dimanche 9 mai 2010

Digression numérique

Comprendre la photographie, c'est savoir par quelles évolutions elle est passée. D'un académisme culturel, relevant aussi bien des Beaux-Arts que du professionnalisme, elle se numérise et appartient désormais aux supports qui la composent, la véhiculent et la retouchent.
En 2009, le parc d'appareils photographiques numériques français dépasse les 45 millions d'exemplaires ; auxquels il convient d'ajouter les 5,3 millions de jetables. C'est dire avec quelle vélocité se déploie son image sur Internet et dans nos vies. La photo n'est plus palliative ou souterraine, non plus qu'elle argumente les prétentions d'auteurs confirmés – À contrario de son universalité, elle est volatile, elle nous glisse entre les doigts, ne s'arrêtant qu'au contenu des batteries, comblant clés, CD, disques durs de nos ordinateurs.

Les HD se sont depuis longtemps imposées à notre curiosité comme au défilement croissant de sites dédiés, dont Flickr s'arroge l'honneur et la gratuité. Partant de là, les millions de pixels s'appropriant l'hyper-définition des objectifs numériques, la technique ne se vulgarise plus trop par la claustration pesante des réglages et des proportions. Certes, ils forment la base, mais à vrai dire, nous sommes tous capables de faire de bonnes et de belles photos. Et c'est bien là que réside la rigidité conceptuelle, entre ce que maîtriserait une élite et l'art dans sa globalité.
Il y a ceux qui en vivent plus ou moins bien et qui rejettent le terme même d'amateur appliqué à l'image, soit-elle de studio ou de reportage. Ces pros-là dénoncent la retouche et les logiciels qui vont avec, ainsi l'incontournable Photoshop. Hélas ! dirait-on.
A l'inverse de la photographie et de son corporatisme intéressé, on a vu le livre évoluer avec l'ebook, la musique avec sa portabilité et sa vulgarisation , le cinéma avec le 3D – il n'est de voir le succès planétaire d'Avatar. En ce sens, la retouche ne peut être que la dimension créatrice de la photographie, son avenir, son champ de recherche et de splendides découvertes. Sa palette est infinie, comme l'est celle des peintres. Et pourtant chacun sait que ce n'est pas la palette qui créer le peintre, mais bel et bien l'usage qu'il en fait, ce degré d'émotion qui mène à l'art dans toute sa digression !
Le photographe restitue sa sensibilité événementielle en combinant son regard avec la charge émotionnelle qu'il compte rendre. En voici un exemple parmi tant d'autres [1] : la première image est pour ainsi dire brute d'appareil (un “malheureux” Sony 3,2 Mp), la seconde est une image retravaillée qui a remporté le podium au Salon de l'agriculture 2007 ; je l'avais tout simplement intitulée le Champ de la Bœlle, un terrain situé en face d'une déchetterie.

Lumière pâle et dure, et pourtant tout est là.

Voilà donc le secret d'une bonne photo numérique, tout juste retouchée à l'évidence d'une sensibilité qui m'interpellait à l'époque.
Autre exemple, également visible sur un site d'outre-Rhin (voir lien ci-desous en bas de page) : première composition ru-dimentaire (2007, 3,2 Mp, pas mieux qu'un mobile bas de gamme d'aujourd'hui), seconde image retouchée, intitulée Boute à terre, primée par l'Otsi de Charente-Maritime, plus tard incluse dans son catalogue été.

Espace géométrique mais manque cruel de luminosité


Sans parodier l'image de synthèse, domaine particulier, on peut dire que l'essentiel de la photographie ne se pratique plus au seul stade de la prise de vue, mais par le biais de la création visuelle, au même titre qu'on parle de création littéraire.
Car comment concevoir un livre sans une relecture, sans corrections ? Écrire revient d'abord à coucher sur le papier son prime ressenti puis à retravailler le texte jusqu'à bonne et tenace résonance. La photo, c'est exactement pareil. L'horizon qu'ouvre le numérique ne relève de rien d'autre que de la même tonalité.
Qu'est-ce qu'on en a affaire qu'une image ait été “ réalisée sans trucage ” ou avec [2]? L'essentiel, c'est l'instantanéité du regard (et dans ce domaine, Dieu sait que ça va très vite !) puis sa lente macération qui tiennent autrement lieu de verdict.
Avec une résolution de 12 Mp et son attirail de capteurs électroniques, l'amateur doué de la même réflexion qu'un écrivain jetant ses idées sur le papier, est capable de révéler la vibration originelle qui accompagne l'image et s'y dissimule. Plus n'est besoin de sortir de Saint-Cyr pour jouer les cadors en affichant l'ouverture, la sensibilité, la vitesse d'exposition ou la qualité de l'objectif. Il suffit d'observer avec quel degré de composition le mitraillage journalistique parvient à ses fins au cœur même de la bousculade ou de l'évènement (allez demander à un taliban de poser pour la postérité). En trois coups de cuillère à pot l'information numérique s'affranchit de l'espace inter-satellitaire et vient mourir sur l'écran des rédactions ; le reste appartenant à l'illusion, au rendu, voire à la postérité.
L'urgence avec laquelle de tout temps nous avons pris des photos, justifie pleine-ment l'héritage de pionniers comme Doisneau [3], Cartier-Bresson, Stieglitz, Abbott, Moon... avec l'instantanéité de la chose observée, unique, universelle, enfin libérée de sa gilde. Toute une résolution menant à délectable révolution.

[1] Je n'en tire aucune gloire si ce n'est de prouver ce que j'avance
[2] La retouche remonte à loin. La photographe Gisèle Freund y eut recours dès 1936. Roland Barthes dans La chambre noire, Susan Sontag dans Sur la photographie, et Rosalind Krauss évoquent avec bonheur le sujet. Les tirages, en jouant sur les réglages de l'agrandisseur et les différents bains chimiques, en sont une illustration.
[3] Le baiser le l'hôtel de ville est la vision personnelle de son créateur en ce sens où ce fut une scène posée instantanée.

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