mercredi 26 janvier 2011

Festive à mot



Les mots ne sont rien sans l'absolue nécessité du cœur que l'on y met, à les lire, à les écrire. Voilà toute leur force, leur congrégation. Mais à les savoir plus intimement liés à la parole qu'à toute pensée, c'est et ce sera de toujours leur grande faiblesse. Savoir ce qu'un homme – ou soi-même – a dans le crâne et penser pouvoir le rapporter relève de la gageure. Combien les mots forcent-ils le respect, qu'ils ne peuvent aucunement s'affranchir de tout.



Certes, on peut tuer avec les mots – L'Affaire Saint-Fiacre de Simenon – ; certes, on peut indifféremment et selon les époques aimer, combler, haïr, proscrire, corrompre, que sais-je encore avec les mots ? Certes, on s'accommode de figures de style (métaphores [1], circonlocutions, art comblé du remplissage), de points de suspension ; on noie le poisson par des périphrases, des alambics imagés, des ellipses soutenues. Mais quels mots aboutés, quelle mouture pour transcrire et tourner, comme un potier le ferait, le moindre épisode jusqu'à plus complet panoramique ?
Las, quel que soit le paysage dans lequel ils s'ébattent, si vaste soit l'arène et quand bien même leur ouvrirait-on des brèches migratoires, les mots ont pour limite ce presque rien que la pensée leur soustrait sitôt passée la clôture. C'est un papillon qui vagabonde et disparaît sans qu'on y prenne garde ; ce sont les amours masculines du paon poussant ses « Léon » à l'adresse de madame. On voit également Élisée Reclus [2], chantre des rus, s'éprendre du charme d'un scintillement tout proche comme d'un gazouillis moussu qu'un cri de buse emporte loin.


Murmure
Les mots sont une œuvre, et comme toute œuvre, à jamais imparfaits. Rapportés à leur auteur, ils ont tout ce qu'il y a de plus humain, au point de naître et de mourir. Un tiroir, une étagère, un marbre pour claustration, ils ont cependant à leur compte les plus belles phrases que l'humanité se soit dégotée. Ainsi le mot abandon, un des premiers du dictionnaire, choit de lui-même en mille et une formulations si bien adoptées par l'amoureux éconduit, par le juriste prudent, le journaliste vivant son étape que par la ruine en demeure ou la Belle au bois dormant ; mais d'aucuns n'assènent semblable justesse :
« Oui, admet tristement Marie-Anne Piéton, c'est le début de l'abandon ça de n'avoir personne qui vous regarde dormir. » [3]
Elle est là, au repos de son écrin poussiéreux, la phrase qui meurt elle-même d'abandon. Et qui pour l'en déloger, s'en délecter, puisque d'autres mots, d'autres combinaisons, d'autres clones, aujourd'hui ou demain, useront de palimpseste pour s'approprier quasi à l'identique la parure ?
J'ai comme ça un cahier anti-oubli que je relis de temps à autre. Ma mère faisait cela avec ses bijoux, mon père avec ses sachets de graines, et comme eux, je garde cela de par vers moi, faisant des tas, des legs. Mais ces rivières – soyons modestes –, ces pousses, ces associations de mots, si elles correspondent à un moment donné à tel plutôt qu'à untel, n'ont rien de définitif, d'arrêté. À preuve, je ferme le cahier et l'ouvre quelque temps après, plus rien n'est pareil. Les mots ont séjourné dans leur propre alchimie, l'or n'est plus le même.


À mur perdu
Derrière le mur, on l'a vu, il y a une vie, une espèce de récré où s'ébattent les ribambelles joyeuses. On entend des cris d'hirondelles dans le rase-mottes des tilleuls. Un marin souffle l'Autan et le soleil darde si haut qu'on ne le sent pas. C'est l'heure où les draps flottent au vent. Des mains familières saisissent une bêche au vol, les baies poussent les haies et l'anis affolent les guêpes. Les nains enivrés assemblent leurs mots comme on pave une rue sur lit de sable. La grande ménagerie prend place et l'on voit des dromadaires d'Orient brouter les cressonnières, des singes savants s'époumoner, des cerf-volants bruire sous le vitrail de leurs ailes, des émeus jacasser dans la parodie de leurs cous agités. Là-bas, un bébé pleure sa faim, un boulanger klaxonne ses ouailles. Au plus près, des hommes forts tendent le chapiteau, plantent le décor, toute leur science.


