vendredi 30 avril 2010

Les nouveaux Parsonniers


Le paradoxe d'enclosure




La femme préhistorique est d'instinct grégaire. Hormis dans les romans, elle ne fait rien par elle-même, sinon porter la vie, puis tenter de la donner. La femme, quoi qu'on dise, est l'élément fondateur de la société pariétale, repliée, parce qu'en crise ; crise identitaire, crise en devenir dès lors que la nourriture constitue l'autre ferment de son existence, de sa transmission.

Au prix de maints sacrifices, elle cultive donc l'art du mâle, la compagnie du chasseur ou de celui qui sera capable de garantir sa survie. C'est d'elle, de cette Ève des premiers aurores, que nous devons ce que nous sommes.


Les Parsonniers
Bien plus tard, dès le Moyen-Âge, du fait du registre tout aussi dur de l'existence des serfs ou des hommes libres de cette époque noire, on retrouve la même signification micro-sociétale. Le seigneur cède ses terres moyennant redevance qu'on appelle, non pas fermage, mais bordelage. Pour pouvoir succéder à leur père, les enfants du défunt doivent alors prouver qu'ils vivaient en commun avec lui. La continuité du bordelage donne naissance, vers 1540, à ces communautés que le Morvan connut sous le nom de Parsonniers.
Les parsonniers sont à leur tour d'instinct grégaire. Ils se marient entre eux selon que les fils du père épousent filles du voisinage, que la descendance compose de raison avec le cousinage et ainsi de suite [1].


Avec toutes les conséquences de cette mixité restreinte que l'on imagine, les paysans surmontent les famines, engrangent, et au fil du temps, parviennent à une véritable aisance. En termes d'usage, marier le futur maître revient au choix de cour de la femme préhistorique, l'assignant au rang de reine d'une communauté qui peut compter de trente à cinquante personnes, vieux, jeunes, malades, bambins, décemment établie dans une dizaine de bâtiments regroupés, déployée sur une bonne cinquantaine d'hectares. [2] Les Communs, ainsi qu'on appelle parfois les Parsonniers, vivront en vase clos et en immersion purement égoïste jusque dans les années 1830-40, la Révolution ayant progressivement rendu au peuple les terres des seigneurs.


Du coron à la maquiladora
Je me souviens gamin des magasins Coop, des Économiques Troyens, du wagon Économat, ces coopératives commerçantes qui donnèrent naissance au Prisunic, Monoprix, Nouvelles-Galeries, plus tard à ces grandes surfaces que nous pratiquons à longueur de journée. Est venu également le temps des mutuelles, du monde associatif, en gros de la communauté calquée sur celles, d'autant plus closes qu'efficaces, d'une franc-maçonnerie, d'un Lyons Club, d'un Rotary ou des Clubs d'anciens élèves – non qu'il faille bien évidemment croiser d'effets les quatre cités. Mais pour autant le principe est fondé : la noirceur des temps ou des crises engen-drent un sursaut de groupements propres à s'en sortir, non pas par une politique de l'autruche mais en pratiquant l'entraide ciblée. Les maquiladori mexicaines ne sont rien d'autres que ce que furent les filatures roubaisiennes, esclavagisme compris. En ce sens, un ouvrier trouvait lui aussi ce qu'il lui fallait pour vivre dans un rayon de quelques kilomètres.


