samedi 9 octobre 2010

La légèreté des choses graves *


En ce qui concerne son espèce, l'homme n'est fait que pour l'amour et la haine. L'indifférence est un acquis des sociétés. »
L'indifférence, véritable maladie de Sachs – Maurice Sachs [1] – donne à ceux qui s'en prévalent des airs entendus de supériorité : on est ce que l'autre ne sera pas. Et c'est terrible. Terrible de croire que notre indifférence n'a d'égale que celle des rocs millénaires, montagnes célestes seulement lasses d'érosion. D'où certainement cette propension à croire en un cœur de pierre que rien n'use, fidèle à son égoïsme de toutou.
« L'indifférence est un acquis des sociétés... »
L'homme et la société, ne pas croire pour autant qu'il existe de passerelle, de pont résistant à toutes les marées ni même de bac, de support ou de bouée. L'homme en société me fait penser à ce fou furieux, sans bras ni jambes, qui se met en tête de traverser la Manche : exploit d'un temps qui dure une vie. Mais on ne va pas larmoyer, le disque dur tourne et se remplit, voilà tout. Se remplit de tout ou de rien, parfois d'indifférence. On frôle ces sommets que les nuages cachent, on se perd dans des puits tout aussi impressionnants.

Une chose que j'ignorais – que n'ignore-t-on pas ? –, c'est qu'on peut quantifier la pauvreté autrement qu'en terme de déficience sociale. L'usage tout à fait inattendu des mathématiques permet une approche statisticienne du seuil de pauvreté. On l'explique en partie par le “BIP 40” ; nous y reviendrons.
Différents autres indices, dont le “coefficient de Gini”, s'arment de démonstration pour savoir, à l'instar de la sacro-saint INSEE, qui définira de manière infaillible, à l'aide de courbes ou de diagrammes, l'œuvre au noir de la déchéance... À contrario de celle qui suscite tant d'indifférence – n'est-il pas plus commode de dire que de faire, d'expliciter que remédier ?
Nos sociétés modernes n'ont en effet pas leur pareille pour substituer à leur perversité maints objets dont l'enchaînement des conséquences ne sert qu'à les dédouaner de leurs actes ; le fameux « responsable mais non coupable » des cours de récré.
« C'est pas moi, M'sieur ! C'est lui ! »

Le RAI qui BIP
En 1995, une brochette de militants associatifs et syndicaux, de statisticiens décide de mettre en place le Réseau d'Alerte sur les Inégalités, posant ainsi les bases d'un « observatoire de la pauvreté » également voulu par le premier Ministre Alain Juppé. Mais parler de pauvreté s'avère au moins aussi ardu et tabou que parler de richesse, les deux étant intimement liés. Entre la réalité de terrain et les discours officiels trop de choses divergent. Dès ce moment, en collaboration avec les mensuel Alternatives Économiques, le RAI met sur pied un indicateur permettant de disposer d'informations fiables sur l'évolution des pauvretés, des précarités et des inégalités.
Par référence au CAC 40 incarnant le summum de la richesse et à l'anagramme du PIB, le RAI créé en 2002 le BIP 40, Baromètre des inégalités et de la pauvreté en France. Le BIP repose sur une batterie de plus de soixante indicateurs statistiques propres à déterminer une mesure synthétique de l'insécurité sociale. Il varie sur une échelle de 0, niveau faible, à 10, niveau le plus élevé :


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Six repères fixent le BIP 40 : chômage (8 indicateurs)-précarité (5 indicateurs)-conditions de travail (8 indicateurs) et relations professionnelles (3 indicateurs), revenus (salaires, pauvreté, inégalités et fiscalité, consommation, au total 15 indicateurs), logement (5 indicateurs dont la part de logements sociaux), éducation (5 indicateurs dont les jeunes sans diplôme, les inégalités scolaires), santé (5 indicateurs proches de ceux du PNUD [2]) et justice 4 indicateurs dont le taux de personnes incarcérées par rapport à la population). Malheureusement, non retenu par l'INSEE, tout s'arrête pour le BIP en 2005.

Le Coefficient de Gini
On retiendra aussi la variable d'un autre statisticien, Corrado Gini, à qui l'on doit le coefficient indiquant dans quelle mesure la répartition des revenus entre les individus ou les ménages est plus ou moins inégalitaire : le chiffre 1 représente une inégalité absolue et 0 l'égalité parfaite. Plus on se rapproche de 1, plus l'inégalité des revenus est forte dans un pays donné.
Ici l'indice de Gini (aire comprise entre la ligne d'égalité parfaite et la courbe de Lorenz) exprimé en pourcentage, concernant la Hongrie et le Brésil (deux fois plus pauvre que la Hongrie) :

© http://www.worldbank.org/ (cliquez pour agrandir)

Le tableau suivant nous montre, toujours en pourcentage, les différences entre les pays dans les années 90 (1999, France à 33% d'inégalité des revenus) :


© http://www.worldbank.org/ (cliquez pour agrandir)

La version actualisée du coefficient de Gini, depuis la fin de la Guerre jusqu'aux années 2000 (2009, 0,289 d'indice en France, soit, 28,9% d'inégalité des revenus) :


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Moralité : si l'on s'en tient à la rigueur des chiffres, on peut dire que la pauvreté baisse en France. Qu'en est-il vraiment ?

Lundi 4 octobre 2010
En 2008, ils sont 8 millions d'abonnés à la pauvreté, 8 millions à se contenter du minima : une paille, une grosse !
D'autres chiffres récemment rendus publics nous apprennent que 13% de Français disposeraient de moins de 949 euros de revenus mensuels ; un ménage sur huit dans la panade. Et pas que des chômeurs, des travailleurs qui ne peuvent se payer un logement et dorment dans leur bagnole.
… Et encore, les statistiques de l'Insee ne concernent que les : « personnes vivant en France métropolitaine dans un ménage dont le revenu déclaré au fisc est positif ou nul et dont la personne de référence n'est pas étudiante ». Ce qui fait encore un paquet de laissés pour compte. Lesquelles statistiques s'appuient sur un revenu moyen. En gros, on prend les revenus de Mme Bettencourt et ceux de Melle Chambon au RSA et on divise par deux ! On arrive à 18.990 euros par an, soit 1.582 €/mois ; ce qu'on appelle le niveau de vie médian [3].
Voilà donc comment l'on détermine financièrement une personne pauvre dès lors qu'elle touche 60% du revenu médian (version privilégiée par Eurostat), soit 949,20€/mois. On l'a vu, ils sont 13,2% (exactement 7,960 millions de personnes) dans ce cas... et 7,1% de très pauvres (4,272 millions de personnes) parce que touchant 50% de ce même revenu médian, soit 791€/mois.
Ils ce sont les familles monoparentales (30% des ménages pauvres), les couples avec trois enfants (20% des ménages pauvres), les colocataires (20% des ménages pauvres), les personnes seules (17% des “ménages” pauvres)...

Du côté des associations caritatives
Un décryptage somme toute long mais nécessaire qui interpelle au premier chef les associations humanitaires. Ainsi, la secrétaire nationale du Secours populaire s'inquiète-t-elle de l'accroissement de la précarité :
« On a constaté que la pauvreté grandissait. Nous avons une hausse de fréquentation de 20% dans nos permanences, ce qui est considérable » [4].
Même son de cloche à la fondation Abbé-Pierre où l'on souligne l'aggravation du coût de la vie, 20% en dix ans ; l'inflation des loyers HLM, 29% ; l'augmentation des prix de l'immobilier, 107% toujours durant la dernière décennie.
De sorte qu'autour de nous, sur cent personnes sept vivent en très grande précarité, c'est-à-dire qu'ils n'ont même pas de quoi décemment manger, se loger, étudier, travailler ou se soigner. Ils forment tout autant la société que tout un chacun mais ne peuvent s'y insérer.


Est-il vraiment besoin du « Measurement of inequality of income » de Gini pour s'apercevoir du génocide quasi ethnique que nos pays industrialisés ne sont même pas fichus d'enrayer ou d'amoindrir ?
Et voilà que, par-delà l'entrefilet dont les médias se font rapporteurs, voilà que tout un pan de société, des millions de gens sont outrageusement comptabilisés, comme pré-ensachés du devoir pleinement accompli.
Triste.

Pauvreté intérieure
Pourtant, à bien y regarder, nous sommes tous pauvres de quelqu'un, voire de nous-mêmes quand d'affligeantes situations nous contraignent à faire l'inverse de ce que nous voulions faire au départ, ou d'instinct, ou de promesse. Qui d'entre nous n'est pas le Rrom d'autrui ? Nous vivons une pauvreté bêtement conditionnée par ces modèles de sociétés imposées, comme allant de soi : pauvreté de prendre sa voiture pour aller chercher du pain ; pauvreté de ne céder en rien sa place de caisse... Il faut bien comprendre cela comme l'appauvrissement des ressources que nous avions en nous-mêmes.
Pauvreté donc en rapport avec ce que l'autre a : pauvreté d'esprit à cent lieues de son propre libre-arbitre que d'aucuns appellent encore la liberté. Pauvreté réactive de vouloir, coûte que coûte, ne surtout pas rater sa vie, cet espace de temps qui nous échoit, vaste chantier que nous avons de cesse de combler.
Regardant un film d'époque, en tout cas celui dont l'action se situe sans qu'aucun propagandiste ne puisse plus témoigner, il est surprenant de voir avec quelle énergie les personnages se débattent comme de beaux diables pour faire ceci ou cela, pire, lorsqu'ils s'engagent d'idéologie. Quand bien même la fiction, on sait que tous ces personnages sont appelés à disparaître. En vue dessus, et si je repositionne cela dans cette pauvreté intérieure qui nous pousse parfois jusqu'à nous entretuer, on se dit que tout cela manque cruellement de discernement. Les mafiosi des années 30 qui s'éliminent pour une sorte de survivance et de code d'honneur, oublient à ce point qu'ils sont tous appelés à naturellement mourir qu'ils en sont ridiculement ridicules. Cette pauvreté-là a beau nous interpeller, nous replongeons de plus belle dans la nôtre, présente, terriblement actuelle, unique.

Cette même pauvreté nous conduit à juger ou méjuger la pauvreté matérielle. Il suffit de regarder l'écart de trottoir que nous faisons à la rencontre d'un SDF. En soi l'image est en parfaite concordance avec ce qui pourrait nous advenir si... le SDF c'était nous. La pauvreté fait peur.



Elle ajoute à notre misère la pauvreté du miséreux. Et c'est méprisable, à tout le moins misérable. Alors que les biologistes décryptent chaque jour qui passe le mystère de l'encodage de la vie, nous manquons sérieusement de code, d'ARN messagers nous prévenant que nous ne faisons que passer.
Les moines se saluant se rappellent à leur condition humaine de mortel. Pourrait-on juger la chose déplacée, un rien cynique, qu'il n'en est rien et nous ferions bien, sinon d'adopter leur extrême légèreté, du moins concevoir la chose comme intérieurement faisable.
Apaisante et enrichissante.

[*]Parmi les maximes sur le mur du seigneur Naoshigue, il y avait celle-ci : "Les sujets de grande importance doivent être traités avec légèreté". Maître Ittéi commenta : "Les sujets de peu d'importance doivent être traités avec gravité".
Hagakure, code samouraï, d'après Ghost Dog, film de Jim Jarmausch, 1999
[1]Derrière les cinq barreaux, écrit en captivité, Gallimard 1952
[2] Le Programme des Nations Unies pour le Dévéloppement et ses 4 indicateurs : ISDH (indicateur "exospécifique" de développement humain), IPF (indicateur de participation des femmes à la vie économique et politique), IPH (indicateur de pauvreté humaine) et IDT (indicateur de développement technique)
[3] Remarque perso : si j'enlève les primes, les indemnités et l'ancienneté, je limite à peine la casse. Id° avec les pensions
[4] www.lexpress.fr du 28/9/10

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