mardi 3 août 2010

L'Addition

Zhad
C'est une rue calme, sans histoire, sans voitures. Les rares piétons sont ceux de la maison de retraite. Autrefois, les mères de famille s'arrangeaient à tour de rôle pour emmener les gosses à l'école. Depuis que le collège a fermé, il n'y a plus de mômes, plus de pétards, de 14-juillet tonitruants. J'habite une ZHAD, zone d'habitat déshumanisée. Sans y couler de retraite heureuse, j'habite la zone. Le tri y est d'autant plus sélectif que les éboueurs ne passent plus qu'une fois par mois. Heureusement, pour deux euros les cent litres, l'épicier ambulant nous débarrasse des immondices, et pour cinquante centimes nous poste un courrier.
Pour le reste, les grandes administrations, c'est nettement moins évident. La préfecture régionale est à 187 km (les préfectures départementales et les services de sécurité publique ont fusionné en Pôle Intérieur), l'hôpital de communautés départementales est à 145 km, la gare réduite aux acquêts d'un seul bus journalier. Dijon est à 187 km, tout est à Dijon, et Nevers simplement en bordure de Loire. Il suffit de regarder la carte des températures pour comprendre à quoi se résume la France : quelques gros points noirs tenaces. Hormis cela, tout n'est que ZHAD, territoire des derniers trappeurs, sans doute.

Sahel vert
C'était un temps de projets et d'investissements lourds, un temps de TGV et d'autoroutes espérés. Les grandes surfaces grandissaient à tout va, les concessionnaires concessionnaient, les pavillonneurs pavillonnaient, des médecins fous s'installaient en cabinet. C'était déjà par le Pérou, mais bon an mal an, ça vivotait au rythme d'un tissu social étriqué mais viable.
Puis...
Un peu comme une imminence maya, on s'était retrouvé aux portes de 2012 faits comme des rats. Ni astéroïde, ni réchauffement subit, ni crue, rien de tout cela, pire que cela : le tout concentrationnaire. Faute de canaux récupérateurs, en distendant ainsi les liens, les administrations fermèrent les premières vannes. A l'instar des autres régions, la Bourgogne devint une espèce de Sahel quasi dépourvu de missions humanitaires. Les services sociaux, Pôle Emploi finirent par rejoindre le pays moutardier, laissant à des antennes itinérantes le soin de dossiers à report que de vains coups de téléphone à des serveurs vocaux, aussi serviables qu'un biniou en pleine ascension, renvoyaient à d'autres occupations. En tout et pour tout, il fallait aller à Dijon, quand ce n'était pas Nantes ou Bordeaux.

Fameux Prison Break
Même pour la prison, même pour réserver un parloir : Dijon, point barre !
Ils avaient pourtant retapé celle de Nevers. Et comment ! 600.000 euros de toitures, presque autant pour d'emblématiques travaux d'agrandissement, une fortune pour rien. Les cent-trente détenus incarcérés étaient logés à bonne enseigne : bonne bouffe, bons soins, juste un peu d'eau chaude pour faire bonne mesure. Le curé y trouvait ses ouailles, l'instit sa classe d'endormis, les profs de GRETA [1] leurs prétendants à la formation menuiserie, le SPIP [2] et l'ANAR [3] leurs probationnaires, les avocats leur clientèle nivernaise, les familles leurs habitudes à la HALTE [4].
Députés et sénateurs brandirent leurs cocardes sur de vagues terrains adaptés aux vœux de la Chancellerie, la mairie d'Avord y alla même de son euro symbolique pour la rétrocession de l'aire propice à la nouvelle construction regroupant les sites de Nevers et de Bourges – Cour d'appel, cours d'assises, tribunaux correctionnels, prison moderne aux normes européennes, la direction interrégionale des services pénitentiaires resta ferme : Dijon !... Où le prix du foncier atteignit vite des records : 2.500 euros du mètre carré, aussi cher qu'un château en Périgord.
Quand le site de Chevigny-Saint-Sauveur [5] fut retenu pour la construction d'une usine à détenus et que la Société d'économie mixte d'aménagement de l'agglomération dijonnaise (la SEMAAD) donna son aval pour un terrain jouxtant l'A39 et l'A31, je me renseignai pour une maison, un appartement. Bigre ! Un 125 mètres carrés sur sous-sol et quatre ares, 319.000€ ; un T3 de 59 mètres carrés, 172.000€. Résultat : 187 kilomètres aller, 187 kilomètres retour.
À une époque où deux salaires faisaient péniblement vivre un foyer, au jeu des mutations, nombre de conjoints perdirent leur emploi. On en vit se nomadiser loin des capitales régionales, faire vendeur de pizzas ou saisonnier en complément. On en vit se rendre à Dijon conclure leur divorce en file indienne, comme à confesse. Les grands-parents, la famille restés en ZHAD instruisaient les enfants via le CNED, en attendant que les meilleurs aillent, à leur tour, grossir la population dijonnaise, lyonnaise ou lilloise. Le taux de suicides prit d'inquiétantes proportions dans l'ensemble de la population ; mais quelle prévention pour pareille orchestration ?
Ils s'étaient pourtant bien démenés : l'intersyndicale, les élus locaux, le bâtonnier, le Parquet, les associations caritatives, l'opinion publique. J'ai en mémoire les beaux discours et la fermeté, des plans serrés d'édiles et de tribunes. Rien, pas ça, pas une once de concertation : 57 emplois à la poubelle, 57 foyers en moins sur Nevers et sa périphérie, 57 familles dans le grand cirque des pions interchangeables, et 150 PPSMJ [6] “expulsés” avait-on dit. Un beau bazar !

A dormir debout
En 1764, « Le marquis de Beccaria [7] observe, dans son traité « Des Délits et des Peines », que « si l'emprisonnement n'est qu'un moyen de s'assurer d'un citoyen jusqu'à ce qu'il soit jugé coupable, comme ce moyen est fâcheux et cruel, on doit, autant que possible, en adoucir la rigueur et en abréger la durée ». La souffrance causée par les fers augmente encore quand les prisonniers doivent parcourir dix ou quinze miles à pied pour se rendre au tribunal où ils vont être jugés. […] Il importe que les prisonniers soient transportés dans une voiture jusqu'à la ville où siège le tribunal, il importe aussi que la ville où siège le tribunal dispose d'une prison convenable. » [8]
… « que la ville où siège le tribunal dispose d'une prison convenable » : la proximité et la décence, le b.a.-ba. Alors, quitte à palier à de nouveaux et souhaitables aménagements ; mieux, quitte à construire de flambants locaux maîtrisés, il reste la proximité comme lien inéluctable à toute prévention. En faire abstraction serait si « fâcheux et cruel » qu'on ne saurait reprendre ce que disait Zola :
« Ma pauvre France, on te croit donc bien sotte, qu'on te raconte de pareilles histoires à dormir debout ? » [9]


© mairie de Château-Chinon/bassin d'apprentissage

À Château-Chinon où la prison a depuis belle lurette mué en piscine municipale, se plaignait-on déjà de l'incarcération des délinquants du cru à Nevers. C'est dire ce qu'il en sera(it) avec Dijon. C'est dire aussi de l'inventivité et du respect des obédiences dès lors qu'un certain progrès – fût-ce au nom de la France, ou que ce soit aujourd'hui en adéquation avec des règles européennes – s'accorde d'humanité. Comment d'ailleurs pourrait-il en être autrement avec cette seule et unique matière que compose ces hommes, ces femmes de tous bords ?

Science humaine
Écrire n'est rien qu'un blabla de plus, si sophistiqué soit-il. Écrire ce que l'on pense vraiment ou y aller d'allusions corrompues, qu'est-ce que cette simplification forcément réductrice ? Parce qu'à tout dire, il n'est qu'un seul mot qui soit : humain. Humain dans ses décisions, ses arbitrages, ses aménagements, dans l'extrême conception de ce huis clos sociétal qu'est la prison comme de la chose facile ; tenter de tout traiter sur ce pied d'égalité qu'on aperçoit encore au fronton des édifices zoliens. Finalement, ne pas départir la politeia de sa prime fonction du mieux être commun – agir avec noblesse et s'abstenir de toute excentration, de tout égocentrisme partisans (la politikè,« science des affaires de la cité », n'étant que le particularisme concourant au bonheur du plus grand nombre). Et Dieu sait que le nombre, derrière les barreaux, ce n'est pas ce qui manque.
L'argent, certes. Tenir les cordons de la bourse n'est pas moins chose aisée, surtout quand on répète à l'envi que « les caisses de l'État sont vides ». Mais quel gâchis et que de lâchetés aboutées les unes aux autres – pleutres décisionnaires incapables de mener à terme d'autres décisions que celles que l'ascenseur leur souffle ! Sans queue ni tête, sans ligne force, à l'emporte-pièce, au coup par coup, en bouche-trous crispés d'autoritarisme. Rien qui ne tienne la route, plus de cohérence sociale, d'éthique. En permanence du grand BHV à tous les rayons. Demain les marins-pêcheurs, après-demain la TVA, le surlendemain l'assurance vieillesse ; mirages castrateurs d'un pouvoir sans reversion. Vase clos, la messe est dite.
Et cet autre mot qui vient sitôt après : profit. Quel profit tire-t-on ? A qui profite les mensurations d'un univers carcéral aujourd'hui voué à Eiffage ou Bouygues ? Par quel profit atrophie-t-on l'Europe que l'on est sensé faire ?
On n'ose croire à ces profiteroles bien grasses, quasi indigestes, à bouffer dans son coin, de préférence un coin bien à l'abri des coin-coins, un truc de Forbes et consort, une fois l'an, une fois la une (Passer de la 57ème place [10] au top dix, quel pied ! Placarder son affect daumierien en plaque de rue, d'artère, de lycée, de promotion, quel pied !). Ridicule !
Oui, à tout cela, écrire n'est qu'un blabla de plus, un coup de piolet dans l'échine alpestre, un loup de nez qu'on éjecte entre le pouce et l'index, le radicule qui ne tue pas, le vent de qui pète plus haut que son cul, un clic. Pssttt ! Ça n'empêche ni ma boîte aux lettres de crouler sous les pubs, ni les pubs d'assoiffer le monde. Ainsi en va-t-il, de petits riens précieux en convulsions nerveuses ; à croire que c'est l'inviolable petit rien qui fait vraiment tout.

