mardi 1 juin 2010

Tafelfreuden, à table !

Il est toujours une table qui nous sied. Table des humbles, table des puissants, table des négoces et de l'aplomb, toutes légifèrent sur nos assemblées, nos temps morts. Le lit lui-même s'habille de chevets avec regard sur la vie à naître ou la mort à venir. La table est bien plus que l'usage, elle est le don et l'offertoire. Fut-elle de marbre ou d'airain, de tresse ou de bois, elle incarne le Graal des réunions qui s'y tiennent : l'amitié, le partage, l'orgueil, la foi, l'armistice, la peine, la joie, l'espoir, la vilénie, la redondance, le souvenir, la présence.
En se redressant, l'homme s'est aussitôt acquitté de l'assise et de la pierre dolménique ; à peine debout, il s'est assis, comme s'il cherchait à imposer sa supériorité sur l'animal qu'il fût. Un luxe de précaution qui perdure encore aujourd'hui, à prétendre que bosser assis est un travail de fainéant ou de planqué, comme si le bureau devenait aussi discriminatoire qu'un environnement surprotégé. C'est un peu la revanche du laveur de carreaux qui, d'étage en étage, plonge son regard sur la fourmilière immobile qui l'ignore royalement.

Estre pareille
Nous avons tous fait nos gammes sur les pupitres inter-générationnels et gardé de ce temps nos primes fautes ou, à l'inverse, nos antes voies. Nos tables de banquets sont une réponse à toutes nos amertumes, nos divisions. Y prendre place, c'est aplanir bien des pans au rythme de conversations effrénées, de chansons à vivre, de rires communicatifs. Ces tables-là ont les plus éloquentes vertus qui soient. Du sérieux d'une réincarnation chevaleresque, elles abondent en fièvre d'instants privilégiés, hors d'atteintes. Ces tables-là innocentent nos différences, formant de nouveau la classe complice du même événement.


Mais, par-delà ces moments hautement démonstratifs, la table pose l'instance sommitale de l'honneur et du serment : on pense forcément aux Chevaliers de la Table Ronde,
« […] mise en avant par Artus Roy d'Angleterre au lieu de Westmonstier, laquelle est faite en demies losenges vertes et blanches entremeslées, dont le large faisait le bord, et la poincte le centre d'icelle table. Ce qui estoit ainsi divisé par ledit Roy, pour monstrer la grande proüesse de tous lesdits Chevaliers estre pareille, si qu'on n'eust sceu à qui en donner l'advantage, et que l'innocence et l'intégrité du cœur à maintenir et exercer chevalerie, estoit sans tache et en vigueur sans fener ni flaistrir en eux. » [1]
Les bases sont posées. D'honnête à chiche, la table siège alors aux plus hautes destinées, au devenir et à la règle. Ce morceau de bois travaillé inscrit dans le marbre les tables des lois et des sentences, au même titre que Moïse fut vibrato divin. Ce que la Table a retenu viendrait d'une instance si supérieure qu'on ne saurait y remédier autrement que par usure du temps et principe moral. On y érige autel. Il n'est de regarder la table des ministres ou celle, plus heurtée, des négociations. Les flashes immortalisent alors signatures, concessions, voire la préparation d'interminables huis-clos. Plus loin que l'Europe se soit faite autour de tables, elle s'articule autour de noms soudain consacrés, de textes conclaviques “indéboulonnables”. La Table engendrerait maints monstres et droit de cité.
C'est pourquoi, il est indispensable qu'elle regagne de fièvre. Quand je dis indispensable, j'ouvre une porte ouverte. Car à toute démonstration de force, à tout ostracisme “communautaire” succède naturellement ce dépoussiérage frivole qui fait qu'on parvient à oublier ses propres misères. Nous vivons aujourd'hui dans la figuration d'artifices qui nous tiennent la tête hors de l'eau ; et c'est aussi bien que vital. On mange pour oublier sa faim, on ripaille pour répliquer sa verve, on banquète pour unir ses doutes. La table est un instrument de cohésion sociale au moins aussi fort, aussi intense que n'importe quelle élection. Un poulet-frites vaut souvent tous les caviars du monde – la fameuse poule au pot d'Henri IV, malin comme un singe.
De même, on voit bien que les “apéros géants” forment le maillage simplificateur de la meilleure des réponses qui soient à la complexité environnante. Il ne faut pas chercher midi à quatorze heures quand la kermesse offre ses grâces à la populace en crise. La table est une rébellion si ostentatoire qu'à force d'embastiller ses supporters elle finit par faire peur aux instances en place. Des insurrections se font et se défont au gré des fantaisies périurbaines, de la même façon qu'un cache-cache entre police et ravers. C'est une table de débauche au principe vertical : titiller le pouvoir pour des tablettes médiatiques en forme de doigt d'honneur. Et ça marche aussi bien qu'au Village gaulois quand Astérix et Obélix défient le Romain bête.

