jeudi 10 juin 2010

Kâpîssâ-sur-Cap


Hier soir et jusque tard, j'ai entendu le concert de klaxons animer les rues. Sur le coup, j'ai cru que la crise était finie ou qu'on avait libéré les deux journalistes, Hervé Ghesquière et Stéphane Taponier, otages des talibans. Puis je me suis souvenu que l'équipe de France avait écrasé l'Uruguay par un demi but à zéro – les penalties comptant pour moitié. Une vraie fanfare ! Et quelle humiliation pour le pauvre défenseur Diego Godin, victime d'une main bien innocente !
Parc Monceau, on vit Zahia fêter son héros toute voile dehors, tandis qu'à trois pâtés de maisons, le Premier ministre soi-même, peintures de guerre sur les joues, trahissait la liesse du supporter en fin de droit. Pensez, cinq milliards de spectateurs massés dans le fabuleux Green Point, stadium de Cape Town ! Cinq milliards, et des rejetons de millions pour la FIFA. Canton de Zoug, cœur de Suisse, le président de la société Infront Sport & Media [1] titulaire des droits télévisuels de ladite FIFA, Philippe Blatter, neveu de “ Sepp ”, le parrain, chine-chinait sur fond de recette et de début de Coupe tonitruants.
Le lendemain de ce coup d'éclat, l'info s'alimenta d'elle-même, de boucle en boucle, sans lassitude ni retenue. C'était merveilleux. Ce Jabulani, précédemment hautement honnis, révélait toute la science du contre-pied revu et corrigé par Yoann, le beau Yoann. Des troupes françaises basées à Nijrab en Kâpîssâ, à l'arrière-cuisine du Bistrot de Paris à Basse-Terre, partout le même carnaval.
Ça y est ! me lança le voisin.
Je n'osai pourtant pas lui répliquer mes réserves pour le Mexique, le prochain match des Bleus aujourd'hui encensés ; pas plus que sur les sondages de la veille.

Sacré tir ! ajouta-t-il aussitôt.
Je veux, mon n'veu ! lui dis-je, pensant soudain au parc éclairé du canton de Zoug comme à celui du grand rêve de Meaulnes.
La voix, le capital assurance de l'interviewe de Gourcuff donnaient le net sentiment qu'il n'y avait plus qu'un – voire, grand maximum, deux – matches à jouer, et l'affaire était dans le sac : Champs-Elysées, bus à impériale (qu'on s'affairait à apprêter en grande hâte chez Cityrama), Arc de Triomphe pavoisé, copier-coller de 1998.
Domenech se voulait modestement plus modéré, quand bien même lisait-on sur son sourire contenu l'attitude carnassière d'un Napoléon réhabilité. Lui aussi faisait plus grand qu'à l'accoutumée, comme présidentiable, en tout cas fort honnêtement jupitérien ; voilà, un demi-dieu pour un demi-but !
Le regard hébété de Juan Castillo suivant le ballon se lovant au fond de ses filets portait tous les lamentos de la terre. Mais bien lui en valait : à lui seul, plus fort qu'aucune Marseillaise, qu'aucun Appel, il incarnait l'unification cocardière des premiers jours. C'était à pleurer. On avait envie de trinquer avec n'importe qui de ceux que les médias nous renvoyaient. Et même son voisin – las, le mien ne boit plus d'avoir trop bu. Mais bon, il m'a refilé plants de scarole et panier de pois, ceci compense cela. J'avais juste un petit regret, ne pas travailler, ne pas tomber moi aussi en liesse avec les collègues, en foutre plein la gueule à ce connard de goal de mes deux ! Demain, il sera trop tard. Demain, la fête sera déjà l'après-fête, un goût de redite. Demain, d'autres vérités ressortiront, et plus d'une crainte. Tant pis, je me suis plu à savourer l'aujourd'hui qui s'offrait à moi. La météo était moins clémente qu'au Cap, mais tant mieux. S'il fallait une contribution, je leur offrais volontiers ce moindre sacrifice pluvio-nuageux.
Monsieur Yuichi Nishimura avait été intraitable dans la sanction et toute la France l'en remerciait. Il intégrait illico le Panthéon des bons arbitres, pointilleux mais justes. Et Rama Yade, congratulant Gallas en sueur dans le couloir des vestiaires, faisait en quelque sorte amende honorable quant au choix princier des Bleus. Après tout, s'il fallait céder à leurs caprices, autant que ce fût pour un hôtel. Il y avait du consensuel dans cette tape sur l'épaule, mieux, comme un message présidentiel, le soutien de tout un peuple.
… Alors marre de la marée noire, de Gaza et des retraites ! Marre qu'un énième fourgon de la Brinks se soit fait braquer dans les rues de Lyon le soir de France-Uruguay, marre des sempiternels grincheux à tête d'asticot !
Les postes s'éteignirent d'eux-mêmes en rouspétant, ErDF recouvrit son rythme de croisière et la planète ne s'en porta pas plus mal. Intérieurement, quand bien même nous venait-il de faire montre de contrition, nous savions que nous venions de laminer les latinos et ce n'était pas rien. Que les autres en fissent autant !... Et nous, la prochaine fois. Mais avec Carrefour et Toyota, il y avait largement de quoi positiver. Et à moins d'imaginer la girafe Diaby se rendant au stade au volant d'une Yaris de quarante-cinq chevaux, partenaire officiel, c'était pas gagné !
[1] 469 millions d'euros pour la seule Coupe du Monde (60% des revenus de la FIFA), source LMD, juin 2010

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