jeudi 27 mai 2010

50 ans... et toujours pas de Rolex

J'étais vraiment loin de me douter voir ça un jour. Comme quoi tout arrive, même au pont Mirabeau de remplir la Méditerranée.
En fait, je m'étais toujours demandé ce qui faisait que tel ou tel gagnait tout ou rien, et, par rebond, que l'une de nos principales obsessions était l'occupation de l'autre ; entendons par-là le traditionnel « Qu'est-ce que vous faites dans la vie ? »[1]. Rares sont ceux que nous côtoyons qui ne nous ont pas posé la question et que nous ayons fait de même avec eux – pour ce qui me concerne, au bout de deux ans, mon coiffeur ne sait toujours rien de mon métier. Non que je tienne à m'en préserver ; les choses étant ce qu'elles sont, disons que c'est plus un défi rigolo qu'une tare.


La reconnaissance du travail
Dans les années 70 il était de bon ton pour le comédien de minimiser son job en le comparant à celui du mineur de fond. Aujourd'hui, nous voyons ce que la nounou ou l'aide-soignante peuvent produire eu égard à la présomptueuse improductivité dans laquelle se complaît une grande partie de l'élite. Sans ces emplois liminaires, rien ne serait possible aux dirigeants ; ainsi le banquier qui ne trouverait pas commodément à faire garder ses enfants – voire à soigner sa vieille maman –, ne pourrait pas “plumer” à satiété.
Pour autant, ces tâches jugées basiques mais non moins essentielles ne sont ni rémunérées ni reconnues comme il se devrait. A l'Hibernatus qui débarquerait à notre époque, il lui serait impensable de concevoir que le coucou gagnât davantage que le productif. Dans un environnement naturel, la meute se reconnaît non seulement dans son guide mais aussi dans la générosité de ses femelles. Que faire d'un jardin où ne croîtrait que fétuques et chiendent ?
C'est ce que retient le rapport britannique de la N.E.F., the New Economics Foundation, intitulé A Bit Rich ?



S'en tenant au degré d'utilité rendu à la société, de nombreuses professions malmenées tiennent le haut du pavé. A celles précédemment citées, ajoutons, d'abord celles qui vous passent par la tête, mais aussi le personnel de nettoyage, d'entretien, de recyclage, les puéricultrices, les chirurgiens, les maçons, les militaires... Tous ces gens créent davantage de valeurs pour la société que la plupart des PDG, fiscalistes, cadres en publicité ou brokers.
Qu'est-ce qui peut justifier qu'un dirigeant qui va “lourder” xxx ouvriers, au seul nom de son infini bien-être et de ses actionnaires, qu'un trader à qui l'on doit la plus grande crise de l'Histoire gagnent tant ? Ce sont autant de mythes auxquels nous avons petit à petit adhéré, au point de les prendre pour vérité.
Sans remettre en cause l'éloquent cursus de l'élite et la normalité rémunératrice qui en résultent, le rapport de la NEF relève une dizaine de mythes extraits de ce qu'il nomme “la société des extrêmes” ; tendant à prouver qu'il n'y a pas de relation directe entre haute récompense pécuniaire et bons résultats pour la société. On comprendra que par-delà l'exercice intellectuel, cette démarche qui nous a tous un jour ou l'autre interpellé, trahit les grandes disparités entre la société et l'économie qui la structure. À l'inverse, demandons-nous pourquoi le monde a basculé dans l'absurde et pourquoi n'encouragerait-il pas dès à présent les activités objectant l'altruisme et la disponibilité ?

Mythe 1 : la finance est essentielle à l'économie mondiale :
Si la finance est vitale au fonctionnement de l'économie telle qu'on la conçoit aujourd'hui, par son incessante quête de profits, elle n'en est pas moins outrancièrement agressive, dirigiste [2]. C'est un vecteur de crise qui s'empêtre chaque fois davantage dans les rouages des bulles spéculatives qu'elle créer.
Mythe 2 : Les emplois faiblement rémunérés sont un tremplin pour gagner plus :
Sérieusement, que peut espérer une femme de ménage ? Gravir un ou deux barreaux de l'échelle ? Le temps qu'elle piétine, les hauts revenus s'emploient quant à eux à participer à la meilleure éducation, à la meilleure position de leurs enfants (école en Suisse, cercles fermés, clubs élitistes...), à disproportionner l'échelle par l'argent. À dire vrai, qui sait même ce qu'il y a en haut ?
Mythe 3 : Les différences de salaire n'ont pas d'importance tant que nous n'aurons pas éradiqué la pauvreté :
En focalisant le problème sur la seule pauvreté, on tronque le débat et on fait abstraction des problèmes sociétaux (criminalité, mauvaise santé, faible taux de scolarisation, toxicomanie) relevant essentiellement d'une société à deux vitesses. On n'est pas criminel parce qu'on est pauvre mais parce qu'on veut accéder coûte que coûte à la richesse. Moins il y aurait de différences de salaire, moins il y aurait de crimes, de mauvaise santé... etc.
Mythe 4 : Nous avons besoin de payer des salaires élevés pour attirer et retenir les talents :
Encore faudrait-il démontrer que salaire élevé rime avec talent ; et si tel serait le cas, il n'est pas sûr que les meilleurs et les plus brillants soient disposés à déraciner leurs familles de pays en pays. Les études faites en ce sens tendent à prouver que les rares pays où l'écart salarial est le mieux contenu sont ceux qui parviennent à conserver leur part d'innovation et de capital culturel.
Mythe 5 : Les travailleurs hautement payés travaillent plus intensément :
Les gens au bas de l'échelle doivent, en plus de leur travail, gérer les tâches domestiques et l'éducation des enfants. Ils sont également susceptibles d'occuper plus d'un emploi pour maintenir la tête hors de l'eau et éviter la pauvreté. Tenant compte de cela, il est évident que les bas salaires travaillent tout autant (voire plus) que les mieux lotis.
Mythe 6 : Le secteur privé est plus efficace que le secteur public et le travail bon marché n'est pas nécessairement efficace :
Ce mythe tenace que le secteur privé est plus efficace a motivé la concurrence des services publics avec les entreprises privées et a ainsi justifié des coûts plus faibles du secteur privé (et des salaires plus bas)... souvent obtenus au détriment de la qualité du travail effectué – ce qu'on retrouve dans la construction des nouvelles prisons, des hôpitaux, des lycées... Il en résulte ainsi du mythe que les hauts salaires sont en fait plus efficaces.
Mythe 7 : Si l'on taxe trop les riches, ils vont tailler la route :
La preuve avec le bouclier fiscal qui n'empêche pas l'évasion fiscale. En fait, de manière intuitive, nous voyons bien que les opportunités d'émigrer sont beaucoup plus complexes que ce que les gens gagnent. Tout dépend d'une multitude de facteurs : non seulement la situation financière, mais aussi la connaissance de la culture, l'environnement, la proximité des amis et de la famille, la qualité des services publics.
Mythe 8 : Les riches contribuent davantage à la société :
Proportionnellement, les riches paient moins d'impôts que les pauvres et beaucoup de nos impôts indirects courants (TVA, essence...) sont plus pénalisant pour les pauvres que pour les riches. Il est même prouver qu'en matière caritative, les riches sont moins généreux que les pauvres.
Mythe 9 : Certains emplois sont si gratifiants qu'ils mériteraient qu'on les rémunère moins :
La satisfaction au travail est liée à un certain nombre de facteurs dont l'autonomie, le revenu et le statut. Mais autant un salaire élevé contribue à minimiser le risque, le stress et les longues heures, autant certains emplois dangereux sont loin d'être récompensés : pour ne citer que quelques-uns : les marins pêcheurs, les couvreurs, les personnes exposées au recyclage des déchets, les pompiers...
Mythe 10 : Les hauts revenus sont toujours synonymes de rentabilité :
Il est évident qu'il n'y a qu'une faible corrélation entre la rémunération et le rendement des cadres. Il n'est de penser à ces entreprises qui perdent de leur valeur tandis que leurs dirigeants voient leurs salaires exploser [3]. Sous couvert de satisfaire les exigences des actionnaires, nombre de PDG servent avant tout leurs propres intérêts.

