dimanche 25 juillet 2010

La mondaine béate

Et si le monde nous infantilisait davantage qu'il ne nous libérait ? Si, à force d'habitude, au bout du compte, il n'y avait ni finitude, ni sommet ? Et si l'évangile néolibéral qu'on nous sert desservait l'ultime conquête qui soit ? Entre fétichisation et monde sur mesure, les repères volent en éclats : dernière enquête sur la mondaine béate.


État des lieux d'une fétichisation
Perpétuer l'espèce, qu'on le veuille ou non, passe par le plaisir, non l'abondance. Et, contrairement au fait de savoir s'il faut se laver les mains avant ou après avoir uriné (question connue que se pose l'Américain quant à l'hygiène française), d'aussi simples offices que convenir à sa propre nature nous font trop souvent oublier l'héritage de la paysannerie dont nous sommes, qu'on le veuille ou non, les garants. Réfuter l'inné, comme la société nous y invite en de multiples occasions, c'est, d'une part céder à la tentation, voire au panurgisme ; d'autre part, s'initier aux rites grandissants de la fétichisation. S'adapter à la dernière circonstance n'est autre qu'une infantilisation du seul paraître. Et s'illusionner de vouloir être dans le wagon de tête, nous fait rater bien des trains, entretenant l'amertume de la chose à constamment rattraper.


Map Internet © ChrisHarrison.net

Il suffit de voir le maillage d'Internet pour aborder le consumérisme du tout-jetable par lequel un mobile de plus de six mois, une voiture de plus de deux ans, un couple de plus de cinq ans n'ont de cesse d'évoluer ad æternum.
De sorte qu'il n'est plus une voie mais une redondance extraordinaire de choix imparfaits : y aller, en revenir, s'y perdre, s'y adonner, en rêver. Il n'est plus de finitudes qui ne soient satisfaites, plus de paliers qui ne soient justement à pallier. Une fonction aussi élémentaire que manger (savoir ce que la maîtresse de maison composera de repas dans l'impératif des jours) s'agrémente de « Dîner(s) presque parfait(s) [1] » où la noix de Saint-Jacques roucoule sur fondant de groseilles marinées ; à croire que la pizza relève du Parthénon, la patate des Huns.
Quand bien même retardons-nous l'échéance de nos caprices serviles, nous finissons toujours par trier nos vies dans le sélectif borné d'un individualisme paradoxalement hyperconductible. Plonger tête baissée dans le rayon des yaourts d'une grande surface suffit amplement à déconcerter l'usager non averti, pourquoi pas l'enrhumer. A l'inverse, la pléthore des automobiles ou des téléphones portables sur le marché réduirait – à l'instant donné – quasiment chaque espèce, qui au monospace “ à vivre ”, qui au Samsung tactile planétaire. Le baudrier de nos habitudes (lasses) se conformant à preuve du moindre coût pour ce qui est de l'usuel et de l'endettement pour ce qui est du handicap d'un échéancier ou d'un abonnement.
« C'est le peuple qui s'asservit, qui se coupe la gorge, qui, ayant fait le choix ou d'être serf ou d'être libre, quitte la franchise et prend le joug, qui consent à son mal, ou plutôt qui le recherche » [2]. Puis d'ajouter : « La première raison de la servitude volontaire, c'est l'habitude ».
Thème largement repris par le sociologue Pierre Bourdieu avec le concept de l'habitus :
« Le programme néolibéral qui tire sa force sociale de la force politico-économique de ceux dont il exprime les intérêts – actionnaires, opérateurs financiers, industriels, hommes politiques conservateurs […], tend globalement à favoriser la coupure entre l'économie et les réalités sociales, et à construire ainsi, dans la réalité, un système économique conforme à la description théorique, c'est-à-dire une sorte de machine logique, qui se présente comme une chaîne de contraintes entraînant les agents économiques » [3].

Grand' soif de finitude
Questions : sommes-nous pour autant des Don Quichotte capables de nous battre contre des moulins à vent ? Ne sommes-nous pas contraints de subir ce que l'habitude nous octroie de laisser-passer ; l'intérêt de ceux dont c'est la force tirant le plus grand nombre vers l'Illusio [4] d'un monde meilleur, d'un monde en devenir ? A moins de vivre au fin fond de l'Atacama, si tant est que ce soit possible, comment refuser ou réfuter la crise profonde de notre abêtissement ?
Le piège est là, dans la nécessité de croire en une finitude quasi préhensile. Un malade se soigne dès lors qu'il se sait malade et en voie de guérison. Partant de là, nous assistons rien moins qu'à l'autodestruction d'un monde résolu : je me coupe les pieds à mesure que ma tête sort de l'eau.
Soulignons un autre mot de Bourdieu : “chaîne”, que l'on peut accorder au pluriel des chaînons et des enchaînements. Comme dirait un slogan : Une place pour chaque rouage, chaque rouage à sa place.
Il n'est de temps qui ne s'arrête qu'en dehors de nos nuits, de nos rares pauses extatiques. Pour le reste, du moment où nous furetons dans nos boîtes aux lettres, où nous franchissons l'invisible trottoir de nos habitudes, où nous nous connectons, nous sommes happés, littéralement absorbés par ce qui ne relève plus de notre propre réflexion mais de l'impulsion d'acter de l'avant. Tant d'achats mortifères, tant de fausses normalités, tant de courage, d'impatience et de compulsion, pour au bout du compte une ruade tout infantile, une passade d'inassouvis ados.
À ce jeu-là, on le sait, rien ne va plus vite que la lumière de nos propres envies. Mais même à supposer qu'une richesse vienne combler tous les vides de nos illusions, à supposer qu'il soit quand même une quelconque finitude, un sommet, en quoi atteindrons-nous jamais la vérité, cette glace sans tain derrière laquelle serait un monde de purs Watteau et biscuits de Saxe ?

Un monde sur mesure
Là encore, nous serons toujours en deçà des dynasties de grands décideurs, à l'instar des Arnault, des Lagardère, des Pinault, des Dassault [5]... Nous aurons beau être nouveaux riches, nous n'arriverons jamais – ou de guerre lasse, de génération en génération – à porter autrement la richesse qu'en vaine ostentation, à toute aulne de la maîtrise du corps, de l'aplomb mondain et de l'espace restreint. C'est un entre-soi, « une immortalité symbolique » [6], une perpétuation du nom, une discrétion, une courtoisie naturelle que nous n'aurons pas. Ce monde sur mesure existe bien, qui profite à d'autres, pratiquement les mêmes que ceux qui nous affranchissent de notre esclavage pour mieux nous y enchaîner. Et c'est le chat qui se mord la queue...
Rares donc les bienheureux que les nuages ou la salade de pissenlit rassasient. Bienheureux, plus encore, qui veille au seul luxe de son ermitage, non parce qu'il n'a ni enfants, ni famille, ni fins de mois difficiles, mais parce qu'il a pour lui tous les enfants, toutes les familles, toutes les fins de mois.
Un arbre mort n'est mort tant qu'on n'a pas idée des quelques rejetons qu'il peut avoir essaimé. Tandis qu'un gazouillis se perd dans sa ramure, sa charpente gracile, puisque rongée, défie de loin les hauts tournesols. Alors bienheureuse l'allégorie dans un soûlant concert d'Épinal !
Bienheureux le vieillard qui s'agrippe au ciel serein de sa fenêtre. Il ne bouge plus, ne ment plus, il butine l'art du silence et croît en cultures vivrières de A jusqu'aux contreforts du Machu Picchu. Il se complaît dans l'espérance deltaïque de qui n'espère plus parce qu'il a déjà tout.
[1] Tous les soirs sur M6
[2] La Boétie, Discours de la servitude volontaire, Petite bibliothèque Payot, 2002. Voir également www.wikisource.org pour l'intégralité du texte. Précision faite qu'Etienne de la Boétie écrivit ce texte en 1549, à l'âge incroyable de 18 ans, lequel paru finalement en 1576
[3] In Bourdieu, reviens : ils sont devenus fous ! article de Jérôme Vidal, www.revuedeslivres.net 17/11/2009
[4] Autre concept de Bourdieu
[5] Les chiffres interpellent d'eux-mêmes. Lu dans le www.lejdc.fr du 24/07 : le patrimoine de mame Bettencourt est évalué à 15.63 milliards d'euros... qu'on n'hésitera pas à comparer aux 14.945 milliards d'euros de progression du CA de la SNCF pour le premier semestre 2010, aux 3.5 milliards d'euros nécessaires aux 7 banques n'ayant pas prouvé leur résistance lors des "Stress Tests", voire aux 21.79 milliards d'euros de produits manufacturés en France en mai 2010
[6] Ce que ça fait d'être riche, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, mensuel Comprendre n° 175, octobre 2006

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire