jeudi 14 octobre 2010

EXULTEZ !

Vous, les jeunes !

Nous avons volontiers de Léon Tolstoï l'image vieillotte du sage barbu écrivant à sa table nappée de grosse cotonnade sous l'œil inquiet d'un pieux serviteur, et nous avons de Philip Roth, romancier du New Jersey révélant avec une rare perspicacité la déchéance, la maladie, l'impuissance ou la mort, l'image polie d'un esthète d'aujourd'hui. Entre eux deux, Tolstoï et Roth, et même beaucoup plus avant et plus après eux, une foultitude de gens admirables a couché sur le papier la révélation de notre monde au point d'emplir de rayonnages ininterrompus la toute grande Bibliothèque de France et d'autres encore. C'est dire si l'inventaire a de quoi submerger les plus blasés d'entre nous dont la seule entremise est de vivre et de partager ce siècle de fourmillements intellectuels.
« Jouissez du geyser de la vie ! Vous êtes jeunes, exubérants, il y a de quoi exulter ! »
Dans son dernier opus, « Indignation » [1], Roth n'y va pas par quatre chemins, et il a bien raison. Mille fois raisons. Il n'est d'ouvrir un ouvrage d'Eugène Le Roy, « Jacquou le Croquant », ou d'Hector Malot, « Sans famille » ; il n'est de contempler une toile de Jean-François Millet, « L'angélus » ou « Les glaneuses », pour comprendre d'où nous venons et combien la ou les vies qu'ils nous décrivent ont été dures, pauvres, harassantes, soumises à toutes les famines, de la tête au ventre.
Quand même les jeunes de ces époques-là ont-ils été jeunes, vifs et en constant éveil ; quand même planaient-ils sur eux des bonheurs simples, ils n'avaient pour inventaire que l'espace restrictif d'un univers limité. Il aurait été malvenu de leur parler de geyser ou d'exubérance. Ce qu'aujourd'hui notre jeunesse a.
Et même pire. Et même en trop. Le gisement qui s'offre à eux est, lui, bel et bien illimité. Le tour de force, la clé qui donne accès à ces combles qu'Harry Potter soi-même ne saurait renier, le digicode c'est la lecture. La belle lecture calme et lente comme une digestion fournissant au sang sa vitalité. Tout ce qui nous entoure se lit.
Petit aparté récent : Je suis chez le kiné, en salle d'attente, j'ai oublié mon bouquin. Je prends donc le premier magazine qui vient, un truc sur la pêche. En moins de cinq minutes, initié par le champion du monde de pêche à l'ablette, Patrice Burckenstock (590 poissons en une heure dans le Fossé d'Auxonne), je sais tout ce qu'il y a à savoir sur le sujet : ligne, bouchon, canne, plombée, esche à la perle, préparation des farines d'amorce... etc. Et j'imagine maintenant Jacquou muni du même passeport d'indiscrétion, comblant plus qu'un loisir sa faim... si son époque avait été la mienne.
Tout ce qui nous entoure se lit, usage permanent d'un savoir dispensé par la foultitude mentionnée. Des milliers de gens à mon service, toute sorte de gens, des vrais, des plagiaires, des pédants, des inventifs, des génies... des milliers ! À moi de faire le tri, d'ouvrir ceci, de creuser cela, ou de clore untel, de se réjouir d'un autre. Je pratique la course, j'ai tout sur la course. Je suis fondu d'aviation, j'ai tout sur la navigation, la météorologie, le pilotage. Je veux séduire la brune incendiaire, j'ai dix mille poèmes et le nom des roses : indémodables ringardises qui touchent au cœur cent fois plus que n'importe quel JTM texto.
Et puis Google. Histoire de fouiller, d'orienter, guide imparfait si je me laisse prendre dans sa toile. Mais là encore, tout vient, tout apparaît dans l'entreligne de la lecture. Lire, comme les roses, n'est donc pas ringard. Il faut seulement donner du temps au temps.
Second aparté : Il me faut soudain savoir tout ou presque du Séti. J'ai distraitement regardé la fin d'une émission de télé qui parlait de paraboles orientées depuis la Terre vers l'espace et j'en viens à me dire que si l'on met des sommes astronomiques dans des projets d'apparence aussi farfelue, c'est que le jeu en vaut forcément la chandelle. J'ouvre donc le moteur de recherche et tape « seti ». En 0,36 seconde, j'ai accès à plus de quinze millions de références ! Jacquou ou Rémi de Sans famille se seraient émus, nous pas. Le site d'ouverture parle d'aliens, puis de manière graduelle j'arrive à quelque chose évoquant la recherche d'intelligence extra-terrestre. Je tombe ensuite sur le fameux article Wikipédia décrivant le Seti comme the Search for extra-terrestrial intelligence, autrement dit un programme visant à détecter les signaux d'une intelligence extraterrestre, avec toute une série de liens propres à approfondir. Je comprends mieux maintenant les paraboles entraperçues à la télévision. On me suggère également des livres qui couvrent le sujet : À l'écoute des E.T, du mensuel « Astronomie », deux ouvrages scientifiques, À l'écoute des planètes de Florence Raulin-Cerceau et After contact d'Albert A. Harrison, voire deux romans, Miroir aux éperluettes de Sylvie Lainé et Planètes de Makoto Yukimura. J'ai dû faire le tour de la question et, si la chose venait à réellement m'intéresser, j'ai de quoi assouvir durablement mon intellect, combler mes attentes. Sorte de guide, ce maître dont j'ai toujours rêvé – quand bien du maître l'esclave n'est jamais loin. La vie mode d'emploi du regretté Perec.
« Elle est révoltante votre insondable ignorance de l'époque où vous vivez », s'indigne de nouveau Roth.
Plus crûment : Vous avez tout chié et vous ne savez rien. Tout cela parce qu'on a fait de vous – vous et moi – des enfants gâtés, pourris. Uniquement passionnés d'éphémère et de jetable. Par le cent-à-l'heure de votre insatiable goût de la nouveauté, vous n'êtes et ne serez donc que des pies attirés par tout ce qui brille ? Pas croyable ! Il est pourtant là, le monde qui vous tend les bras. Y'a pas d'âge, pas de mensuration, de ticket, encore moins d'élites, de préciosité dans l'étouffante actualité évènementielle, de progrès meilleur qu'un autre. C'est là, maintenant, dans le service des petites choses aboutées les unes aux autres qu'on devient et qu'on objecte. Parce qu'il y a vraiment « de quoi exulter ! ».
Faites feu de tout bois ! Faites comme la Renée, concierge lettrée de « L'élégance du hérisson »[2], qui s'adonne au secret d'un intarissable savoir ; faites comme elle, lisez, étendez vos branches :
« J'ai lu tant de livres...
Pourtant, comme tous les autodidactes, je ne suis jamais sûre de ce que j'en ai compris. Il me semble un jour embrasser d'un seul regard la totalité du savoir, comme si d'invisibles ramifications naissaient soudain et tissaient entre elles toutes mes lectures éparses – puis, brutalement, le sens se dérobe, l'essentiel me fuit et j'ai beau relire les mêmes lignes, elles m'échappent chaque fois un peu plus tandis que je me fais l'effet d'une vieille folle qui croit son estomac plein d'avoir lu attentivement le menu. Il paraît que la conjonction de cette aptitude et de cette cécité est la marque réservée de l'autodidactie. Privant le sujet des guides sûrs auxquels toute bonne formation pourvoit, elle lui fait néanmoins l'offrande d'une liberté et d'une synthèse dans la pensée là où les discours officiels posent les cloisons et interdisent l'aventure.
»

