste pour avoir et connaître une solitude comblée ? Imaginons leur monde, authentique cabinet secret dont eux seuls ont la clé, Jumanji à tout moment, une horde d'éléphants déboulant à fond de train, balayant tout de l'inutile, la pièce devient savane, le pouls enfle, un autiste crie. Il se débat, plus vivant qu'aucun autre sur Terre.
Faut-il être mystique, Marthe Robin ou Adrienne von Speyr, pour nourrir sa solitude et pénétrer de grâce les mondes parallèles, un peu comme le ferait un héros de Stargate franchissant la porte des étoiles ?
L'homme est d'instinct grégaire. Au même titre qu'il lui faut de l'eau, de l'air, il ne peut se passer de compagnie. Il sort sa voiture et rivalise aussitôt d'impatience dans les travers de la circulation. Il s'arnache et dévale les boulevards, les allées commerçantes, pousse des chariots. Il s'agglutine dans les salles de spectacle, parade. Comment, dès lors, lui supposer quelque once de solitude ? Les hôpitaux, eux-mêmes, croulent de visites ; les nuits, elles-mêmes, sont peuplées de fantômes de chevet.

… pas du tout
L'ermite n'est jamais seul. Il vaque toute la journée selon la profondeur des saisons. Il est comme un lombric qui aère la terre, une bulle de méthane prouvant la vie de l'étang ; soudé dans son âme et dans sa quête comme les doigts du potier sur l'argile. Je l'imagine volontiers en équilibriste au-dessus du vide, d'un canyon à l'autre. En virtuose de l'exception.
Sans aller jusque-là, il est heureux qu'il y ait en nous – certes, à des degrés divers – cette part d'intimité avec nous-mêmes : sans racines qu'adviendrait-il des fruits ? C'est souvent ici que la trouvaille dépasse la recherche, un peu comme quand on tombe sur un objet que l'on pensait perdu. D'un petit rien, les heures s'affolent. « Merde, j'ai pas vu le temps passer » : tirade connue du ramasseur de champignons, du numismate, du pianiste, de celui qui s'emploie à quelque passion – refuge d'envie ou de toute une vie.
Dans Moi et ma cheminée, Herman Melville avait cette très jolie formule pour exprimer cette re-trouvaille :
« Assaillis de toutes parts et par tous les moyens, moi et ma cheminée ne jouissons que d'une paix très relative. N'était la question des bagages, nous ferions tous les deux nos valises et quitterions le pays. » [4]
Je ne peux pourtant m'empêcher de penser à ces rues de Shanghai, où pas un “ pékin ” ne peut quasiment espérer se retrouver seul ; d'ailleurs, pas plus dehors que dedans. À se demander comment et par miracle Confucius, soi-même, a-t-il pu faire le vide en lui pour, au long des siècles, nous éclairer de sa science ? Il est vrai que certains écrivains ne peuvent composer qu'au plein de la cohue des brasseries, des lieux de passage. Mais après tout, ne baignons-nous pas d'anonymat futile dans le dédale des grandes bousculades ? Et voyons finalement avec quelle vivacité notre esprit engrange de détails que nous nous débrouillons, nous aussi, aussi pour emmener parfois fort loin. C'est un délice auquel les bancs publics nous convient quand, à l'abri du frissonnement malingre des érables, il est d'user de son simple regard pour scanner bien des usages ; nous sommes seuls du mime de l'autre, un peu comme ces plages l'été.


Lyon-Neige © lci-tf1.fr

Vendredi
Vendredi, parce qu'il fut l'ami, le compagnon, le souffre-douleur de Robinson ; et que Robinson n'aurait rien été sans lui.
Vendredi est une conquête. D'esclave, il devient le maître de Robinson, l'initiant à ceci de liberté, cela de fraternité. Mais le plus important, c'est l'apprivoisement de la solitude. Ce lent et long cheminement (les otages des FARC ou des djihads en savent quelque chose).
Petit à petit, nous passons d'un état d'humanité à celui de la plus grande négligence, la souillure. On se recroqueville jusqu'au plus bas de la désespérance... jusqu'à recouvrer l'apparence fœtale – ô combien salvatrice. De la Terre ou de l'endroit qui nous abritent, nous parviennent soudain des parfums d'humus, des insolences de semences fondatrices. Nous nous étions auto-proclamés gouverneurs de nos vies, et voilà que la présence, comme autant de souvenirs remémorés de la vie d'autrefois, de celle qui nous manquait en apparence, nous fait enfin prendre conscience du bonheur d'une île déserte en plein Pacifique ; plus simplement, d'une pièce propre à soi. C'est ce qui arrive quand débarque le navire, à l'origine tant attendu : Robinson va-t-il embarquer ou va-t-il suivre les pas de Vendredi ?
Vendredi aussi comme le guet du haut duquel nous apparaît la plaine hospitalière, comme la tour d'un échiquier tombant à pic ; un souffle, une respiration. Il nous faut reprendre haleine, goûter aux choses simples dépendant uniquement de nous-mêmes. Ce fameux week-end entre amoureux qui reste gravé à vie, et dont chaque copie nous enseigne de ferveur. Ces dimanches matins pyjamas, ces balades campagne à regarder le cheval de trait avec des yeux de merlan frit, ces plateaux-télé, ce qu'on voudra.
Voilà donc où nichent nos limbes, en ces riens qui recouvrent tout. La solitude n'est plus si isolée qu'on le croyait. Elle peuple de la même attention qu'une mère, parce que c'est un pôle, la ligne imaginaire selon laquelle tourne notre propre univers. La solitude est une géographie, une carte abandonnée à nos crayons de couleur. J'ai souvenir, qu'après avoir lu Kertész [5], ceux qui s'en sortaient le mieux dans les camps de concentration étaient de preux coloristes. Partant d'une page entièrement noire, ils parvenaient aux notes les plus solaires ; et pour trouver plus solitaires qu'eux, Dieu sait combien d'atrocités leurs yeux ont témoigné.

¤

Vus sur la toile
Éloge de la solitude à travers l'interview de Jacqueline Kelen, auteure de L'esprit de solitude. [6]
Pourquoi, diantre, en faire l'éloge ? Hé ! parce que « la solitude est notre maturité », quand bien même est-ce un thème « terriblement repoussé » par notre société. Positiver la solitude revient alors à prendre « conscience que c'est nous qui créons notre vie [et] qu'il faut d'abord compter sur soi et s'aider soi-même ». Même en couple, « il convient de se ménager un petit territoire bien à soi dans l'espace géographique familial ».
… À contrario de l'autre vie sans l'autre ou les autres, il serait à rétorquer de la place des autres dans notre vie.
http://www.psychologies.com/Moi/Moi-et-les-autres/Solitude/Interviews/Eloge-de-la-solitude

Réflexion sur la solitude, Isabelle Delisle, professeur en gérontologie et en thanatologie, université du Québec.
Elle fait le distinguo entre « solitude objective » que d'autres nomment état d'isolement indépendant de soi (souvent lié à la vieillesse, à la fracture sociale), et « solitude subjective » comme sentiment de solitude ressenti par tout un chacun.
Partant de là, il convient « d'apprivoiser sa solitude » et d'en « faire bon usage ». Et là encore de nous dire que « la solitude est en relation étroite avec la maturité affective ». Sans doute plus facile à dire qu'à faire, tant il y a plus de « solitudes subies qui détruisent » que de « solitudes acceptées qui construisent ».
http://www.acsm-ca.qc.ca/virage/personne-agee/reflexions-solitude.html

Benoît XVI s'inquiète de la solitude des jeunes sur Internet : titre d'un article de « Église catholique en France » du 15 novembre 2010.
« Aujourd'hui, un certain nombre de jeunes, étourdis par les possibilités infinies offertes par le réseau informatique ou par d'autres technologies, établissent des formes de communication qui ne contribuent pas à croître en humanité, mais qui risquent au contraire d'augmenter le sentiment de solitude et d'aliénation. »
http://www.eglise.catholique.fr/actualites-et-evenements/actualites/benoit-xvi-s-inquiete-de-la-solitude-des-jeunes-sur-internet-10076.html

François Fillon déclare la lutte contre la solitude Grande Cause nationale, portail du gouvernement en date du 1er décembre 2010.
« Pas de solitude dans une France fraternelle ».
http://www.gouvernement.fr/premier-ministre/francois-fillon-declare-la-lutte-contre-la-solitude-grande-cause-nationale

