J'ai toujours voulu mourir un vendredi, en mai, le douze, dans l'immédiat après-midi d'une chaleur brutale. Recroquevillé comme pas deux, comme une île des Kiribati, Howland ou Tarawa, loin.
De dire les choses sur le long terme d'une indolente insolence n'est possible que par chance d'appartenir à cette société de l'abondance. Il en irait différemment si ma faim tenait à un fil. Pour “ma part”, j'aurais toujours plus ou moins quelque chose à grignoter, ailleurs c'est loin d'être le cas pour nombre de mes contemporains.
C'est chaque fois pareil, je suis repus et là-bas une femme calme la faim de son enfant en confectionnant une galette de glaise. Hier le Biafra, le Darfour, l'Afrique subsaharienne. Aujourd'hui le Mexique, Haïti, le Kazakhstan, les pays arabes au bord de l'émancipation. Comme si la malnutrition rurale d'hier s'installait au cœur des villes, touchait cette fois les ouvriers, les employés de nos cités. Les classes moyennes.
Ils descendent dans les rues, récriminent contre l'augmentation des produits de grandes nécessité comme le lait, les céréales, les œufs, la volaille... Ils brandissent des baguettes de pain, exit ce manifestant dans les rues de Dakar en avril 2008.
Les chercheurs [1] expliquent cela par l'abandon des cultures vivrières au profit d'une agriculture dédiée aux biocarburants, mais aussi par ce qu'ils appellent « l'homogénéisation » des habitudes alimentaires – grosso modo, nous mangeons désormais tous pareils. Ils expliquent cela cependant que les intéressés continuent de crever de faim ; image vectorielle du on-sait mais on-ne-fait-rien (vectorielle par le fait qu'elle s'inscrive à l'appui de maintes courbes et diagrammes associés).
Longtemps, j'ai pris l'Amérique pour cet eldorado où personne ne travaille mais jouit de la vie comme pas deux : belles bagnoles à pneus crissant, espaces légendaires, ranchs et Côte Ouest.
Là-bas, les grandes manifestations d'octobre dernier sur les retraites, comme nous savons faire en France, seraient i-ni-ma-gi-na-bles ; le mot grève encore plus improbable. Because politiquement incorrect, interdit. Because la puissance des richissimes frères Koch opposés à tout syndicalisme, because le choix des Républicains, du Tea Party.
À la manœuvre, le gouverneur du Wisconsin, apôtre de l'intransigeance des frères Koch, le généralissime Scott Walker. Seulement début mars 2011, le onze, c'est le coup de semonce : ratifiant une loi pratiquement calquée sur les plans d'austérité européens, Walker s'attire les foudres de la populace, et plus particulièrement de la middle class. Dès le lendemain, 70.000 enseignants, jeunes, employés des services sociaux, étudiants, retraités battent le pavé devant le Parlement du Wisconsin, à Madison.
Que dit cette loi qui contraint les 14 sénateurs démocrates (du camp d'Obama) à quitter le Wisconsin afin d'éviter qu'elle ne soit abrogée ?
Un, que des coupes drastiques doivent être opérées dans la couverture santé pour les familles à faible(s) revenu(s) ;
Deux, que les fonctionnaires sont obligés de cotiser davantage (+ 8%) pour leur retraite ;
Trois, que le rôle des syndicats doit se limiter aux seules négociations salariales, autrement dit à rien, (et non plus aux questions liées aux congés, aux pensions...), avec interdiction à ces derniers de prélever automatiquement les cotisations sur la fiche de paie de leurs adhérents.
Mais la fronde ne s'arrête pas là, elle gagne peu à peu l'Ohio, l'Illinois, l'Iowa, l'Indiana, le Tennessee et fait sortir de sa réserve Obama soi-même. Si une grève générale venait à s'amorcer, prévient-il, l'impact en serait si grave que les militaires ne toucheraient pas l'intégralité de leur solde, les parcs nationaux, les musées, les instituts de recherches fermeraient tout bonnement leurs portes, les centres nationaux de la santé n'accepteraient plus de nouveaux patients et ne lanceraient plus d'essais cliniques.
Gain de cause obtenu ric-rac ce vendredi 9 avril, jour où l'accord sur les dépenses budgétaires a été conclu au Congrès, évitant de peu la paralysie des États-Unis.
L'humanité ne produit des optimistes que lorsqu'elle a cessé de produire des heureux [2]
Je vis dans un pays, la France, qui me donne à manger, qui m'accorde une couverture santé, un régime de retraite et le droit de me syndiquer ; ce qui n'est pas le cas partout dans le monde.
Et pourtant, tout cela ne saurait me faire oublier ni la cherté des produits alimentaires de prime nécessité ; ni l'amincissement des droits en matière de santé, de retraite ; ni l'ascendance limitative des manifestations, si importantes soient-elles. Parlant à tout va d'homogénéisation, nous réduisons la planète à une vaste contrée tôt ou tard mue par les mêmes effets, les mêmes douleurs (À tel point qu'il est quand même stupéfiant de distinguer les démocrates des républicains, et vice versa ; comme si un républicain ne pouvait être démocrate et un démocrate républicain).
Et voilà soudain que, dans ce concert, je m'entends dire : « Allez, souris ! Tout va bien, tu es d'un pays riche. »
Mais d'où vient ce clairon d'optimisme à marche forcée dont – si nous nous en tenons à ces cercles d'économistes en vogue [3] – il faut désormais faire montre ? Que diantre, sortons du burn-out latent, dixit le dernier Médiateur de la République, Jean-Paul Delevoye ; émergeons de cet épuisement collectif, viles ténèbres tétanisantes ! Affichons notre “antidéclinisme” de circonstance ; comme c'est le cas du cancéreux qui résorbe sa maladie par excès d'optimisme.
Jean-Hervé Lorenzi, président du Cercle des économistes, le chante à tue-tête, le message aux Français est on ne peut plus simple, nous vivons « dans un pays qui a créé 600.000 entreprises l'an dernier, qui a des enfants, des médailles Fields... Un pays où il fait quand même bon vivre... même s'il souffre d'un mécanisme d'exclusion – 8 millions d'exclus sur 65 millions d'habitants – inacceptable, unique dans l'ensemble des pays développés » [4].
Il est vrai qu'à part cela, tout baigne.
« Les réseaux sociaux sont de puissants leviers, en France comme ailleurs dans le monde. De petits groupes d'individus éclairés, instruits, gourmands de culture, d'économie... échangent sur un avenir meilleur », enchaîne sur le même ton l'éditorialiste de Centre France, Philippe Rousseau.
Mais alors, serions-nous de ce siècle qu'il nous faille à ce point ignorer les Lumières d'Illuminati inspirés ? Serions-nous à ce point neuneus qu'il nous faille fermer les yeux sur les fins de mois à rallonge, les misères à répétition ? Serions-nous les enfants gâtés de la farce qu'il nous faille nous entendre dire que c'était pour rire, que le Fabuleux destin d'Amélie nous pouline enfin dans le sens du poil ?
Suggérons seulement à ces hommes de grande culture d'aller cultiver leurs caddies dans les rayons des supermarchés... avec maintes précautions : ne pas craquer plus d'une centaine euros sous conditions de ressources et d'exigences d'une famille de quatre personnes [5]. Au jeu du déniche-nouilles-les-mois-chères, au jeu du premier-prix-pas-encore-assez-bas, on verra bien qui le dernier perdra le sourire. Parce que ce jeu-là c'est du même acabit qu'un leitmotiv qui revient tous les trois quatre jours.
Je ne sais.
Comme je ne sais s'il faut se taper le ventre du revers de sa pensée.
Comme je ne sais s'il faut se fier à son instinct ou se contenter de regarder passer les nuages sur l'écran de son iPhone.
De toute façon, ça ne coûte rien d'essayer, d'être optimiste. Paraît que ça rend les dents blanches et les enfants joyeux. Paraîtrait même que l'enseignement fera bientôt partie du cursus des amphithéâtres de LMD.
Pour l'instant, j'ai dans la tête cette vieille chanson de Gabin :
Je broadcast myself de ce doux parfum d'incertitude et je me dis qu'on entretient ses rêves comme on entretient l'espoir de les vivre – et la crainte de les affronter. Ces salopards ne sont jamais tant vivaces qu'en ces périodes végétatives. Mais, comme dit l'autre, c'est toute la problématique du désir. Désir d'en bas, du ras des pâquerettes ; désir d'en haut, un cran au-dessus du middle rank.
Jamais content... d'une autre chanson.
[1] On lira L'état de l'insécurité alimentaire dans le monde, 2010 de la FAO, site : http://www.fao.org/docrep/013/i1683f/i1683f00.htm
[2] Le paradoxe ambulant : 59 essais, Gilbert Keith Chesterton, Actes Sud, coll. Le cabinet de lecture, 2004
[3] Karine Berger et Valérie Rabaud (Les Trente glorieuses sont devant nous aux éditions Rue Fromentin), Bruno Tertrais (L'Apocalypse n'est pas pour demain aux éditions Denoël), Michel Godet (Bonnes nouvelles des conspirateurs du futur aux éditions Odile Jacob), l'inoxydable Alain Minc (Un petit coin de paradis aux éditions Grasset)...
[4] Interview d'Yves Carroué pour Centre France, 9 avril 2011 ; on lira également l'article de Denis Ranque (ancien patron de Thalès) sur tousoptimistes.com : http://tousoptimistes.com/?p=1226
[5] Ce qu'UFC-Que choisir pense du « Panier des essentiels » : http://www.latribune.fr/actualites/economie/france/20110406trib000613630/ufc-que-choisir-fustige-le-panier-des-essentiels-de-frederic-lefebvre.html