mercredi 2 février 2011

La vaisselle

« Avec tout ce que tu nous ponds chaque semaine il n'y a aucun canard “ laqué ” digne de ce nom qui t'as proposé un poste d'éditorialiste ? »
À quoi j'ai répondu au gars revendiquant l'article défini comme signature nivernaise à son nom : « Si, ma femme, pour la vaisselle ».





C'est en lisant le dernier bouquin d'Éric Fottorino, Questions à mon père [1], que je me suis rendu compte de la facilité avec laquelle nombre d'écrivains intègrent leur vie dans leurs soi-disant romans. Dommage. C'est très beau, très bien fait, le style adroit, les enchaînements eux-mêmes se laissent prendre de non-dits, de sous-entendus propres à éveiller la curiosité du lecteur. Mais si l'on prend Genevoix ou Giono, avec eux le roman vient de bien plus loin ; et puis, n'est pas Mauriac ou Annie Ernaux qui veut pour écrire entre les lignes.
Dès le moment où j'ai lu cette remarque du copain, pensant à tout cela, à la quotidienneté des choses comme aux écrivains faisant feu de tout bois, il m'a pris de développer.


Trail de vie
Pour commencer, la vie n'est pas dans les livres, vais-je trancher. Mais ce n'est pas si simple. Écrire est un acte lent, avec ses codes. Je dirai que la vie de tous les jours, faire la vaisselle, acheter le pain, emmener sa fille à l'école, visiter son père à l'hôpital, ressemble davantage au trail d'un avion – cette traînée plus un moins longue selon le ciel – qu'à un spectacle. Cependant que l'écrit garde en mémoire l'objet de sa réflexion, de l'ordinaire il ne reste pas grand chose, sinon la conscience d'avoir été, d'avoir accompli et d'enchaîner sitôt. Comme dans le cas de l'aéronef, c'est plus le porteur et son environnement qui comptent : l'équipage, les passagers, la soute, l'énergie, la portance, le chemin.


Gabin La Horse © Pathé (agrandir)

À bien y regarder, on est rien tant soi-même que dans le dénuement d'un repas de famille, quand il est donné à chacun de raconter sa journée, ses méandres, ses silences parfois. Pas de télé, de jeux, de distorsions, un peu comme autrefois les tables de ferme s'emplissaient d'usages. Et j'ai bien mis une bonne quarantaine d'années à comprendre l'importance indissoluble des petites choses qui forment une vie.
La sagesse de l'âge ? Bof, tout âge a ses perles. Au Moyen-Âge, un vieillard de cinquante ans devait avoir amplement fait le tour de la question. C'est sans doute cela qui nous est transmis. Le reste, avec l'espérance de vie que l'on sait, n'est que surplus ou confirmation.


Ailleurs meilleur
Longtemps, nous rêvons tous d'un ailleurs meilleur, dont on ne sait pas trop en quoi il serait meilleur – à moins de vivre dans un carton, à six au fond d'un garage. C'est plutôt dans le courant des jours que nous progressons ; pensons au wagon ballotté sur ses rails. De la même manière qu'un médecin participe de progrès, la vie qui nous est dévolue doit, normalement, contribuer à cette même évolution : de ses enfants, de son chien, de soi-même ; mais pas seulement. Gabin taisait sa vie privée parce qu'il savait qu'en faisant cela, il préservait son équilibre. Ni drogues, ni subterfuges.
Longtemps, nous rêvons tous d'un ailleurs et nous nous battons, les places sont comptées, la vie forcément meilleure. C'est même là tout le principe des concours. Ainsi va-t-on demander plus au candidat que la formation des plus chanceux ne leur délivrera. Pas sûr que « La notion de préjudice dans l'action civile » [2] ou « Le discernement en droit pénal » [3] desservent pleinement le recrutement des lieutenants de l'Administration pénitentiaire ou des commissaires de Police. Et quand bien même cela se ferait-il par présélection des plus réceptifs, quand bien même aussi la moulinette des oraux ou des psychologues, il n'est pas certain de jamais parvenir à se prévaloir des plus doués. À preuve ces entêtés qui n'ont d'espérance que dans les tentatives successives [4], reculant de session en session le bien-être d'un ailleurs qui sera ou ne sera pas. En quoi d'ailleurs ont-ils été plus performants après qu'avant, ont-ils à ce point changé ? Ce sont souvent autant d'exilés que la mer aigrie chahute.
Une illusion pour laquelle nous n'avons de cesse de nous illusionner. Un commissaire de Police est constamment le cul entre deux chaises, jamais débarrassé de ses fonctions, quasi corvéable et cent fois moins payé que dans les feuilletons. Il est loin le discernement pénal pour celui ou celle qui n'ait pas préalablement discerné ce dans quoi il mettait les pieds. Certes, la gloriole, et pourquoi pas le pouvoir ; certes, on se fait à tout, aux mutations, aux cassures, mais à quel prix et pour quel préjudice ?


Le volume
Pareil pour le livre, qui vit et meurt comme les pages d'un éphéméride que l'on tourne. L'important n'est donc pas dans la matière organique du bouquin, la possession, mais dans le trail qui l'aura engendré. Le reste n'est que vide sidéral. En fait, le plus jouissif n'est pas dans ce qu'on a écrit ou lu, mais dans le mûrissement des découvertes, dans cette part de vérité qui sort du tout-venant. C'est un peu comme de se prouver à soi-même qu'on est encore capable de faire ce qu'hier nous paraissait normal.
La belle aventure est celle que l'on perpétue le plus loin, le plus longtemps possible, parce que purement et simplement indissociable de soi. Mais la vie, la vraie, n'en à rien à battre de nos conquêtes, de nos illusions. Ses exigences sont autres, banalement plus rébarbatives.
La vraie vie s'apparente plus à de la survie au ras des pâquerettes. Encore une fois, le reste n'est que surplus ou fil au-dessus du vide, comme on veut, comme on peut. Avec en plus l'épreuve du miroir : C'est qui le mec dans la glace ? Et force est bien de constater que ceux qui s'en tirent le mieux ne sont pas forcément les mieux lotis mais, à tout le moins, ceux qui compensent la banalité par la vertu des petites choses bien terre à terre.
Un canard si laqué, si bien léché soit-il, ne m'aidera jamais à parvenir à ces sommets que nous connaissons tous : monticules de conversations banales, buttes de parties de pêche, mottes de plaisirs sans nom. Monuments souvent élevés à hauteur de profondeur. C'est même souvent ce qui nous reste après des années et que nous insérons pieusement dans l'album de nos propres souvenirs. On dit alors que l'épaisseur liée à la hauteur et à la profondeur font tout le volume, prennent toute la place. C'est l'âme d'enfant qui fait que l'on se souvient si bien d'un temps que nous qualifions d'heureux. Je pense aussi à ceux qui n'ont pas eu d'enfance, ceux qui n'ont pas su la préserver.


La cherté des huîtres
Voilà, mon Wlad'. Voilà pourquoi les éditoriaux de vaisselle ne sont pas si dévalorisants qu'on le pense. Mais le savais-tu déjà.
Et ne m'en veut pas de citer Le crépuscule des idoles de Nietzsche, quand il prétendait que « la vie elle-même nous force à déterminer des valeurs, la vie elle-même évolue par notre entremise lorsque nous déterminons des valeurs » [5]. Autrement dit, la valeur des choses ne se comprend que si on la rapporte à la vie. Le jeu substantiel de l'authentique vérité naît ainsi d'une sorte d'étonnement initial, quasi originel ; ce qui fait l'essence même de la vie.
Aux trois sens du mot “ vie ” (par opposition à mort, par opposition à intelligence en tant que pur instinct et par ce qui caractérise l'être vivant), Nietzsche se plaisait à rappeler ce qui lui semblait finalement primordial : la substance. Comprenons par-là que chaque personne est à elle seule une micro-société qui l'unit et la hiérarchise – nous entretiendrons toujours avec l'extérieur et la nouveauté une constante méfiance, parfois de l'inimitié. Affirmer sa vie, c'est prendre conscience de ses capacités d'instinct. Et se fier à son instinct, c'est déjà donner – et se donner – de la valeur.
Pour rebondir aux propos du philosophe qui, cette fois, n'y voit pas la même chose mais plutôt son contraire [6], je dirais que pauvreté de vie et surabondance – au sens de richesse – font plus souvent bon ménage qu'on ne le pense. La position intermédiaire, l'égalité parfaite n'existant que dans les contes.









[1] Gallimard 2010
[2] Concours interne 2011
[3] Concours externe 2004
[4] Maximum 3 fois pour présenter le concours de lieutenant de Police
[5] La morale en tant que manifestation contre nature, §5
[6] Nietzsche n'est pas ma tasse. C'est précisément pourquoi étant “ extérieur ” à moi, il me plaît d'en décortique le propos. Ainsi, contrairement aux idées reçues, la valeur des choses ne se trouve pas systématiquement au cœur des huîtres perlières.
(À replacer les choses dans l'ordre, c'est plutôt moi qui ne voit pas la même chose que Nietzsche... m'enfin !)

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