Les ghettos du Gotha
La terre ne se morcèle plus, c'est la cellule familiale, l'environnement profes-sionnel, le processus de santé qui prend le relais. Et ce n'est pas un hasard si nous enjoignons à la communication de subvenir à cet éclatement. En quoi le portable – voire Internet, quand bien même sa discutable émancipation du savoir – aurait-il desservi nos ancêtres qui avait tout sous la main, les pieds sur terre ? Si j'évoque cela, ce n'est pas tant par nostalgie ou passéisme, mais parce que l'actualité, elle-même, nous y conduit. Ce qui fait notre ignorance d'aujourd'hui, d'autres l'ont déjà compris. Il n'est de voir fleurir les ghettos du gotha, ces villes fermées, sécurisées, homogènes au possible, où pour y entrer il faut montrer patte blanche et pour y vivre ouvrir grand son chéquier. Ce sont les Gated communities des Etats-Unis (Canyon Lake, Leisure World, Llewellyn Park, Rolling Hills, Hidden Hills...), les Barrio cerrados d'Amérique Latine, les Compounds d'Afrique du Sud, les Street closure du Liban..., ces enclaves résidentielles qui, par leur démarcation socio-marginale, courtisent les banlieues, les quartiers de nos villes françaises (Terre Blanche, la Presqu'île de Giens en Var, le Vésinet, le Chénay, Dijon, Montpellier, Bordeaux, Tours..., les résidences le Newton de Nantes, le Royal Park ou la Cour Carrée de Toulouse [3], la conurbation azuréenne (Saint-Tropez, Cannes, Le Cannet, Antibes..., le domaine des Hauts de Vaugrenier à Villeneuve-Loubet [4]), Saint-Genis-les-Ollières près de Lyon...) [5]. Ce sont aussi les Resorts pour retraités aisés ou vacanciers à l'année, parfois tout près de chez soi. Bref, en tout 183 programmes de construction d'Apartheid Urban déposés en 2005 sur le territoire [6].



De même qu'Internet – on l'a vu – s'ouvre diversement selon que l'on soit cadre ou chômeur (le premier atteignant plus facilement sa cible par la justesse de ses recherches que le second, dont je suis, se contentant des grands médias, des sites commerciaux), de même que les GAEC furent une réponse à l'agriculture en crise, de même que les China Town s'inscrivent parfaitement dans le schéma des grandes villes de ce monde, de même que la sédentarisation des “ gens du voyage ” officie leur caravan's case, de même nous nous dirigeons vers cette guerre de tranchée, cette drôle de guerre du Fortress World [7]. C'est le paradoxe des modes qui vont et reviennent : le déploiement d'hier faisant aujourd'hui place aux structures réduites, à cette parcellisation de ghettos pleinement consentis, où « seule une société à la mesure de l'homme permet l'exercice d'une vraie démocratie » [8].


Le Fortress World d'aujourd'hui
Et c'est affreux. Absurde d'en arriver là !
Mais avons-nous seulement d'autres choix que de copier-coller bêtement ce que la bourgeoisie s'octroie de luxe et d'aisance ? Est-ce là la liberté, les fondements démocratiques basés sur un maillage hautain, un chemin d'accès hyper-balisé, une enclosure quasi-barbelée, pourquoi pas de douves ? Raisonnablement, j'en doute fort. Les millénaires, les siècles passent et ne répondent en rien à nos tâtonnements. Drôle d'animal que l'homme en perpétuelle quête de niche, capable d'ériger bastions cathares et seigneuries forcloses.
Mais encore une fois, avons-nous le choix ?
Chacun de nos métiers, chacune de nos associations, de nos réunions, de nos boîtes mail nous donnent le sentiment d'appartenir à ce quelque chose d'unique qui nous unit, nous maintient hors d'atteinte, nous rend à ce sentiment d'appartenir à une quelconque élite, au privilège que les autres n'ont pas. C'est la dernière pub de Carrefour qui interpelle Marcel ou Chantal en plein magasin. C'est le cocooning de nos soirées, l'espace clos de nos bagnoles. C'est tout ce qui exclut l'autre, le vulgaire, l'imparfait, le menaçant, qu'il pleuve, qu'il neige ou qu'il tue. Ce monde est si large qu'on ne peut ni ne veut en porter toute la misère. Nous n'avons rien de divin en nous sinon la peur de mourir sans avoir réalisé sa vie à grand force de sacrosaints bonheurs recueillis comme perles de rosée, sinon la peur du plus grand nombre. L'autarcie, le repliement, l'autisme seigneurial, voilà qui nous sied d'autant mieux que l'autruche y trouve cette fois son compte.


Le paradoxe d'enclosure
Mais en quoi le paradoxe ne s'ouvrirait-il pas d'égoïsme si lui-même ne formait l'un des piliers sur lequel vacillent nos existences ? Le réflexe est si facile qu'il comble bien des lacunes et valses hésitations. Ainsi le Téléthon qui ouvre ses dons à chaque échéance et les referme sitôt clos le sentiment d'avoir été. Nous passons à autre chose, souvent à rien, voire à l'étroitesse de nos habitudes protectionnistes.