Combien ça coûte ?
D'abord le prix de la patience, ou plutôt de son contraire. À la remise des clés de la prison de Roanne en 2008 par Eiffage, les syndicats dénoncèrent plus de 3.000 malfaçons : mur effondré, serrures défectueuses, barbelés se défaisant, portes ne résistant pas à l'effraction... En pleine construction de la prison de Nancy-Maxeville, les plans de celle-ci furent dérobés. Quand Bouygues livra la même année la prison de Mont-de-Marsan, une panne électrique contraignit les services pénitentiaires à évacuer les prisonniers sur d'autres sites.
Mais à beaucoup de patience, beaucoup de sous. Ainsi, le même établissement de Nancy (690 places) coûtera à l'État, en partenariat public-privé (PPP), 270 millions d'euros ; soit 30 loyers annuels de 9 millions d'euros. À charge d'Eiffage d'en assurer la construction (pour un coût de 69 millions d'euros) et l'exploitation, à savoir : la maintenance de l'établissement, la fourniture des énergies, la propreté et l'hygiène des locaux et des espaces extérieurs, la gestion des déchets, le travail de détenus au sein de la prison, leur formation professionnelle, la restauration, l'hôtellerie et la buanderie, la cantine (ventes aux détenus), la mise à disposition de véhicules, et l'accueil des familles.
Sur le même principe, Bouygues et Eiffage livreront à l'État les prisons de Lille-Annœulin (688 places, mise en service en 2011), de Nantes (570 places, mise en service fin 2010) et de Réau en Seine-et-Marne (798 places, mise en service 2011) pour un loyer annuel global de 48 millions d'euros pendant 27 ans (l'exploitation revenant à Bouygues).
On voit donc qu'un établissement de 260/280 places comme il conviendrait à Nevers, en incluant Bourges, voire un désencombrement de Châteauroux en cas d'alternative locale [11], coûterait quelque 3,4 millions d'euros/an sur 30 ans, voire quelque 6 millions d'euros/an sur 27 ans. Ce qui est largement “jouable” en regard (par exemple) de ce que Nevers verse à Veolia et son délégataire ADN fermage Nevers [12] dès lors qu'elle opterait pour une régie publique [13] comme à Bourges. Disons que 3,4 millions pour pérenniser au minimum et au long terme quelque 120 emplois, c'est pas la mer à boire, ni pour les Régions, ni pour l'État, ni pour l'Europe dont il s'agit finalement d'harmoniser les règles.
[1] Groupement d'établissements publics locaux d'enseignement
[2] Service pénitentiaire d'insertion et de probation. Un conseiller d'insertion et de probation a en charge le suivi de quelque vingt-cinq prisonniers et de quelque cent quatre-vingt dossiers d'accompagnement, de contrôle et d'alternatives à l'incarcération en milieu ouvert. Un SPIP de neuf CIP verra vraisemblablement son effectif réduit à huit, à sept, en raison de la perte du milieu fermé.
[3] Association nivernaise d'accueil et de réinsertion vouée à disparaître faute d'effectif composé de détenus en quête de réinsertion
[4] Accueil des familles en attente de parloirs
[5] Deux sites sont dans les cartons : le sud de Chenôve avec le parc de Valmy (apparemment trop proche des vignobles de Marsannay), et le secteur de Chevigny-Saint-Sauveur, dans un carré délimité par Quétigny, Sennecey, l'A39 et l'A31
[6] Personnes placées sous mandat de Justice
[7] Cesare Beccaria Bonesana, marquis de Gualdrasco, Dei Delitti e Delle Pene, 1764
[8] L'état des prisons, des hôpitaux et des maisons de force en Europe au XVIIe siècle, John Howard, Les éditions de l'Atelier, Champs pénitentiaires, 1994, p.85
[9] Émile Zola, Lettre à la France, Stock 1998, p.45
[10] Classement Forbes des 100 femmes les plus puissances du monde : MAM, 11ème en 2008, 57ème en 2009, www.forbes.com
[11] Prisons actuellement situées dans le découpage judiciaire incluant la Nièvre, le Cher et l'Indre avec Cour d'appel centrée à Bourges : www.ca-bourges.justice.fr
[12] En 2007, ADN fermage : 14.424 abonnés pour un volume d'eau potable consommé de 2.130.727 mètres cubes et 1,98€ TTC/ m3 ; régie de Challuy, 1,69€ TTC/m3. Économie réalisée chaque année : 618.000€. www.cg58.fr
[13] On le voit, « Le passage en régie publique permet de stabiliser le prix de l'eau, voire de le baisser. Son prix moyen, calculé par l'Institut français de l'environnement (IFEN), s'établit à 2,19 euros le mètre cube en régie, contre 2,93 euros pour un opérateur privé. Soit 25% moins cher. » In Remunicipaliser l'eau, Marc Laimé, Manière de voir n°112, août-septembre 2010. Et malheureusement d'ajouter plus loin que : « l'ingénierie publique subit un démantèlement accéléré depuis le lancement par le gouvernement de M. François Fillon de la révision générale des politiques publiques (RGPP) »

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