mercredi 3 novembre 2010

Tepui de la grande cassure


Les grands esprits n'en finissent pas de voyager. Ils forment à eux seuls une sorte d'anticyclone des Açores balayant tout de la monotonie dans laquelle nous sommes pieds et poings liés. Théodore Monod disparaissait le 20 novembre 2000 à 98 ans ; il était de ceux-là.
Capable d'affronter le Sahara à la recherche de cailloux improbables, on ne peut s'empêcher de rapprocher l'acharnement qui le motivait à l'amour du désert qui le nourrissait, à de la poésie. L'aveuglant à la manière des bâtonnets scintillant sur les gâteaux d'anniversaire, cette nourriture terrestre le projetait au-delà de l'illettrisme par lequel nous prétendons savoir lire. Au-delà des choses, des êtres, des apparences, des souffrances.
Un jeune ami qui me demandait pourquoi poésie et nuit était intimement garrotées, Monod et nombre d'autres répondent à sa question.
Parce qu'il faut être sacrément passionné, frappadingue même, pour, à plus de 96 ans, ne plus craindre la rigueur d'un Tidikelt à seule fin du pressenti d'une science qui vous porte à ce point. La nuit de Monod ruissèle d'éclats d'un passé que le désert lui révèle par bribes : la météorite de Chinguetti, le site d'Asselar dans le massif du Timétrine, les méharées du Tanezrouft. Sans cartographie précise, sans positionnement satellite (nous sommes en 1951), sans moyens de communication, il aborde la Majabat, immense contrée d'environ la moitié de la France, où « Personne n'est venu depuis le néolithique ». Le poète en salopette et gros godillots revêt alors la combinaison des plus grands cosmonautes, des privilégiés de la découverte. Monod n'a plus cinquante ou quatre-vingt balais, il est un gamin qui joue aux explorateurs. Son dos ne lui fait plus mal, ses mains de maçons ne sont plus gercées, il boufferait toutes les crottes de chameaux s'il le fallait. La poésie s'ouvre à lui et il ne voit plus rien que cette crevée d'espace-temps émerveillée. Il est au septième ciel, sans herbe, sans fumerolles, sans adjuvants, par une volonté conjuguée aux instants de ses promesses – incertaines.
Il faut avoir été taulard, avoir affronté le froid des cellules, la nuit de l'enfermement pour comprendre ce qu'un ciel par-dessus le toit peut porter d'émotion. Sans doute faut-il aller jusqu'au sacrifice des honneurs, de la gloire ; faut-il se jeter corps et âme dans une Abyssinie sans fond, allant du don de soi au refus du banal – si beau, si attrayant soit-il – pour s'appeler Rimbaud. La poésie est une maîtresse, une gueuse, une mégère. Non, elle ne se trouve pas dans la beauté d'un automne foudroyant, dans les pastels Laurencin [1], sous l'objectif de Karen Knorr [2]. Elle s'aborde par d'autres côtes autrement plus escarpées. Tiens, les Rangers du deuxième bataillon gravissant avec hargne et détermination les falaises de la Pointe du Hoc durant le Débarquement allié, voilà l'offrande quasi poétique du sacrifice extrême, pour notre propre liberté. N'oublie pas : ils ont dix-huit ou vingt ans, rarement plus que ceux qui les ont précédé dans les tranchées. Et c'est là, seulement là, où la moindre feuille, le plus infime parfum, un quignon d'éclaircie conquièrent lettres de noblesse et sentence partagée. Oui, l'automne des souffrances apaisées, cet automne-là est beau. On se met à y lire des frissonnements épars, des chuchotis encore plus intenses que le mordoré des zincs les soirs de cuite. Il est, il vit, éclot et ne fane pas.
Les villes la nuit s'habillent elles aussi d'avenues balisées sous lesquelles nous abritons nos peurs. Puis vient Noël et le froid ne pince plus, les pas ont fini de battre le pavé, rien n'est trop beau ni plus cher ; les morts macchabent et les vivants vivent et font semblant. Ils s'attaquent aux rimes des vitrines, cadeaux insoupçonnés ; la poitrine enfle d'inconnu, ose l'ailleurs.
Les compositeurs ne s'y trompent pas qui digressent d'adagio sur fond d'horreur et de soldat Ryan : c'est le palliatif de nos âmes meurtries. Vallée de corbeaux picorant les corps du champ de bataille napoléonien, panoramique et lent travelling d'une monstruosité soudain graciée par la voix d'une soprano inspirée, et soudain le charme consolateur obère toute rancœur. La voix ouvre l'autre voie, voie de liberté, d'absolu : Dieu pleure ses morts dans une paix profonde. Chaque homme couché, chaque brin d'herbe massacrée devient son frère et sa terre.
Vois déjà, jeune ami, la route traversée de Monod à ces cadavres sans nom ; vois l'ensorceleuse fondre sur toi, agiter le vent de tes branches. Et te voilà à ton tour frissonnant, conquis d'images, fruits de ta seule imagination. Tout bruisse, des angelots apparaîtraient que tu n'y verrais que du feu, jugeant leur présence en adéquation avec le souffle qui t'emporte. La poésie mue de l'ancienne peau qui te couvrait le corps, qui te fermait les yeux. Tu as l'âge de Twilight et la magie de Potter. Le miroir sans tain t'attend où tu veux, quand tu veux ; gens inouïs ayant souffert, enduré, témoins affables de cet au-delà à portée de main qui se perd en toute chose, qui te crevait les yeux mais que tu ne voyais pas. La poésie devient toute simple et si nue ; seule maladie de cœur véritablement reconnue, encouragée. Elle est enfant, amour, onde, nano-couleur, qu'importe, elle t'attend dans l'inattendu de tes douleurs – Apprête-toi à souffrir et te relever.


(c) images Google

Mais il n'est pas de falaises ou de tepuis qui ne débouchent sur l'immensité, le dessous des cartes comme se plaisait à le dire Max Jacob [3]. Ce sont tes espaces vierges, tes territoires noctambules.
Préserve-les, enfin, de solitude sauvage.
[1] Marie Laurencin, peintre 1883 - 1956
[2] Karen Knorr, photographe allemande née en 1954, auteur de "Fables"
[3] Max Jacob parlant de la poésie dans "Art poétique"

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