Pour finir, peut-on parler d'enclosures, de clôtures, sans évoquer les communautés monastiques ?
A l'inverse des Parsonniers qui perdurèrent sur quelques siècles, le monachisme s'affranchit des millénaires comme des crises avec l'aisance d'un jeune premier. Fermé sur le monde, au sens de mondain, il n'en joue pas moins d'universalité, et ce, quelle que soit la religion qu'il embrasse. Ou comment mieux se retrouver pour mieux délivrer le message d'authenticité... Tout l'inverse donc des drastiques gated communities auxquelles nous aspirons dans une société si létale que léthargique, empreinte de veau d'or et d'argent frais.


La raison du Pourquoi
A chaque génération, nous pensons vivre des temps bousculés, hautement pervers ; à chaque génération, nous modifions nos comportements, nous adoptons un mode de vie adapté, parce que, plus qu'une autre, chaque génération se croie la proie de ce que ne fût pas la précédente. Avec cette question toujours en suspend : Pourquoi ? Pourquoi avoir attendu si longtemps, pourquoi ne pas avoir agi avant, pourquoi l'abêtissement ou l'apathie ? Ne pas oser revient au levier de la farce, donnant aux générations suivantes le pire droit de réponse qui soit : ce fameux pourquoi ? Ainsi la question du climat bascule-t-elle aussitôt dans l'héritage et la politis que nous laisserons, écriture rouge ou noire de la trace dont l'Histoire ne manquera pas de faire ses choux gras.


Et nous ?
Déjà nous vivons en cercles fermés d'agendas TIC [9] hermétiques, d'informatique voyeuse, ne détestant rien tant que ces touristes qui jettent un œil par-dessus la balustrade. D'ailleurs, que connaissons-nous nous-mêmes de nos voisins sinon les embrouilles que la cohabitation intelligente permet d'éviter ? Et pourtant, si le ciel est à tous, il est pour l'essentiel à son propre regard, le chant des oiseaux une bénédiction pour soi seul. On se dit alors qu'un bourgeon fait tout l'arbre ; fraction d'éternité ; question que l'on ne nous casse pas les couilles, question d'époque, de lieu, de mœurs, de temps.
Nous vivons dans une sorte d'état quantique : là sans y être, et sitôt détecté, on passe à autre chose. Nous vivons la société de l'impalpable, du tout virtuel. Sauf qu'à trop le croire on en viendrait presque à oublier de vivre communément.
Et pendant ce temps-là, sur l'air connu d'une chanson rigolote, s'érigent d'autres barrières.



[1] La communauté des Panné-Garreau de Préporché (Nièvre) englobe ainsi "des Bardot, des Rémond, des Bézilles, des Comte, des Belin, des Beauné", d'après Une communauté familiale avant la Révolution, Académie du Morvan, Bulletin N°63, 2006 (voir carte).
[2] E. Leroy-Ladurie ranconte qu'"au Moyen-Âge le paysan trouvait tout ce qu'il lui fallait pour vivre dans un rayon de six kilomètres", Histoire des paysans français, de la peste noire à la Révolution, Points Histoire, 2006.[3] Plan ci-dessus, à comparer avec celui des Parsonniers Panné-Garreau.

[4] Photo ci-dessous.
[5] Voir à ce sujet la thèse de R. Le Goix, hypergeo.eu.

[6] Ibid (chiffres les plus récents, tant l'info semble confidentielle)
[7] Sans entrer dans les détails, l'un des trois scénarii présentés en 2002 par le GSG pour les années 2030, à savoir, 1 - Les Mondes Conventionnels, 2 - La Barbarisation dont le Fortress World est issu, 3 - La Grande Transition. Voir la conférence de J. Theys sur le site urbamet.documentation-durable.gouv.fr
[8] Cédric Biagini et Guillaume Carnino in Le grand bouleversement, Manière de voir N°109
[9] Technologies de l'information et de la communication




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire