jeudi 18 novembre 2010

Un temps pour tout

Quand on lance une recherche pour le mot « temps » sur internet, on tombe sur une série d'articles concernant un journal suisse. Après tout pourquoi pas ? Tenir le régional du jour entre ses mains, c'est un peu avoir gain de cause du passé le plus récent (la veille le plus souvent) et l'impression d'entretenir avec l'avenir les liens étroits de la complicité.
… Mais aussi quelle idée de s'essayer au temps quand il y a tant de feuilles mortes à ramasser ? – Sais pas. Certainement le moyen futile d'outrepasser les frontières d'un vol libre, de prendre à partie l'impalpable des choses et se dire qu'il n'est rien qui ne soit impossible de disséquer sur la paillasse de ses errements. En aurais-je pour autant de l'orgueil que l'humilité de ne savoir par où commencer suffit amplement à me filer le vertige. Et puis, le parapente est large.


La condition humaine, Magritte (1935)

Vol libre
Le temps, un support tellement vaste que Wikipédia hésite d'entrée de jeu à plonger dans ses arcanes, vague sentiment de fuite.
Ainsi commence l'article :
« Le temps est un concept développé par l'être humain pour appréhender le changement dans le monde. »
S'interrogeant aussitôt après :
« Est-ce une propriété fondamentale de notre univers, ou plus simplement le produit de notre observation intellectuelle, de notre perception ? »
Se trouve donc immédiatement posée la question du poltergeist que nous côtoyons à longueur de journée : on ne sait pas ce qu'il est mais on a de cesse d'ouvrir ses portes. À Wiki donc d'entrebâiller les siennes ; à bibi, non pas le culot de franchir le gué plus vite et plus loin qu'aucun encyclopédiste, à tout le moins de jouer les équilibristes sur premiers pavés.
Un peu comme Robin des Bois défia Petit Jean et finalement ramassa sa raclée.

Le temps perçu
En fait, une seule consonne nous sépare irrémédiablement du temps perçu au temps perdu.
« Un jour qui s'en va, c'est un peu, toute proportion gardée, un parent qui disparaît et qu'on regrette de ne pas voir connu de près », comme le dit si bien Yasmina Khadra [1].
Pas besoin, non plus, de sortir de Saint-Cyr pour comprendre toute la difficulté qu'il y a à saisir l'insaisissable : le temps est un anti-quark qui n'est pas sitôt détecté qu'il s'évanouit. Pire qu'une savonnette.
Aussi loin qu'on puisse remonter la piste du temps, sa présence subtile et son autorité planent au-dessus des êtres. Il semblerait que les éléments physiologiques par lesquelles nous le percevons devaient exister chez les animaux bien avant la venue des premiers hominins. Le processus selon lequel l'alternance des jours et des nuits, et plus encore celui de la survie, procurait vraisemblablement, tant au protozoaire qu'à l'amibe ou au dinosaure des notions de faiblesse, de force et de déclin. Les bases sont ainsi formées que l'écoulement même du temps présuppose une exaptation, sorte de pré-adaptation axiomatique orchestrée dès l'origine. On pourrait dire plus simplement : c'est comme ça et pas autrement. Si volatile qu'il soit, le temps est une réponse au morcellement parfois heurté de toute vie : l'arbre, la pierre, l'enfant homo erectus, le gecko, la dune, le noyau.
L'exaptation si chère à Stephen Jay Gould [2] peut, et doit être elle-même perçue comme présupposition de l'ignorance. C'est sur ce ressenti des choses et des êtres qu'on a commencé à bâtir, à étayer, à creuser la grande somme de nos recherches.
Les philosophes grecs, chez qui il est non seulement admis de faire halte mais recommandé de faire usage, considèrent le temps comme cadre indépendant de nos actions. C'est l'immuable sablier de nos bacs à sable : il bascule quand bon lui semble et personne n'y peut rien. Nous retrouvons ce temps cyclique si bien chez Anaximandre [3], Archytas de Tarente [4] qu'essentiellement chez Paracelse et Platon :
Cette « substance éternelle intemporelle […] Nous disons d'elle qu'elle était, qu'elle est, qu'elle sera, alors qu'elle est est le seul terme qui lui convienne véritablement, et que elle était et elle sera sont des expressions propres à la génération qui s'avance dans le temps ; car ce sont là des mouvements. » [5]
La grande modernité est venue de l'intime conviction que ce qui différenciait l'homme des autres espèces n'était pas sa supériorité mais l'illusoire éternité qui s'offrait à lui, comme une grâce réservée à lui seul, à sa génération et pas une autre. Ce que saint Augustin dit de fort belle manière, parlant de Dieu... et du dieu qu'il nous siérait d'être : « Mais tu précèdes tous les temps passés du haut de ton éternité toujours présente » [6].

Oui, mais
Partant de là, de plus en plus de chercheurs se demandent si la conception que nous avons du temps n'est pas une création de nos cerveaux. À preuve, cette perception du temps évoluant sous l'effet du développement (de quelques mois à l'âge de 6 ans), puis de l'influence grandissante de la mémoire (de 8 ans à l'âge adulte), et enfin du ralentissement des fonctions cognitives. Perception du temps variant également en fonction du rythme de vie propre à chacun, voire à chaque âge. Ajouté à cela, le fait que nous possédons tous nos propres métronomes, allant de la fraction de seconde de type neuronale, à la seconde de fréquence cardiaque, aux heures de la digestion et du sommeil, aux journées circadiennes répondant à l'alternance veille-repos, aux mois dépendant essentiellement du cycle menstruel féminin.
(Petit aparté où l'on dira qu'il est presque normal que le temps soit une vision de notre cerveau, puisque les visionnaires et très grands savants ont tous préalablement visualisé leurs découvertes bien avant de la coucher sur le papier...)
Mais pour en revenir à nos moutons, de même que l'on admet la perception des couleurs comme simple vue de l'esprit – les couleurs n'existant pas en tant que telles dans la nature mais résultant d'émissions électromagnétiques des différentes fréquen-ces du cerveau (quand celui-ci est estampillé Sony ou Pioneer pour les capter) –, de même que certains physiciens avancent que la gravitation newtonienne qui fait tomber les pommes, que la gravitation massive vue et revue par Einstein mais ô combien incompatible avec la mécanique quantique régissant l'infiniment petit, que la gravitation selon la théorie vibratoire des cordes prédisant qu'en échange de leurs particules « médiatrices » deux corps s'attirent mutuellement (joliment dit pour finalement parler de l'amour) ; bref que la gravitation ne serait qu'une illusion [7], de même pourrait-on dire que le temps n'existe pas.
Waou !
Seulement... sans indicateurs temporels quelconques (horloge biologique universelle, processus d'origine neuronale, thermo-dynamique des atomes du corps, échanges intercellulaires... sans parler des tic-tac du réveil), sans indicateur aucun développement social n'aurait été possible. Ce qui se passe quand nous perdons la notion du temps après une nuit blanche, un repas bien arrosé ou au sortir d'un coma. Nous n'apprenons ni à marcher ni à nous ré-alimenter sans auparavant être parvenus à nous caler sur la bonne fréquence.

La mesure du temps
Le temps newtonien fige la durée dans une variable totalement indépendante des évènements extérieurs. Einstein modifie cette vision en introduisant une notion d'espace-temps : le temps et l'espace se déforment (extension ou rétrécissement) en fonction de la vitesse des mouvements qui les affectent. La flèche du temps, autrement dit un avant et un après les choses, est dans les deux cas globalement respectée.
À contrario, l'approche quantique fait royalement fi et du temps et de l'espace. À l'échelle macroscopique, c'est-à-dire au-dessous de la longueur de Planck (1, 616 252 x 10-35 mètres), la physique ne reconnaît plus un état stable mais une superposition d'états : j'y suis, j'y suis pas ou plus...
Pour des théoriciens de la gravitation quantique à boucles, dont Carlo Rovelli et Lee Smolin comme figures de proue, il n'est tout simplement pas impossible d'exprimer quelque équation que ce soit sans la valeur “temps”. Ainsi marchons-nous sans avoir systématiquement l'œil rivé sur la montre (bing, dans le poteau !), laissant plutôt à notre cerveau de percevoir les plus infimes détails des changements qui s'offrent à nous.
On le voit, tant que l'unification entre les différentes physiques n'aura eu lieu, la mesure du temps nous apparaîtra comme tout et son contraire. Nous sommes aussi bien soumis à des vitesses flirtant avec la lumière qu'à notre propre lenteur, aussi bien soumis au cosmos qu'aux échelles où s'agitent les particules.

Oui, mais
Pietr Horava.
C'est en observant une mine de crayon constituée de graphite que le physicien d'origine tchèque fait une découverte d'importance. Publiés en janvier 2009, ses travaux suspendent la communauté scientifique à ses révélations.
En refroidissant les cristaux de carbone composant le graphène aux alentours du zéro absolu, Horava constate que les mouvements des électrons y accélèrent considérablement. Passons sur la symétrie de Lorentz, faisant que la vitesse de la lumière reste identique indépendamment des observateurs et de la vitesse à laquelle ils se déplacent, pour retenir que la vision du temps et de l'espace que nous avons aujourd'hui du cosmos refroidi diffère grandement de ce qu'elle fut aux températures colossales du big-bang.
Ce faisant, Horava supprime cette symétrie de Lorentz des équations d'Einstein (puisque non vérifiée) pour découvrir que la théorie quantique des champs pouvait décrire la gravitation à des échelles microscopiques sans donner les résultats farfelus obtenus jusque-là.
Quésaco ? Sinon qu'Horava propose de représenter le temps, voire l'espace-temps, et ce quelle que soit l'échelle sur laquelle on se place, de l'infiniment grand à l'infiniment petit. Oups, quel changement, mes aïeux !

Voilà. Bref tour d'horizon d'un vol libre résolument suspendu au temps... Et, vu d'en haut, juste avant que le parapente ne s'écrase, un peu comme on voit défiler sa vie avant d'y passer, je me dis, qu'à trop vouloir retenir le temps, tout n'est qu'un sempiternel recommencement. Je voyais récemment l'anobli Drucker présenter Champs-Élysées et ne plus parvenir à faire le distinguo entre hier et aujourd'hui.
Comme quoi la notion de temps introduit d'elle-même une multitude d'états répondant plus ou moins à nos humeurs : la nostalgie, les regrets, le désir, les souhaits, l'euphorie, l'impétuosité, la félicité, l'usure, la morsure, l'élévation, la peur, la solitude... Ce qui fait dire à Marcel Proust, éternel chantre du temps perdu (quantique des cantiques) :
« Le temps dont nous disposons chaque jour est élastique : les passions que nous ressentons le dilatent, celles que nous inspirons le rétrécissent, et l'habitude le remplit. »




Quelques liens :
Approche du temps en biologie et géologie :
http://pst.chez-alice.fr/ts01.htm
Quels temps font-ils ? Une introduction au temps des physiciens. Un film de Marc Lachièze-Rey, Étienne Klein et Hervé Lièvre (à voir absolument) :
http://www.cerimes.fr/le-catalogue/quels-temps-font-ils-une-introduction-au-temps-des-physiciens.html
L'évolution créatrice d'Henri Bergson :
http://www.canalacademie.com/L-Evolution-creatrice-d-Henri.html
[1] L'Olympe des infortunes, Julliard 2010
(2] Paléontologue. Ici l'exaptation (l'organe crée la fonction : de branchies en poumons, de glandes sudoripares en glandes mammaires, modifications cognitives des aires du cerveau) s'oppose à la pensée aristotélicienne (la fonction crée l'organe)
[3] On verra le très bel ouvrage de Carlo Rovelli, Anaximandre de Milet, ou la naissance de la pensée scientifique, Dunod 2009, collection UniverSciences
[4] " Le temps est comme le nombre du mouvement ", dixit Archytas http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/archytas/fragments.htm fragments 9bis
[5] Platon, Timée, Flammarion GF n°203
[6] Saint Augustin, Confessions, Livre XI, Flammarion GF n° 21
[7] Voir Sciences & Vie de septembre 2010 (n° 1116) et les admirables travaux du physicien néerlandais Erik Verlinde





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