Josiane Balasko dans L'élégance du hérisson
Lisez ! Alors même qu'on ne retient pas tout, qu'on se laisse soi-même absorber, vous verrez – enfants gâtés – les racines chercher et trouver d'elles-mêmes leurs nutriments. À ce point tel, qu'on peut dire que nous lisons toujours le livre dans une continuité qui nous dépasse, un peu comme le fil rouge propre à tous les bouquins qui nous sont passés entre les mains. On pourra aussi facilement discourir de phénoménologie – Je me gratte la tête, mais ai-je la conscience réflexive que je me gratte la tête, et plus encore ai-je conscience que j'ai la conscience de me gratter la tête ? – que discerner qu'avec la voiture électrique, rien n'est joué – prix prohibitif, entretiens tout autant coûteux, autonomie parcellaire, bilan carbone avoisinant les 126 grammes de CO2 par kilomètre contre 161 pour un véhicule thermique, concurrence avec la voiture hybride, impératif de rechargement des batteries en heures creuses [3]... Savoir, non pas à seule fin de paraître mais à toute fin d'exister, d'être pleinement en accord avec ce que le siècle m'offre d'opportunités. Ce que nous comprenons et admettons du domaine sportif dont la palette n'a de cesse de croître et d'agrémenter tous les plaisirs jusqu'aux plus extrêmes, comprenons-le aussi pour la santé de notre cerveau, en rien adapté au picorage de poulet.
Quelle chance avez-vous, jeune homme et toi belle ingénue, de disposer de tous les luxes qui soient, à commencer par ceux qui participent à sa propre évolution. Au-delà des touches vaporeuses d'un CTRL + MAJ + Z, au-delà de tous les accessoires à culture consumériste, l'étendue d'un écran, d'une tablette, d'un livre ou de nos bibliothèques permet à nulle autre pareille d'embrasser le monde depuis l'Everest, de la physique quantique aux espaces interstellaires. Lisez, œuvrez de curiosités, répondez à toutes vos questions, des plus intimes aux plus frivoles ; la matière engrangée finit toujours par teinter la grisaille.
Lisez, même des romans, des fictions, ces histoires de gens comme vous et moi qui n'ont justement pas notre histoire, nos repères, qui nous emportent ailleurs et font qu'on finit par se caler, trouver ses marges, apposer ses repères. Lisez la nature aussi. Les grands espaces mais aussi nos sous-bois, nos prairies de microcosmos : appelez cela bol d'air, oxygénation, découverte, respiration, intériorité ou tout cela à la fois. C'est de là que nous allons et venons, de là que viennent Jacquou et Rémi trop tôt usés. Lisez les silences, à commencer par le vôtre, celui que vos veines distribuent. Lisez la Terre, les nuages, une flaque à salamandre, une cressonnière, vous y trouverez toujours un poème, une variation, une mesure, une aria, une prière, une déchirure, une présence, son absence.
Voilà jusqu'où va la lecture au sens le plus vrai du terme, cette ouverture d'esprit à la fois unique et incommensurablement variée. Ne plus craindre de lire c'est appréhender que tout se rejoint, tout se tient. Hawking couvrant à foison des tableaux noirs de sa frénétique cabale mathématique nous interpelle d'une poésie qu'on ne soupçonnait même pas. Entrer dans des lectures aussi rébarbatives d'apparence et en sortir perclus d'émotion, vous aurez beau prendre tous les LSD du monde, vous gavez de toutes les cochonneries, rien jamais ne remplacera le partage auquel votre cerveau peu à peu enrichi vous convie.
Lisez Depardon et sa France colorée d'hier (tracteur orange Soméca, boucherie-charcuterie, paquet de P4 fumé en douce et roudoudou), vous lirez Braudel, Vincenot, Jeury, Giono, Kressman Taylor, Cornaille, Sebold, Forest, McCarthy, Chauviré, Fallet, Bouvier, Cheng, Échenoz, Zundel... etc. Vous vous surprendrez à vous prendre au jeu. Alors pourquoi pas Tourgueniev, Genevoix, Littell, Romain, Amis, Gougaud, Chattam, Dantec, Némirovsky, Reza, Khadra, Klapczinski, Jarry, Vautrin, Soumy, Germain, Ernaux, Agus, Goethe, Mazeau, Ishiguro, Gagnon, Leavitt, Jankélévitch, Zweig, Cioran... etc ? Foultitude d'un moment ou d'une vie. Unité de temps, d'espace et de lieu dans la multiplicité des approches.
Hugo, Zola, Balzac... pure richesse.
Œuvrez de tâche, Exultez !
[1] Indignation, Philip Roth, Gallimard 2010
[2] L'élégance du hérisson, Muriel Barbery, Gallimard 2006

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire