mardi 8 juin 2010

L'Anté-titre

Les titres de l'actualité : chapitres exportés au même titre que les épices résumant l'Inde, comme si les Inde se résumaient, se condensaient, s'historiaient en dehors d'une continuité dont personne et tout le monde auraient à la fois la maîtrise et la contrainte. Titrer, c'est hélas ! fausser le temps et la perception qu'on en a.
J'ai de toujours été surpris par notre facilité à intégrer une musique de fond aux scènes d'un film, alors que dans la vie nous sommes définitivement seuls, confrontés aux pensées qui articulent le temps qui passe. Et force est de reconnaître que ça marche. L'intensité, le calibrage orientent facilement ce qui peut ou non perdurer. Que serait Le docteur Jivago sans musique et sans ce titre couvrant toute une vie ? De même que nous suivons les aventures de de Funès dans Le gendarme en balade, de même nous les intégrons en mémoire collective épisodique. Autrement dit, ni de Funès, ni son gendarme, ni Jivago, ni ses amours avec Lara n'ont de vie en dehors de ce chapitre et de la vie qu'on leur attribue. On parle alors d'une histoire, d'une romance, d'un roman, d'un fait, voire même d'une œuvre. C'est là toute l'intelligence du livre et du cinéma, en ce qu'ils sont sporadiquement tenaces.
Entre ces deux extrêmes, la vie et la fiction, nous avons donc introduit, subrepticement glissé l'impossible saucissonnage de l'information. Décrypter l'actualité sous quelque forme que ce soit nous enjoint à nous absoudre de la vraie vie. A tout dire, rien n'est vrai de ce qui nous arrive par canal interposé. Ce qui se passe sur la scène israélienne, au fin fond du golfe du Mexique ou sur les terrains de foot, nous importe pratiquement autant que si c'était la porte à-côté. On intègre ce quotidien dans notre propre quotidien de la même manière que l'on ingère une aventure, un épisode ne nous appartenant pas. Et c'est bien là l'attractivité de cette succession de titres – Forcément, à ce jeu-là, on doit oublier pas mal de choses nous concernant directement.
Le temps est si impalpable qu'il nous a fallu y adjoindre les outils nécessaires, dont l'heure et le pré-découpage. Or, prendre un outil, une bêche ou un ordinateur, c'est s'en saisir a mano. Et du seul fait que la main conduit à manipulation, pourquoi pas à mainmise, la fabuleuse story des titres de l'actualité n'est autre que cela. Et pourtant – bien qu'à le savoir – ça marche aussi ! Comme ne marche que ce qui nous facilite la tâche, nous libère d'astreinte, nous biberonne de bouillie pré-mâchée et nous rend fainéants.
Au vu de ce qui précède, à supposer que j'appose tel ou tel titre, sa dimension sera dès lors perçue comme telle ou telle. Disons, par exemple, que je l'appelle « Titre », on pensera tout de suite argent, Bourse ; « Sous-titre », on en conclura un certain hermétisme : « A mano », on objectera aussitôt l'emphase... etc, alors que le contenu du texte dans tous les cas n'aura varié d'un centiare. Comme quoi le titre dessert si bien l'auteur qui s'en joue que le lecteur qui s'en plaint. Le titre serait en quelque sorte l'accréditement d'une complaisance simpliste, mais abondamment nécessaire : le même texte sans titre rebute le destinataire qui se voit contraint d'en trouver lui-même sens. Finalement, nous réfutons les catégories mais nous ne savons rien faire sans.

Bob Fransen – zphoto.fr
À notre époque de grande communication, nous laissons aux uns et aux autres l'objet même de notre sujétion. À l'inverse, quand l'homme labourait son champ, il n'avait personne pour prendre les rênes à sa place. Il menait fièrement sa réflexion au cœur d'une oraison qu'il maîtrisait de bout en bout. Ainsi avait-il toute latitude pour parfaire sa lente et profonde mastication intellectuelle. En définitive, il abordait les choses en seigneur, savourant dictons, vol de passereaux et rougeoiement d'aube avec égale gourmandise et science. A tout cela, il nous faut la panoplie de l'explorateur moderne : ignorance maladive, GPS et bulletins météo.
Notre tort est de communiquer trop vite, de manière servile et lapidaire. En cela, nous sommes tous des abonnés du prompteur, avec un titre pour chaque rubrique, comme autant de bâtons de marche et d'aveugle pour éviter le casse-gueule, pour parvenir à équilibre, ou seulement nous souvenir que les oiseaux qui chantent ne sont jamais continuellement les mêmes ; qu'il y a un début et une fin.
Nous avons besoin de parties de pêche, de pétanque, de cartes, de jardinage. Nous avons besoin du souffle des autres comme de l'éblouissement d'une gerbe de feu d'artifice. L'anté-titre des choses nous ouvre maintes et une portes de la belle découverte, on s'y croise soi-même dans le regard de l'autre (sans adjonction, ni additifs). Nous le savons : l'esprit d'enfance engrange beaucoup plus vite et durablement que l'âge nous laisserait supposer du contraire.

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