Vers un médicament contre la solitude ? Jean-Luc Goudet, « Futura-sciences ».
Une étude publiée dans la revue Genome Biology donne à penser que les solitaires présenteraient plus de déficiences immunitaires que les gens bien entourés. Les gênes surexprimés chez les solitaires interviennent « dans la défense contre les virus et les anticorps ». D'où la mise à jour de « cibles moléculaires pour tenter de combattre les effets sur la santé de l'isolement social » ; autrement dit l'expérimentation d'une « pilule pour aider les solitaires ».
… Nous étions en 2007.
http://www.futura-sciences.com/fr/news/t/genetique-1/d/les-molecules-de-la-solitude_12890/
[1] Pensée 920
[2] Pensée 139, Divertissement
[3] p.85, ed. Allia 2008
[4] Imre Kertész, survivant des camps de Auschwitz et de Buchewald, prix Nobel de littérature 2002, auteur de Être sans destin, Acte Sud 1998
[5] Ed. La Renaissance du livre, 2000

samedi 4 décembre 2010

Le pétrole nouveau est arrivé

L'après pétrole

Côté bagnoles
35.000 euros, voire 499€ mensuels, c'est le prix qu'il en coûte pour se procurer la dernière Peugeot entièrement électrique. À l'instar de ses jumelles, la Mitsubishi I-MiEV et la Citroën C-Zero, la Peugeot iOn relève encore de l'exception. Et bien qu'il faille déduire un bonus écologique de 5.000 €, le silence de la iOn revient à prix d'or, d'autant qu'il convient de recharger ses batteries tous les 150 kilomètres.
Il y a bien la SimplyCity à 12.999 euros (déduction faite), mais pour ce rabais, l'autonomie est réduite à 50 kilomètres et les batteries sont en plomb. Guère mieux du côté des hybrides à moteur principal essence couplé à un entraîneur électrique comme sur la Toyota Prius, ou l'inverse, à moteur électrique principal assisté d'un petit moteur essence comme sur l'Opel Ampera. Pas le top non plus.
En attendant des jours meilleurs, nonobstant l'engouement de façade, les portes du Mondial de l'Automobile se sont donc refermées sur le fiasco de la fée électricité. Bref, on est loin d'en avoir fini avec le vieux moteur thermique.

État des lieux
Rouler électrique ou thermique, peu importe d'ailleurs. L'essentiel étant de rouler, de se déplacer comme l'habitude nous y contraint : travail, plaisir, inutilité... etc. Dans l'absolu, on voit également mal ce qui pourrait remplacer tout ce qui fonctionne grâce aux énergies fossiles : camion, bateau, avion, chaudière, industrie ; vaste liste.
Las, cela ne peut plus durer. La déplétion arrive à grands pas. Le fameux pic pétrolier de Hubbert est annoncé pour cette année ; allez, tout au plus 2030. C'est dire combien ça urge.
On peut faire autant de salons, autant de grenelle qu'on veut, les grèves de fin octobre l'ont révélé : la pétro-addiction hante notre société. Nous sommes comme narco-prisonniers d'un système qui a vu la pétrochimie produire mille et uns intrants agricoles qui nous ont permis de passer de trois milliards de Terriens sains en 1960 à 6,9 milliards de pré-cancéreux en 2010. Voilà pourquoi l'urgence. D'abord parce qu'on va manquer de pétrole (entendra-t-on jusqu'à quel prix nous nous procurerons bientôt notre essence ?), ensuite parce qu'il nous contamine de partout : dans les médicaments, les vêtements, dans tous les produits justifiant tous les progrès. Du biberon au matelas anti-escarres, tout est pétrole. On fait même du beurre avec du pétrole, et on en a même tous mangé !
Voilà dans quel pétrin nous sommes et ça ne fait que commencer. Qui s'appropriera le pétrole dans dix, vingt ou trente ans ? Quelle police planétaire gèrera cette ressource si fondamentale ? La guerre du pétrole équivaudra-t-elle à ce que la guerre de l'eau est déjà en différents endroits de la Terre, comme au Darfour, en Haïti [1] ?
Stop !
Et puisque la mode irlandaise est à l'austérité, que nous en sommes au grand déballage de Wikileaks, sacrifions dès aujourd'hui à l'illusoire toutes ces mesures qu'il faudrait mettre en place – Impossible ! Vas savoir ?
Démotorisation du quelque 1 milliard de véhicules circulant sur Terre
Fiscalité dissuasive appliquée de manière dégressive selon la consommation, la pollution et la nécessaire utilité du véhicule
Restriction des véhicules tous-terrains aux seuls usages qui l'exigent
Arrêt du développement du réseau routier déjà suffisamment dispendieux en entretien
Incitation au civisme du covoiturage
Gratuité des transports urbains
En finir avec le système inflationnaire entretenu par les constructeurs automobiles
Multiplication des péages aux abords des villes
Interdiction du trafic aérien des vols touristiques et privés
Taxation sur l'utilisation des dérivés pétroliers dans l'industrie...
Illusoire. Je vous assure, cher cousin, que vous avez dit bizarre.

Haut de gamme de transition : de l'utopie...
L'entêtement spectaculaire des pouvoirs politiques, des médias (pourquoi diantre ?) dénie la question de l'après pétrole. Il n'est tout simplement pas politiquement correct ne serait-ce que de l'évoquer. Certes le réchauffement climatique ; certes la mondialisation de l'économie (comment contrer ces milliards de Chinois qui produisent tout six jours par semaine et huit heures par jour pour 120 euros par mois ?) ; certes la financiarisation des crises que nous n'aurons de cesse de connaître ; certes tout cela, mais la fin du pétrole, comment même l'envisager ?
L'ouvrage de Rob Hopkins, The Transition handbook. From oil dependency to local resilience [2] (par résilience entendons autonomie) possède au moins le mérite d'aborder cet épineux problème.



Tout est pétrole. Nous l'avons vu.
Pis, les pouvoirs politiques, à l'échelle planétaire, sont prêts à tout pour maintenir l'approvisionnement en pétrole – rapport Hirsh de 2006 – : une guerre en Irak, en Afghanistan ; une diplomatie ici, son contraire là ; là le traitement à prix d'or des sables bitumeux ; là encore la coûteuse implantation de plateformes hauturières, l'idée d'aller explorer le plancher des pôles, de liquéfier le charbon... Rien n'arrête le pieux lobbyisme. Du pétrole, du pétrole. Et si les astéroïdes en contenaient comme le pensent de plus en plus de planétologues, au rang desquels l'insatiable John Lewis de l'université d'Arizona ? Extraire le pétrole des entrailles d'un géocroiseur serait largement compenser par les métaux précieux couvrant sa surface [3], dit-il.
Non... nous ne sommes absolument pas préparés à affronter la question qui relève autant de la survie que du vivre autrement.
Faisant suite à la première partie, intitulée The Head, la seconde, intitulée The Heart, nous invite à la réflexion. C'est là où commence le travail de Hopkins.
Une manière de rebondir face à ce problème qu'on a volontairement situé au cœur même de la dépendance de l'individu (d'où son addiction) ne peut relever que de la dynamique collective bien connue des Mousquetaires : un pour tous, tous pour un. Indépendamment des structures étatiques monopolisantes, la communauté, « comme lieu de construction d'une autonomie collective à partir d'une situation commune » [4] révèle la forme la plus stable d'une autonomie locale. Prenons pour exemple les communautés monastiques qui, loin de l'autarcie dans lesquelles on cherche à les cloîtrer, s'auto-équilibrent d'elles-mêmes dans leur brillant exercice pluri-séculaire. Dans un contexte moins restrictif, l'on pourrait aussi parler de cette Allemagne qui, générant des profits substantiels à l'exportation, fait aujourd'hui le gros dos et la sourde oreille au sein de l'Europe. Plus que le populisme ravageur dont la Suisse s'est affranchi le week-end dernier (dimanche 28 novembre 2010), c'est à un retour aux sources d'une collectivité responsable (pensons au village gaulois, Astérix en tête ; pensons aussi aux Parsonniers morvandiaux dont j'ai déjà traité du sujet [5]) que cette deuxième partie d'ouvrage nous convie.
L'objet de la troisième partie, The Hands, est de fournir les outils nécessaires pour construire et faire durablement vivre cette communauté, à travers un projet consistant à passer à une économie moins dépendante des énergies fossiles.
Poussant plus loin sa réflexion, Rob Hopkins nous invite ainsi à « rompre avec l'industrialisme, avec la religion de la croissance et l'enrôlement obligatoire dans le salariat » [6]. Bigre !

… à la réalité
Usons donc de la même méfiance qui faisait craindre à André Gorz que les communautés villageoises pouvaient nourrir d'utopie. Pour lui, la relocalisation nécessaire des différentes activités d'un groupe telles que nous les connaissions dans les années soixante-soixante-dix, avant que l'éclatement des familles ne voient leurs membres dispersés au quatre vents (le Strasbourgeois travaillant à Nice et le Niçois contraint de s'exiler à Pétahouchnok) ne se distancie pas des structures étatiques. Bien au contraire, les initiatives locales tendraient à nous faire « regagner le contrôle que nous avons perdu sur les institutions qui gouvernent nos vies » [7]. Plus de collectivismes, davantage d'associations renforcent la cohésion d'un même État.
Récemment, je regardais une émission de Ruquier. Il recevait Arnaud Montebourg au sujet de la sortie de son livre-projet de campagne, Des Idées et des Rêves. Où l'on apprend que ce dernier plaide pour « un capitalisme coopératif », un retour aux coopératives, et de citer pour exemple de grands groupes tels que Candia, Douce France, Prince de Bretagne, Savéol, le groupe Chèque Déjeuner, les mutuelles. Dans ces entreprises les employés sont possesseurs des moyens de production et la différence de salaires entre le PDG et la secrétaire n'est que de un ou un cinq. Pas banal, non plus.
On voit que l'utopie de Rob Hopkins, en quelque sorte revue et corrigée par André Gorz, commence a fait des émules jusque dans les hautes sphères de la démocratie. C'est cela la transition, cette prise de conscience suivie de faits et de propositions sinon viables du moins extrêmement fiables, puisque testés dans l'agro-alimentaire et les services, y compris les banques.
Une solidarité étendue, non pas comme simple devoir de solidarité (je te donne une pièce dans la rue et je m'en vais aussitôt), mais « comme une réelle interdépendance de tous ». J'habite où je travaille, avec ce que cela sous-entend de noyau familial recréé, autrement dit le projet des « Transitions towns » [8] prend toute sa signification. Moins de dépenses énergétiques, moins de déshumanisation, plus de collectivisme, de solidarité et de responsabilités partagées. Plus de vie.
Gorz disait : « l'évaluation de nos besoins et de la manière de les satisfaire constitue le domaine réservé d'une caste d'experts s'abritant derrière un savoir supérieur, prétendument inaccessible à la population ».
Vous vous trompez, messieurs, nous prenons notre avenir en mains, pourrions-nous leur rétorquer.

Il est déjà trop tard !
Frank Fenner, professeur de microbiologie et de virologie à l'université de Canberra, éminent membre de l'académie australienne et de la Royal Society, en est convaincu.
Trop tard : l'espèce humaine devrait s'éteindre d'ici peu. La révélation est tombée le 16 juin dernier sur les téléscripteurs du quotidien The Australian [9].
« Nous allons disparaître. Quoique nous fassions maintenant, il est trop tard. »
D'autres que lui soutiennent aujourd'hui cette thèse, tels le prix Nobel de chimie, Paul Crutzen, ou encore Éric Lambin [10], membre de l'académie des sciences. L'Anthropocène, cette ère géologique dans laquelle nous sommes entrés depuis les années 1800 avec la révolution industrielle et l'exploitation massive des énergies fossiles, scellera le destin de l'humanité.
À cela, l'explosion démographie (9 milliards de Terriens en 2050) [11] et « la consommation effrénée ». « Nous allons subir le même sort que les personnes sur l'île de Pâques. Le changement climatique ne fait que commencer ».
Sans doute avait-il lu le romancier James Howard Kunstler [12] prédisant que « L'âge de la croissance touch[ant] à sa fin, nous n'avons pas besoin de passer du temps à critiquer le système car, de toute manière, le capitalisme va s'effondrer de lui-même » ?
En tout cas, Fenner de déclarer dans son interview : « Homo sapiens devrait disparaître, peut-être dans 100 ans », […] « j'essaie de ne pas trop le dire car il y a des gens qui essaient de faire changer les choses ». Et là, sans doute pensait-il à son collègue, Stephen Boyden, qui fait effectivement montre d'un optimisme raisonné :
« Bien qu'il n'y ait qu'une lueur d'espoir, cela vaut la peine de résoudre le problème. »
Croisons les doigts.

