dimanche 19 septembre 2010

La CIA de Pont-Saint-Esprit



J'allais écrire n'en avoir jamais entendu parler, quand il me revint ces soirs d'été où nous prenions le frais sur le pas de porte en compagnie des voisins. Mon père, pur méridional, avait une maison dans le midi, c'est là que nous allions en vacances, on nous connaissait comme les « parisiens ». Moi j'étais très jeune, huit ou neuf ans.
Les anciens se sont mis à chuchoter cette histoire de boulanger qui avait empoisonné tout un village à deux pas d'ici. Sans doute était-ce parti des relents gracieux de fougasse que le nôtre, à une rue de là, était en train de faire cuire ? Leur histoire, à eux, datait de 1951 ! Et pour qu'ils la chuchotent fallait-il que l'affaire soit d'importance. Avant de partir jouer sous les réverbères, j'attrapai un nom : Pont-Saint-Esprit. Voilà tout. Brève scène de vie rapportée en un bloc léger alors qu'il dût en être autrement ; lointain(s) souvenir(s) d'enfance.
N'empêche, quand j'entends cet Américain parler de Pont-Saint-Esprit avec l'accent que l'on devine, c'est cela qui me revient. Cela et la route sinueuse qui menait à Vallon-Pont-d'Arc, les Gorges de l'Ardèche.


A Terrible Mistake
Le journaliste s'appelle Hank P. Albarelli Jr et son bouquin paru en octobre 2009 : « A Terrible Mistake » :
http://www.youtube.com/watch?v=LUY-WHQ_BDY
La quatrième de couverture nous apprend que le livre retrace en 864 pages « une enquête sur les expériences de drogues conduites par la CIA durant la Guerre froide, et plus particulièrement sur la mort du docteur Frank Olson, un chimiste affecté à Fort Detrick, chargé d'étudier les applications militaires des drogues. En 1975, face aux enquêteurs de la Commission [Nelson] Rockefeller, l'US Army avait admis avoir fait absorber au chercheur du LSD à son insu, ce qui aurait provoqué une crise de délire pendant laquelle il se serait défenestré. Le Pentagone avait offert 750.000 dollars d'indemnisation à sa famille. Mais, en 1994, une expertise médico-légale pratiquée après exhumation du corps avait invalidé la version officielle et conclu à un probable homicide. De nouveaux documents attestent que le docteur Olson dirigea diverses expériences de guerre chimique, notamment... à Pont-Saint-Esprit. »
CIA, Pont-Saint-Esprit, il n'y va pas avec le dos de la cuillère, le Ricain !
Et si les anciens chuchotaient, c'est parce qu'à l'époque, bien que les faits fussent connus et relativement simples, l'énigme était encore loin d'être élucidée – le sera-t-elle un jour ? En 1951, la population de Pont-Saint-Esprit compte environ 4.950 habitants. À partir du 17 août, une intoxication alimentaire cause la mort de sept personnes dont deux suicides. Trente autres sont internées en psychiatrie et près de trois cents souffrent de nausées, de douleurs gastriques, de brûlures d'estomac, de vomissements, de maux de tête et d'accès de folie (« convulsions démoniaques », hallucinations et tentatives de suicide) [1]. Un responsable : le pain de la boulangerie Briand. L'affaire fait grand bruit comme en témoigne France Soir :




« Les versions les plus abracadabrantes circulent. On accuse le boulanger (ancien candidat RPF, protégé d'un conseiller général de De Gaulle), son mitron, puis l'eau des fontaines, puis les modernes machines à battre, les puissances étrangères, la guerre bactériologique, le diable, la SNCF, le pape, Staline, l'Église, les nationalisations. »
On accuse, mais aucune des pistes suivies – ergot du seigle, fongicide, mycotoxines, composé chimique pathogène – n'aboutit à la vérité. Les historiens de l'époque, dont le professeur d'histoire européenne, Steven L. Kaplan, auteur d'une thèse de plus de mille pages [2], se sentent frustrés. De leur côté, le docteur Gabbaï et le professeur Giraud, respectivement médecin en exercice à Pont-Saint-Esprit et enseignant à la faculté de Montpellier, démontrent le parallèle entre les recherches menées en Suisse dans le laboratoire Sandoz par Albert Hofmann sur la découverte du LSD 25, synthèse de l'ergot de seigle, et ce qui s'est passé dans la paisible bourgade gardoise.
Voilà pour les faits. Reste qu'Albarelli, au terme d'une minutieuse enquête recoupant divers témoignages, parfois inédits, est convaincu d'un autre parallèle qu'il décrit dans son livre en 2009 : celui du pseudo-suicide d'un biochimiste de l'armée américaine, Frank Olson, et le LSD ; à fortiori ce qui est arrivé à Pont-Saint-Esprit.
Olson travaillait au sein du Special Operations Department, à Fort Detrik. Et conjointement avec la CIA, le SOD monte l'opération gardoise... qui vire au désastre.
« A l'époque, on a évoqué l'hypothèse d'une expérimentation destinée à contrôler une révolte de la population », se rappelle un spiripontain de 71 ans, Charles Granjhon qui avait bien « failli caner » (et tenté, sous l'empire de la folie, d'étrangler sa mère). Il avait onze ans.
L'expérience en question visait rien moins qu'à pulvériser du diéthylamide (le D de LSD) dans le secteur de Pont-Saint-Esprit [3]. Avec le résultat que l'on connaît ; l'un disant avoir « des serpents dans [s]on estomac ! », l'une se croyant attaquée par des tigres, l'autre sautant de sa fenêtre d'hôpital parce qu'il se prend pour un avion.

Cinquante-neuf ans plus tard
Mais alors le pain ?
La farine provenant du meunier viennois Maillet, un temps soupçonné, ne peut l'avoir contaminé – Vienne n'étant pas Pont-Saint-Esprit4. L'eau vraisemblablement, du moins ce qu'en conclut Albarelli.
L'épandage aérien de LSD d'une part, le pain d'autre part, la population cobaye n'avait réellement aucune chance. Mais pourquoi Pont-Saint-Esprit, pourquoi le territoire français ? Les services français étaient-ils de mèche comme le suppose Albarelli ? Aujourd'hui, on ne peut qu'avancer quelques théories : la mise au point d'une arme chimique en vue de la Guerre froide, la proximité des laboratoires Sandoz en Suisse. D'autres encore, s'il faut en croire ce qu'avance Claude Moniquet, président du Centre européen pour l'intelligence stratégique et la sécurité (ESISC) basé à Bruxelles, pour qui :
« Les zones d'influence des thèses négationnistes sont plus ou moins les mêmes [que celles de l'antiaméricanisme] : le monde musulman en général, la Russie, d'anciens pays communistes, l'Amérique latine et quelques pays isolés comme la France et l'Allemagne [5]. »
En tout cas, à l'instar de Charles Granjhon qui « aimerai[t] savoir pourquoi » il a « failli caner », personne à l'heure actuelle n'est pratiquement sûr à 100% de l'une ou l'autre des versions. Il n'empêche qu'on ne désigne pas la CIA, comme le fait Albarelli tout au long de son pavé, sans savoir, ni sans risques. Peut-on dire à sa décharge que, malgré le remue-ménage causé par cette douloureuse affaire, personne non plus n'est venu infirmer ses thèses. A l'appui desquelles nombre témoignages et documents exhumés souvent classés top-secrets.

En guise de conclusion, je reprendrais volontiers ce que disait Marie Blume dans le New York Times du 23 juillet 2008 :
« L'infortuné boulanger Briand donnait à ses clients ce qu'ils voulaient. De nos jours, c'est beaucoup plus facile : chaque supermarché vend du pain pré-tranché à mie blanche ; ersatz de pain que détestait tant Kaplan [6] »
Par-delà les faits de 1951, on le voit donc, ce qui relève du pain en France relève également de l'image patrimoniale, quasiment du caractère sacré – le pain de la disette, le pain du condamné, le pain de la besace, le pain signé. Toucher le pain, c'est comme attenter à la vie, au propre et au figuré. Et quand bien même la farine d'hier était-elle de moins bonne qualité – sans aller jusqu'à parler d'empoisonnement –, le pain des fournils d'autrefois paraît toujours plus louable que l'industriel qu'on nous propose aujourd'hui.


Aparté sur un fait d'actualité spiripontaine
Décidément, il s'en passe à Pont-Saint-Esprit :
L'auteur d'un virulent blog intitulé Journal de Gilbert B est mis en examen, courant juillet, pour avoir diffamé et réglé ses comptes avec le maire de Pont-Saint-Esprit, Gilbert Baumet. Entre 2008 et 2009, la mairie accuse un fort défit budgétaire et le magistrat de la Chambre régionale des comptes chargé d'instruire le dossier, Jean-Paul Saleille, balance son venin sur le Net [7].
Quand on pense qu'un autre rapport de la Chambre régionale des comptes d'Ile-de-France sur la gestion des ressources humaines de la ville de Paris depuis 2002 épingle et critique le maire, Bertrand Delanoë [8], on ne peut s'empêcher de penser au futur blogueur qui viendrait à déballer que « le coût salarial des 20 directeurs généraux les mieux rémunérés atteignait 248.000 euros en moyenne en 2008 ». Précision faite par la CRC IdF que l'emploi de directeur général n'existe normalement pas.



[1] Source Wikipédia
[2] Ayant servi de base au téléfilm "Le pain du diable" de Bertrand Arthuys, diffusé en février de cette année
[3] http://www.voltairenet.org/IMG/pdf/olson_documents.pdf (particulièrement les pages 26 et 27)
[4] En 1951, l'Office national interprofessionnel des céréales fixe les tarifs et la répartition de la farine entre les départements excédentaires et déficitaires. C'est ainsi que la farine du Gard provient de la Vienne

[5] Le Figaro du 25 janvier 2010 : http://www.lefigaro.fr/international/2010/01/25/01003-20100125ARTFIG00710-l-amerique-cible-de-choix-du-revisionnisme-.php

[6] le NYT du 24 juillet 2008, article "France's unsolved mystery of the poisoned bread" ( traduction perso) : http://www.nytimes.com/2008/07/24/arts/24iht-blume.1.14718462.html?_r=2

[7] Le Midi Libre du septembre 2010 : http://www.midilibre.com/articles/2010/09/16/A-LA-UNE-Un-magistrat-blogueur-pris-par-la-justice-1385965.php5

[8] Le Monde du 16 septembre 2010 : http://www.lemonde.fr/depeches/2010/09/16/la-crc-idf-critique-la-gestion-des-ressources-humaines-de-la-ville-de-paris_3208_38_43405190.html

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