Lignée...
Je reste persuadé que la table est le lieu sacramentel de l'espérance renouvelée dans la foi du nombre. On s'amuse à trier sur le volet qui en fera partie, on joue de convivialité dans les camps retranchés de la belle amitié (il n'est pas un magazine sans recettes de cuisine). La table voue à l'égoïsme les participants de ce qui est pourtant la plus grande des ouvertures d'esprit. L'ambon, la chaire, le pupitre s'adressent toujours à l'auditoire le plus vaste. En concentrant nos tables en groupuscules ilotiers, nous percevons que la même mer nous environne, nous porte et lange nos espoirs d'horizons bleutés. Ce peut être nos repas endimanchés, nos apéritifs de table basse, le café de nos hôtelleries improvisées, nos piques-niques fantaisistes, nos brioches de quatre heures, nos galettes consacrant roi le père usé mais si souriant, nos dinettes enfantines, l'écrin de nos fiançailles, nos communions, nos conciliations, des paquets de photos se ressemblant toutes.

ombrageuse
Parfois le tabellion s'en tient à la part obscure du dessous de table, comme si ce lieu de jambes, de pieds et de bas-ventres desservait les basses-œuvres de la domination souterraine. Dans cette appenditia cibi, cet appétit dévorant de l'ogre, sommeille l'occlusion comploteuse des larrons préparant un mauvais coup. C'est un peu l'autel des messes noires de la conjuration et de la ruse. Rien ne dit d'ailleurs que la même table ne serve pas de ribaude l'affaire conclue – la ribaude d'une prostituée prise à même la table orgiaque ; comme matière à se mettre à table en fin d'ouvrage.
Nos pubs honorent en quelque sorte la table du grand Chambellan prêt à recevoir ses hôtes et les épater – y compris les piques-assiettes et les parasites. On y raffine de goûts exquis, de fines bouches et de satiété. On y converse d'allusion plus qu'on y soumet son avis. On s'affranchit des laquais avec l'aisance blasée. La phrase est aussi lointaine qu'un secret protocole, sur fond de Matisse et de Stark, paraphe les lieux communs en habit de soirée. Il s'agit plus d'une salle d'attente avec sa table à revues que d'un prétoire à confessions. L'argenterie soutient l'éclat des parures tandis que sous la table tombent les escarpins et que les smokings étouffent leurs pets dans la seule excuse qui soit : ne pas quitter la table avant que l'hôtesse ne s'exécutât. Ainsi, la table de Conforama ne rendra véritablement ses ors que dans les catalogues dont les baies s'ouvrent sur les cocotiers ou la Tour Eiffel. On parlera d'elle comme d'une table de haute lignée et on l'anoblira séance tenante.

Table de patience
Faisons table rase de tout cela et rendons ses noblesses à l'art de la table et de l'artisan : du cuisinier à l'ébéniste, du géographe à l'énigmatique précurseur.
On comprendra de quel bois se chauffent ces derniers, dépliant cartes et planisphères, tables des sinus ou des logarithmes. Cet art-là est autrement conquérant que les tables isiaques d'un culte oublié. On s'y gausse de trouvailles et de génie. Pythagore déclame ses théorèmes, Galilée dénoue ses rêves astronomiques dans les nœuds du chêne, Einstein déploie ses énergies au fil du hêtre, des Nobel sculptent leur science, les militaires scrutent le terrain, les impudents jouent carte sur table, les imposteurs se mettent à table. Ces tables-là n'ont ni bout ni cène. Un simple tabouret, une paillasse, et voilà la preuve par neuf jaillissant des entrailles d'un cerveau carrément bodybuildé.
Table de patience, de travail ou d'impatience, tableau de bord hyper-sophistiqué ou prie-Dieu d'ermite, ils ou elles captivent toutes nos pensées, forment des rizières, des paysages infinis, tantôt plats, tantôt montagneux, escarpés, quasi inaccessibles. On se cogne à la table, on se heurte à son immobilisme de page blanche. La table nous conduit à l'habitude des grands vieillards, au retranchement abyssal de notre propre solitude, d'une autonomie délivrée une fois pour toutes ; quand bien même les mises à jour, les formations, les analyses graduelles nous portant à l'inatteignable illusion d'un savoir passager. Si passager que, sous couvert de Parkinson et de mémoire dérangée, les vieillards en rient. Mais ce n'est pas cela, ils rient jaune à mesure que leur tablette de lit se vide pour ne laisser place qu'à l'essentiel : un dentier dans un gobelet, une paire de lunettes, un verre d'eau.

Avant qu'elles ne s'en aillent
La table boucle ses cycles de vie dans ses propres mobiliers mais également dans ses étapes, ses successions. On l'embarrasse de tout et de rien, de trucs de vide-grenier, de dossiers sans importances, de bazars de récréation, de livres savants illisibles, de pots à crayons, de souris compulsive, d'index numériques, de machines communicantes, de calendriers, de dessins ou de mots d'enfants, de cadres, de cartes postales, de vieux bijoux, de journaux épars, de loupe, de papiers sans queue ni tête, de fleurs fanées. Elle devient une table d'orientation propre à soi, à seule fin d'ouvrir des horizons, d'abattre des cloisons, de guider la pensée et de nouer des liens. On dit alors qu'on met – ou remet – le couvert, et toujours quelqu'un au tablier brodé pour crier joyeusement « À table ! » ; comme une levée des couleurs, un rassemblement, l'invite d'une nouvelle tablée, changement d'atmosphère, de planche météo. Finalement, le cœur des choses avant qu'elles ne s'en aillent.
[1] Nicot, Thresor de la langue française, 1606, page 614

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