Affiche du Festival du Mot de La Charité-sur-Loire (Cliquer)

Et si c'était tout bêtement cela, la Terra Incognita, l'Eldorado dont parlent les géographes du roi, cet inconnu, insatiable terre d'explorateur ?
… Le Nereus s'enfonce dans les profondeurs abyssales et remonte sitôt à la surface, à flanc de n'importe quelle île. Le damier des champs de coteaux, l'homme courbé sur sa rizière ne le voit plus, brisant son dos à l'ombre de sa solitude. Mais il est là, qui prend soudain vie, comme jailli d'un roman de Cheng ou de Hougron. Le tour du potier tourne à plein, les doigts lissent un chagrin, celui de l'enfant mort, fredonnent une comptine dans la suie des rangs de riz. Deux minutes avant, l'homme n'existait pas, les mots s'en fichaient comme de l'an quarante. Qui était-il, où était-il ? Derrière le mur ? Bientôt, il aura son amour de jeunesse à qui il écrira ce que femme désire. Il aura été pêcheur puis maçon, laissé pour mort un soir de désolation, aura croisé son ange.
Cette fois le Nereus s'élève, devient géocroiseur, visionnaire de la folie des hommes. Depuis l'espace polaire, tout paraît calme, inanimé, alors que ça bouge en tous sens, ça vaque et ça vient dans l'alternance des jours et des nuits. À court de blé, des guerres étouffent dans l'œuf, des prédicateurs essaiment leur don, un romancier monte sa mayonnaise, des destins se recoupent et les longs courriers éraflent le ciel de l'Eyjafjöll. Tout là-haut, l'homme-dieu devise sur les mégapoles chauffées à blanc, c'est la position de l'écrivain sur son nuage.
Son Nereus ne le trompe jamais ; et mettons qu'il le fasse, le lettré s'en accommode, biffe, souffre, pose tout à plat et recommence.


Les nains au pied du mot
Les signes ont leur ADN. C'est un lacis serpentiforme qu'emprunte la noria des camions de minerai. Poussière, pluie, vent, froid, la puissance des engins s'arrange de tout. Et ça n'arrête jamais – l'avidité des nains qui n'ont de cesse d'écarter et de damer le sable, sans doute. Les Disney Guys, eux aussi, ne reculent devant rien. D'un trait de gomme, le bureau d'étude définit-il une autre stratégie, qu'ils repartent aussitôt à l'assaut de la nouvelle route, du monument. À se demander quand ils mangent et dorment. Ils parlent tous le langage des signes.
Ah ! Faut-il les voir applaudissant et se congratulant pour un montage réussi, le mot juste, le dernier, la trouvaille. La troupe heureuse suspend son travail, marmonne la mélopée conquérante, son refrain.
Il est comme ça des passages radieux, bâtis non pas sur le rubis ou l'opale, mais avec du tout venant, des mots de tous les jours qu'on trouve partout, dispersés dans les journaux, les modes d'emploi, les codes, les répertoires.
La pie-grièche du guide du promeneur et le jonkheer du nobiliaire n'avaient rien pour se plaire, quand leurs chemins vinrent à croiser celui de nos cantonniers. Les bonshommes, interloqués par tant de perplexité – ce n'est pas tous les jours qu'un nobliau s'éprend d'un écorcheur de passereaux –, sans souci de la pensée qui ne manquerait de naître, firent de Cateau-la-harpie, La mégère apprivoisée, douce Catharina qu'épousa Petruchio, le gentilhomme. Et l'on vit maints publics applaudir et congratuler les nains besogneux à qui Shakespeare, soi-même, exprima sa gratitude.
Il est comme ça de belles rencontres, autrefois rendues à dos de mulet, plus motorisées de nos jours, mais provenant invariablement du même matériau. Les textes que l'on se refile de génération en génération, ne sont pas nés récitations ou dictées comme on sort de la cuisse de Jupiter. Ils furent d'abord de simples cailloux, des grains de sable qui se mirent à enrayer le mécanisme, comme pour dire au deus ex machina : « Stop ! Lis et vois comme c'est beau »... Un coup de soufflette, et voilà le message papillonner ailleurs [de buddleya en prunellier, souvent le flambé entrouvre ses ailes au repos, petit battement de cœur que les enfants cherchent pieusement à enfermer dans leurs mains jointes. Mais à peine lu, le machaon porte sa ronde plus loin ou plus haut, à l'envi].
Et qui écouterait bien, serait surpris du rire des nains, de ces petits riens qui les amusent tant.


Prière murale
Les mots adossent leurs maux dans les fentes du mur. On dirait des prières, des bouts de papier qu'on glisse sous le socle des saints, des mouchoirs blancs que le vent égraine en lambeaux. Comme de croire que la Terre est ronde alors qu'on ne sait même pas ce qu'emportent les montagnes, fariboles ou sarabandes. Mots et vents s'acoquinent dans des feulements que l'on prête souvent aux loups, aux mélèzes vêtus de fantôme, à ces étendues de neige qui soufflent aux ramées des contes. Les maisons sont basses de toit, fessues, fenêtres amaigries fermant d'un seul battant. Les hivers et la flamme pour toutes distractions. Le livre pour chapelet, pour ainsi dire. Les nuits sont fines comme les portes d'un mouroir, un tranchant de lame persifle son trou de serrure, tire les couvertures.
C'est la saison noire des rats, des tic-tac d'horloge. La lande n'a de compte à rendre à personne, pas même aux yeux perçants qui scrutent une oreille bouger. Pas même le temps de souffler pour une brassée de bois, un seau. À peine sorti qu'un violon déboulant de sa gorge entame sa frénésie. Mais qui pour vivre là, que les satellites ignorent ?
Grand Terre, jusqu'à la phonétique du nom, à la dérive de son propre continent, Grand Terre se terre. Sa coque grince de toute part, abrutie de tempêtes, de silences peureux, d'interstices maléfiques. Vol de nuit permanent. Grand Terre, comme la face cachée de la prière, sans autres meurtrissures que le nu revers de son impatience. Le chien laineux rentre ses pattes et l'homme aux lèvres scrofuleuses mitonne sa peine pour une chanson de Ferrat, un roman de Giono, un scénario [4].
Ces mots-là sont tout le contraire d'une banderole tractée par un avion. Ce sont des mots pour une Parole, cet archange que l'on voudrait voir clouer le bec aux démons et rendre justice sous le calendrier des Postes de La mer vue de la Promenade des Anglais.


