samedi 29 mai 2010

Les Raisins de la Raison Close **



« Nous entrerons dans la carrière
Quand nos aînés n'y seront plus.
Nous y trouverons leur poussière
Et la trace de leurs vertus.
»

L'hymne le plus sifflé de France comporte aussi ces quatre vers que l'on peut aisément rapporter à la retraite des uns faisant la carrière des autres.
Dans un monde rationnel la retraite sert à cela, la passation, comme elle contente celui qui aspire à la prendre. Grosso modo, on part avec 1288 € brut par mois [1] auxquels s'ajoutent généralement quelque 300 euros de retraite complémentaire. Bon an, mal an, retenons ce chiffre : 19.056 € brut/an, compte tenu de quarante-et-une annuités de versement à 60 ans (55 exprimés en terme de pénibilité)... Un monde rationnel, lui-même à toute aune du seuil de grande pauvreté, estimé en deçà de 10.800€ par an.
Mon pauvre Rouget de Lisle, les temps ont, hélas, diablement changé !


Foi de Lolo
La dame Medef l'a crié haut et fort : Non et non, on ne touchera pas aux cotisations patronales pour financer le régimes des retraites ! Ah ça, non ! Les grandes entreprises cotisent [2] déjà suffisamment pour provisionner les dizaines de millions d'euros nécessaires pour financer les retraites complémentaires de leurs dirigeants, Suffit comme ça ! S'agirait pas que nos PDG fassent le grand écart pour boucler le remboursement de leur pavillon de banlieue, ou qu'on les voie traîner du côté de Barbès, rayon Tati.
« Le code Afep-Medef sur la gouvernance des entreprises n'a même pas inclus cette pratique [des provisions] dans la liste des informations à fournir aux actionnaires », s'insurge Pierre-Henri Leroy du cabinet de conseil Proxinvest.
Des provisions ?
Eh oui ! Les entreprises provisionnent de substantielles sommes quant au futur bien-être de leur PDG, qu'on en juge :

Provisions*
En millions d'€ (2009)
En % (2009)
VINCI
40
2,5% du résultat net
SOCIETE GENERALE
32,9
5% du bénéfice net
BNP PARIBAS
28,6
0,5% du résultat net
VEOLIA
13
2,2% du résultat net
PPR
11
1,1% du résultat net
SOLENDI
3,675 (2008)
12% du résultat net (2008)
* dénommées “ Produits constatés d'avance ” ; voir page 5 l'exemple consternant de Solendi et des 3.675.149€ alloués en 2008
¤ Et en plus de toucher des salaires “faramineusement” indécents (que la boîte coule ou dégage des bénéfices, c'est du kif)... salaire de Lindsay Owen-Jones [3] en 2009 :

Rémunération fixe
1.984.664
Rémunération variable
975.000
Jetons de présence
90.000
Avantages en nature*
15.336
total
3.065.000
*dont une McLaren F1 d'un demi million (vous ne rêvez pas)

¤ En plus des stock-options ; 250 millions d'euros pour Antoine Zacharias chez Vinci [4], 27 millions d'euros en seulement 30 mois pour Jean-René Fourtou chez Vivendi...
¤ En plus des parachutes dorés (3,2 millions à Thierry Morin, Valeo, en 2009 ; 6 millions à Patricia Russo, Alcatel, en 2008 ; 8,5 millions à Noël Forgeard, AEDS, en 2006, 13 millions à Zacharias, Vinci, en 2007...)
¤ En plus des bonus, des pensions versées par la Sécu et la caisse de retraite des cadres, les PDG toucheraient une retraite complé-mentaire. La tant décriée retraite chapeau !

Et quelle retraite complémentaire ! Que le boss ait œuvré sa vie entière (cas d'Owen-Jones chez l'Oréal) ou durant quelques années, à son départ à la retraite à soixante ans – crevé, vidé, laminé, usé on s'en doute –, son entreprise lui garantit une rémunération de 50% de tout ce qu'il percevait : salaire, primes, jetons de présence [5]... Exemple : un PDG qui a travaillé trois ans chez G2 & Cie et qui gagnait 2 millions d'euros, touchera 1 million par an, à vie. Si ce même PDG est passé de G2 & Cie à K5 SA (comme Fourtou passé de Aventis chez Vivendi, ou la double casquette de Proglio d'EDF à Veolia) et que K5 SA le payait 3 millions d'euros/an, il touchera 1,5 million/an auquel s'ajoute le million de G2 & Cie, soit 2,5 millions d'euros par an et jusqu'à son décès. Sans compter tout ce qu'il a mis à gauche, en France ou au Delaware (plusieurs millions de biftons), et sa retraite des cadres, disons 100.000 à 135.000 euros par an plafonnés. Total, arrondissons je nous en prie, au bas mot 5 briques par an de moyenne, 395 fois le SMIC [6] net... Oups !
L'est-i pas belle, la vie ?

Âmes sensibles, s'abstenir
30 millions d'euros, c'est ce que perçoivent chaque année les 24 dirigeants d'entreprises cotées, relevant du CAC 40 et de la SBF 80... au titre de leur retraite complémentaire (voir le tableau ci-dessous).
Cotation
PDG
Société
Départ en retraite
Retraite chapeau
(en millions d'euros par an)
Équivalence en SMIC
(12.672€/an net)
Équivalence
moyenne COR
(17.620€/an net)
CAC 40
Lindsay Owen-Jones
L'Oréal
2006
3,4
268
192
CAC 40
Antoine Zacharias
Vinci
2006
2,2
173
124
CAC 40
Igor Landau
Aventis
2005
1,8
142
102
CAC 40
Jean-René Fourtou
Aventis
2002
1,6
126
90
CAC 40
Jean-François Dehecq
Sanofi-Aventis
En fonction
1,6
126
90
CAC 40
Edouard de Royère
Air Liquide
1995
1,6
126
90
CAC 40
Jean-Louis Beffa
Saint-Gobain
En fonction
1,5
118
85
CAC 40
Noël Forgeard
EADS
2007
1,2
94
68
CAC 40
Daniel Bernard
Carrefour
2005
1,2
94
68
CAC 40
Jean-René Fourtou
Vivendi
2005
1,2
94
68
CAC 40
Georges Pauget
Crédit Agricole
En fonction
1,13
89
64
CAC 40
Henri Proglio
Veolia
2009
1
79
56
CAC 40
Louis Schweitzer
Renault
2005
1
79
56
CAC 40
Bertrand Collomb
Lafarge
2003
1
79
56
CAC 40
Alain Joly
Air Liquide
2001
1
79
56
CAC 40
Benoît Potier
Air Liquide
En fonction
1
79
56
SBF 80
Thierry Morin
Valeo
2009
0,88
69
50
CAC 40
Michel Pebereau
BNP-Paribas
2003
0,8
63
45
CAC 40
Daniel Bouton
Société Générale
2008
0,73
57
41
CAC 40
Jean-Martin Folz
Peugeot Citroën
2007
0,63
50
35
CAC 40
Serge Weinberg
PPR [7]
2005
0,6
47
34
CAC 40
Pierre Richard [8]
Dexia
2008
0,583
46
33
SBF 80
Alain de Pouzilhac
Havas
2005
0,1375
10
8
SBF 80
Ch. Gazet du Chatelier
Solendi
2007
0,13
10
7

Que justifie de telles retraites ?
À fidéliser les PDG, nous dit-on du côté du Medef. En leur offrant des retraites chapeaux, on évite qu'ils aillent voir ailleurs... ce qui n'empêchent ni les Fourtou, ni les Proglio de jouer les filles de l'air.
Logiquement, un dirigeant dirige et énonce des stratégies. Il est donc sensé savoir ou prévoir ce que les autres ignorent. Delà à penser qu'il est en ligne direct avec l'au-delà, n'exagérons rien. Il n'est de se remémorer la contribution de l'État français pour aider les banques à survivre à la crise – qu'elles ont elles-mêmes créée –, pour se rendre objecti-vement compte de l'incapacité de ceux qui en furent, qui en sont toujours à la tête. 730.000 euros de retraite chapeau à Daniel Bouton qui a coulé la Soc Gé, 800.000 pour Michel Perebeau de la BNP-Paribas mouillée jusqu'au coup avec la crise des subprimes..., on frôle carrément l'indécence.
Il y aurait de quoi fournir maintes eaux à notre moulin (Daniel Bernard et le scandale de Carrefour ; Noël Forgeard et son parachute doré de 8,5 millions d'euros alors que la prime octroyée à chaque employé d'AEDS n'était que de 2,88€ en moyenne, oui, vous avez bien lu, 2,88€, même pas 20 balles !), c'est pourquoi, je ne parlerai que du cas du “ petit dernier ”, Christian Gazet du Chatelier. Le monsieur 1% logement [9], autrement dit le logement social Solendi, c'est lui.
… Or donc, ce monsieur 1% de chez Bahlsen n'a rien trouvé mieux que de s'adjuger en 2007, sans coup férir – on ne sait trop comment, ni par qui –, 130.000 euros de retraite chapeau et la Jaguar qui va avec ! Chapeau Chatelier, s'écrie feu Séguin ! Car voilà que la Cour des comptes, se penchant d'un peu plus près sur le cas Solendi, découvre en octobre 2009 que 3 dirigeants touchent plus de 200.000 euros par an de salaire, que 19 touchent entre 150 et 200.000 euros, et 31 entre 100 et 150.000 euros :
Bingo, la timbale !
Du jamais vu dans le logement social !
Mieux que les HLM de Paris
Parole de Tiberi [10].

Et moi, et moi... mon Transporteur
Ces jours-ci, je vais à un stage de retraite – eh oui, déjà ! En fait, les acquis d'aujour-d'hui fondant comme neige au soleil, on ne sait jamais quand la prendre. Pour preuve la bonification du 1/5ème dont bénéficient les policiers, les douaniers, les gardiens de prison, les pompiers ; la possibilité de départ anticipé pour les infirmières, entre autres : deux spécificités actuellement « regardé[es] de près », dixit Georges Tron, secrétaire d'État à la fonction publique, ce 21 avril 2010 dans La Croix.
On verra donc l'heure venue. Mais c'est sans doute avec émoi que je vais prendre connaissance de l'archaïsme qui me guette au tournant d'un pâle 12.000€ “cantinable”... à une dizaine d'aunes du petit dernier de la classe. Ce qui, dois-je l'avouer, rapporté en terme de stratégie, correspond finalement à mon profil. Le chapeau, je m'assois dessus.

De tout cela, je garde une pensée profonde pour mon père qui fit de même et nous éleva dans cette noblesse qui fait aujourd'hui tant rigoler les gens de la haute, nos footballeurs et tous ceux de la raison close. Sa banque fut son vélo, comme il se plaisait à le dire. Le vélo noir qui l'emmenait de la gare à chez nous, avec au fond de la sacoche l'argent de la dignité. De ce temps où l'enveloppe constituait le réceptacle des payes, il disait ainsi les millions qu'il avait transporté. Comme une chanson à la Daniel Guichard, on riait, on s'imaginait... et les Aphrodite's Child en pattes d'eph' prenaient fièrement le relais – le pensaient-ils.
_________

** Voir à ce sujet deux très bons ouvrages : Histoire secrète du Patronat de 1945 à nos jours, de Benoît Collombat, David Servenay, Frédéric Chagnier, Martine Orange et Erwan Seznec, La Découverte, 2009, 719 pp ; et Hier la crise, demain la guerre ? de Pierre Pascallon et Pascal Hortefeux, L'Harmattan 2010, 296 pp. On citera aussi quelques sources : Provinvest, AgoraVox, Basta, Wikipédia, La Croix, l'Express, LesEchos.fr, focusco.fr, le Parisien.
[1] Actualité du COR (un ouvrier touche environ 65% de son salaire brut) ~ 17.620€ net par an
[2] Les montants provisionnés sont très peu imposées, quant aux cotisations, elles ne sont si soumises à la CSG ni à la CRDS
[3] Journal du Net : sir Owen-Jones, jeune retraité de 64 ans, perçoit ainsi 3,4 millions de retraite chapeau cumulés au 3,065 millions de rémunération pour la présidence non-exécutive de l'Oréal, auxquels s'ajoutent les 135.000 € de retraite des régimes de la Sécurité sociale et de l'Agirc-Arrco (normal, le pauvre), soit 6.600.000 €/an. Bigre : deux fois les six bons numéros par an et à vie !
[4] Salaire moyen chezVinci BTP en 2006, date de départ de Zacharias = 2.750 €/mois (hors PDG, of course). Zacharias fut condamné en 2010 à 375.000 € d'amende et deux ans avec sursis pour "Abus de biens sociaux" et plus précisément pour rémunérations excessives.
[5] Rémunération accordée aux membres d'un conseil d'administration de SA. Exemples datant de 2005 : Claude Bébéar, 267.958 € (pour BNP Paribas, Vivendi, Schneider Electric et Axa), Antoine Bernheim, 249.528 € (pour la seule LVMH), Henri Lachmann, 231.875 € (pour Vivendi, Schneider Electric et Axa)
[6] SMIC net par mois = 1.056 euros (1.343 brut), au 01/01/2010
[7] PPR, pour anciennement Pinault-Printemps-La Redoute : Gucci Luxe, Puma, La Redoute, LMVH, Fnac, Conforama, le Vert Baudet...
[8] Non, pas lui
[9] Organisme social crée en 1953, le 1% logement est la participation des employeurs à l'effort de construction
[10] Et non pas "Krank" Ribéry, le patient français d'Outre-Rhin

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