Voilà, on l'aura compris, sans tomber dans cette démagogie qui consisterait à appuyer là où ça fait mal, pas plus que de remettre en cause les hauts salaires des professions indispensables à la vie comme à la société, le rapport de la NEF suggère que les emplois utiles devraient être beaucoup mieux rémunérés qu'ils ne le sont souvent. Ce qui implique un problème structurel de la société ; ce même problème préalablement avancé dans l'un des trois scenarii du devenir de la civilisation et que l'on nomme Grande Transition [4] (retenant toutefois que des trois, ce scénario préserve au mieux la pérennité de l'espèce humaine).


La politique du Care
Techniquement, humainement, l'une des plus belles prises de conscience dont l'homme est capable et que d'aucuns parisianismes se délectent déjà de critiquer comme une « nunucherie » ou encore comme « l'absurdité d'un Téléthon permanent [5] », porte le nom de Care.
Le Care, cette société du « soin mutuel, du « bien-être » tranche avec l'économie de la société du « tout avoir ». Émergence du milieu féministe américain des années 80, aujourd'hui porté par la première Secrétaire du PS, dérange surtout par la consonance politico-politicienne qu'on lui prête : un parti dénigrant l'autre et vice versa. Mais passé l'écueil facile de cette raillerie, le Care possède au moins le mérite du premier pas. Et rien que pour cela, pour cette étonnante progression d'esprit et pour son parallélisme avec le rapport de la NEF, le Care vaut sans doute droit de cité. Comment peut-on dès lors dire que ce qui conduit à faire évoluer la conception des valeurs du travail et de l'entraide puisse relever de la nunucherie ou de l'absurdité ? Autant donner tout de suite, pour dix-huit heures de travail journalier, deux cents euros à l'infortunée aide-soignante, et on n'en parle plus ; autant continuer de polariser des sommes astronomiques quitte à couler les États, leur faire courber l'échine.
Le Care, c'est déjà cela : la conscience de l'ombre abritant du feu du soleil. C'est l'attention portée aux autres, un New Altruism par la rémunération, par la considération sociale et l'organisation structurelle (je n'arrive pas encore à déterminer l'ordre de ces trois “leviers”, pour employer un mot à la mode). Dans la société actuelle, nous cherchons tous refuge, nous intégrons des association sans nombre [6], nous apportons tous nos soins à nos enfants, aux êtres chers ; nous possédons en nous l'embryon naturel du don et du retour. Les bases du Care nous sont en quelque sorte innées, sinon qu'elles se ré-acquièrent naturellement.
Le bien que nous pouvons en tirer est quasi proportionnel au capital de la Grande Transition, mais aussi de la grande Paix. Tout juste pourrions-nous rétorquer l'utopie, si la sagesse populaire du « Qui ne tente rien n'a rien » et le bien-être qui en découlent ne nous poussaient pas à vaincre ou chasser l'absurdité qui abêtit nos existences. Il n'y va ni de l'objet d'insoumission, ni du coup d'épée dans l'eau, il y va de la révolution dans la manière de « reconsidérer la stratification sociale et les relations entre les individus [7] ».
Déjà le rapport Stiglitz, en son temps commandité par la Présidence de la République, allait dans le sens d'une nouvelle donne des indicateurs à prendre en compte pour l'évaluation de la richesse d'un pays (rapport aucunement suivi d'effet, l'argent et le sacro-saint PIB étalonnant toujours les économies).
La question n'est plus de savoir si l'on peut faire de l'altruisme et de la reconquête des richesses par le biais du social, voire du socialisme [8]. La question est une reconnaissance sociale des valeurs. Sommes-nous tous capables de poursuivre des études ? L'allongement de l'espérance de vie empiète-elle sur des domaines réservés ? En gros, devons-nous continuer à sacrifier les jeunes sans diplômes, les vieux trop envahissants ? Quand François Patriat, président du Conseil régional de Bourgogne, ironise [9] qu' « on ne peut pas baser un programme électoral uniquement sur la société du “Care” », il se trompe autant qu'il a raison. S'il se fourvoie sur le “levier”, il aborde une autre réalité : car si le Care est un instrument de prise de conscience (“baser” n'est-ce pas “poser les bases” ?), il n'est effectivement pas la BCI, Banque centrale d'investissement.
A l'image de L'Esprit des Lois cher à Montesquieu, le Care nous introduit en quelque sorte à l'Esprit de Société. Le verbe engendrer (et toutes ses déclinaisons qui vont de l'accouchement à la renaissance) est sans doute le verbe qui vient à l'esprit. Le Care n'a donc rien d'un Téléthon passager ; la redistribution s'inscrit parfaitement dans la durabilité.
Mai 68 est venu de la contestation estudiantine, pourquoi le Care ne viendrait-il pas d'une controverse féministe, de pauvres Desperate Housewises ou même de « la cuisine à Jupiter » comme disait Coluche ? Pourquoi le Care ne jaillirait-il pas d'un remue-ménage politique ? Qu'importe qu'on naisse en Airbus quelque part entre Hawaï et Mexico, l'important c'est cette infime pulsion vitale qui conduit à la vie.
« Vivre en autrui est la vie la plus haute » soutenait Jean Jaurès en 1898 [10].
Quel mal y a-t-il à réévaluer les petits bonheurs à la Rimbaud, à sous-estimer les tenants du capital, à ré-estimer les acteurs de la vie ?
[1] How much you earn determine your lifestyle, comme disent les Anglais (Ce que tu gagnes définit ton style de vie)
[2] Le yoyo des Bourses édicte ses lois en fonction de l'humeur du moment. Ainsi, l'effondrement boursier de ce 25 mai, suite à l'indécision conflictuelle des deux Corée, au sauvetage de la caisse d'épargne espagnole (la Cajasur) et à une euro faible, dans le seul but politique de "Recherche[r] désespérément grand homme d'Etat européen capable de s'imposer à ses pairs, puis de trancher ou de concilier les contraires", tel que le présente l'économiste François Leclerc sur le blog de Paul Jorion (www.pauljorion.com/blog)
[3] Voir sur le sujet, ma précédente réflexion, Les Raisins de la Raison Close
[4] Les trois scenarii du GSG (Groupe de scénario global) : 1) Les mondes classiques (continuité sans surprise des valeurs actuelles), 2) La Barbarisation ( le monde s'enfonce dans le conflit et l'effondrement), 3) La Grande Transition (les valeurs de solidarité et d'environnement durable font place aux valeurs exclusives du matérialisme et de l'intérêt)
[5] Jean-Michel Aphatie dans le blogactu RTL du 15 avril 2010 et Michel Deguy dans Libération du 19 mai 2010
[6] 1.100.000 associations actives en France en 2009
[7] Blog de Camille Peugny dans Alternatives Economiques du 17 mai 2010
[8] Voire du socialisme : le réseau de Jean-François Copé (UMP), Génération France, s'intéresse également de près à la théorie du "conservatisme compassionnel" du leader tory David Cameron. Les conservateurs anglais préconisant un renforcement de la société civile, mobilisant ses réseaux familiaux et associatifs afin de lutter elle-même, et plus efficacement qu'un Etat jugé omniprésent, contre la solitude, l'échec scolaire ou encore la drogue ou l'alcool.
[9] De même Jack Lang préférant le "Yes we Can" au "Yes we Care"... quand bien même le "Yes we Can" du Président Obama entend-il être fondé sur des bases sociales (blog de la rédaction des nouvellesnews.fr)
[10] Christian Paul, député de la Nièvre, citant Jean Jaurès

1 commentaire:

  1. C'est un monde qui nous fait faire tout un monde de ce que le monde devrait être. C'est ainsi...

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