De Festive à Mot, et plus encore
Mais juin viendra où les mots auront de nouveau droit de cité.
Chaque fois l'an, en lieu de son Fol été, voit-on François de Sales, saint patron des auteurs, rivaliser de saint Vincent vigneronne pour le plus grand plaisir des dégustateurs, des curieux. La bouche charnue, le nez floral, le corps ample, rond de palais, l'attaque légèrement empyreumatique et la finale épanouie des vins de pays, La Charité élève ses mots comme d'harmoniques cépages d'où émergent les crus.
Tiens. Les élèves en ateliers vagabonds, les récitants en comités, les idées en fouillis mêlent leurs mots dans des cornets à dés qu'ils jettent sur le papier. Les murs s'éclaboussent alors de mots d'esprit, des phrases longues comme un jour sans Proust se perdent à même le pavé. Des éclats de Loire s'écoulent au fil des mots, passent le pont de pierre jusqu'à Saint-Nazaire, l'Océan.
Sculpté, à consommer ou à emporter, quatre à quatre ou plus posément, on n'en est pas moins mot que les idées s'agencent avec pignon sur rue. Chapeau melon, boubou multicolore, arlequin et confettis, le mot s'engaillardit de promptes gauloiseries avec Desproges, tambourine aux portes, théâtralise un porche avec Hugo, ouït avec Devos, vampirise un jet de star, lutine avec Bedos, poétise sa négritude avec Senghor ou Césaire, filtre ses Rey. La Ville du livre comme Folon l'eut aimée : un ouvrage que le vent feuillette depuis les remparts en colonnes montantes, la compagnie des mots, petits ou grands, inconnus ou incollables, bariole le ciel, et cette pluie que l'on appelle de ses vœux.
Retraite, Biodiversité, Grippe, Pauvreté, Neige, Révolution piaffent déjà, que les distingués des années précédentes – Précarité, Respect, Bravitude, Bling-Bling, Parachute doré, Dette – tiennent chapitre et dispensent à leur poulain les conseils d'usage :
« Attention, les gars ! Gars ou filles, je parle des mots en général. S'agit donc pas de vendre la peau de l'ours. Le prieuré, ils ont mis des siècles à en faire ce qu'il est aujourd'hui, classé à l'UNESCO et tout le fourbis. Alors, non seulement la Capitale des mots vous attend au virage, mais c'est toute la cité monastique qui a les yeux braqués sur vous ! »
Et de la tenue, les mots n'en manquent pas. Les semaines précédant la date fatidique, ils astiquent leurs cuivres, briquent leur cédille, leur tréma, veillent tard. Tous s'apprêtent dans des atours choisis.
Les ramasse-monnaie raflent la mise pour une consonne doublée, et pour une voyelle les enjolivements font maints ronds de jambe aux assonances. Réclamant deux “ l ” farcis totalement illusoires, trois points par-là, les discours, eux-mêmes, s'amincissent.
À lui seul, le mot conquiert ses lettres, portrait croqué à l'ancienne où l'on verra plus d'un passant, tout au long de l'année, lever son lièvre.






[1] « J'ai bon caractère mais j'ai le glaive vengeur et le bras séculier. L'aigle va fondre sur la vieille buse !
- C'est chouette ça, comme métaphore.
- C'est pas une métaphore, c'est une périphrase.
- Oh fait pas chier !
- Ça, c'est une métaphore.
»
Faut pas prendre les enfants du Bon Dieu pour des canards sauvages, film de Michel Audiard, 1968,
dialogue entre Bernard Blier, Jean Saudray et Dominique Zardi
[2] Histoire d'un ruisseau, Élisée Reclus, Babel 2005. Le livre commence ainsi : « L'histoire d'un ruisseau, même de celui qui naît et se perd dans la mousse, est l'histoire de l'infini ».
[3] Le veilleur du Britania, Philippe Rontier, Stock 2005, p. 146
[4] Citons Une hirondelle a fait le printemps, film de Christian Carion, 2001, avec Michel Serrault, Mathilde Seigner, Jean-Paul Roussillon

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