Et cette satanée voiture qui nous dévoile
Imaginaire phallique libidinal chez l'homme, outil pratique chez la femme, l'automobile tend aujourd'hui à surpasser le rite au profit d'une éco-responsabilité partagée. Le tigre dans le moteur d'Esso ou « Il a la voiture, il aura la femme » d'Audi, font place à d'autres arguments. BMW n'y va pas par quatre chemins – en serait-il autrement d'une voiture ? – susurrant que « Le plaisir est une énergie renouvelable ». Range Rover promettant rien moins que « Le moteur qui respire ».
Mais qu'on ne s'y trompe pas, les performances et le statut sont toujours bel et bien d'actualité. Et c'est très certainement l'une des causes qui justifie qu'on s'y adonne avec autant de plaisir, sinon plus qu'avant. En fait, nous sommes tous tiraillés entre la fatalité du renoncement (les Chinois bazardent déjà leurs vélos au profit de la bagnole, c'est dire que ce n'est pas prêt de s'arrêter) ; entre l'optimisme en cet avenir qui verra, tôt ou tard, l'avènement de la voiture propre ; entre le rejet d'une responsabilité ne nous appartenant pas, et, pour finir, entre l'argument matériel, plus ou moins justifié, qu'il n'est rien d'autres que sa propre voiture pour se déplacer.

L'après pétrole, vous avez dit... Quel après pétrole ?



[1] Des tensions sont font déjà sentir ailleurs pour la gestion de l'eau potable. Ainsi la question du contrôle du plateau du Golan entre Israël et la Syrie, le partage des eaux du Tigre et de l'Euphrate entre la Turquie, la Syrie et l'Irak, les captages sur le Nil entre l'Égypte et le Soudan, sur le Colorado entre l'es États-Unis et le Mexique, sur le Parana entre le Brésil, l'Argentine et le Paraguay, le Sénégal entre la Mauritanie et le Sénégal, le Zambèze entre la Zambie et le Zimbabwe, le Mékong entre la Chine, le Laos, le Vietnam et le Cambodge, la Cenepa entre l'Équateur et le Pérou, le Douro entre l'Espagne et le Portugal, le Danube entre la Slovaquie et la Hongrie, l'Indus entre l'Inde et la Pakistan, le Gange entre l'Inde et de Bangladesh, la Syr-Daria entre le Kirghizstan et le Kazakhstan... etc. Il faut savoir qu'un milliard de Terriens n'ont pas d'eau potable alors que dans le même temps un Français en consomme 180 litres par jour, un Japonais 280 litres, un Américain 295 litres et un Canadien 330 litres.
Sources Géopolitique de l'eau,
www.scienceshumaines.com
[2] Manuel de transition, De la dépendance au pétrole à la résilience locale, traduction française SilenceEcosociété, 2010
[3] À 60.000 euros le kilo de rhodium, contre 30.000 pour l'or, un astéroïde de 100 mètres de diamètre représenterait une manne de 10 milliards d'euros. De quoi largement aider à tirer des plans sur... l'astéroïde. Source Sciences & Vie n°1118
[4] Op. cit. Rob Hopkins, p.93
[6] Op. cit. Rob Hopkins, p.212
[7] Sortir du capitalisme a déjà commencé, texte visible dans la revue EcoRev', http://ecorev.org/spip.php?article735
[8] À ce sujet, on verra l'article de Wikipédia : Ville en transistion. Des villes comme Grenoble, Lyon, Saint-Quentin-en-Yvelines, Trièves, Sucy-en-Brie, Bruxelles, Québec, Sutton, Denver, Boulder... ont déjà entamé une réflexion de transition.
[10] La Terre sur un fil, Eric Lambin, Le Pommier, rééd. 2010
[11] Chiffre de l'ONU
[12] World Made by Hand, 2008, in www.bastamag.net