mardi 11 mai 2010

L'institution de la crise La crise instituée

Quoi, ma crise ? Qu'est-ce qu'elle a ma crise ?

Le Crisaire
Vous aviez entendu parler du Permien, du Trias, du Jurassique, du Crétacé, du tertiaire et du Quaternaire ; vous aviez entendu parler d'octobre 1929 et de la Grande dépression. Voilà le Crisaire.
Vous avez connu la crise à ses débuts, aujourd'hui vos enfants la connaissent, que vos petits-enfants se rassurent, ils la connaîtront. À tout dire, nous sommes les enfants de la crise, et pour un bail.
La crise est environnementale – et encore l'emmenthal se bouffe. La crise est didactique, réelle, virtuelle, pesante ou comme un bruit de fond, un fruit blet sans date de péremption. Elle est tout cela, et la faute à Voltaire.
Mais pour comprendre le Crisaire, il faut des clés, dit-on ; attention : pour seulement le comprendre, parce qu'un trousseau de clés quel qu'il soit ne fait sauter en rien ses verrous, il permet juste de situer. Comme si de le vivre de l'intérieur ne nous conduisait pas illico in situ.
Le Crisaire serait avant tout un cours d'Histoire, un dessous de cartes : tel jour d'octobre 1973 en aurait décidé une bonne fois pour toute, sous le nom rebattu de Premier choc pétrolier – Tiens, je revois comme si c'était hier le guindé Giscard en 604 et la publicité qui disait qu'on avait « pas de pétrole mais des idées » à revendre. Encore plus cérémonieusement et tout récemment, l'excellentissime banquier Trichet pérorant sur les chiffres de la Banque Centrale Européenne et nous expliquant la crise de l'Euro : tels autres jours d'octobre (!) 2009, l'Irlande qui dit oui, la Grèce qui dodeline et s'effondre, l'Italie qui se planque, l'Allemagne qui découvre l'ampleur des dégâts, le Portugal qui se verrait bien sur Mars, l'Espagne comme une maison vide, la France lessivée, l'Angleterre entêtée.

Le Critias
Entre ces deux mouvements d'Histoire, ou plus précisément dans sa continuité, la nette impression que la crise pallie à toutes les carences, de l'infime nombrilisme au devenir sociétal. Ainsi ce 7 mai, Berlusconi décrète « l'état d'urgence » et Sarkozy parle de « mobilisation générale » quant à l'espérance de survie de l'Union Européenne sur fond de déchéance grecque : si ce n'est pas de guerre dont il est question, ça y ressemble furieusement.
Voilà donc en deux temps trois mouvements, comment nous sommes passés d'une crise de finances privées en 2007-2008 (celle des produits dérivés et autres subprimes) à une crise de finances publiques en 2009-2010 (celle des titres souverains) ; mesurant, par ailleurs, avec quel degré d'imbécilité, d'incapacité paradaient les paons économistes qui nous conduisirent au foutoir spéculatif. Car avant eux, avant le choc financier de 2007, on ne parlait pas de dettes étatiques. Tandis qu'avec leur saloperie de pouvoir virtuel – et Dieu sait que les volumes de transactions auraient pu propulser les affaires différemment –, ils ont bousillé l'économie réelle, laissant les États creuser leurs déficits. Le problème ainsi posé, ce n'est ni plus ni moins que la garantie des acquis sociaux opposée à la finance.
Et nul besoin de jouer les pythonisses pour comprendre que nous sommes en phase critico-critique (ce que décrivent bien les cycles de Kondratieff ou de Juglar) et que tout peut arriver : ou l'embrasement de ce que vit la Grèce, ou l'accalmie. Mais, avec ces gens-là, ne rêvons pas. Contrairement aux promesses, le Pacte de stabilité n'a pas tenu les siennes, et rien, absolument rien n'a été prévu pour le cas où. C'est triste et c'est ce que nous vivons en Europe, et dans les faits même de la mondialisation.
On ne peut quand même pas “ tourner ” comme ça ad vitam æternam : combler les trous des finances privées puis ceux des finances publiques, et ainsi de suite. Arrive un moment – aujourd'hui – où le capital trouve de lui-même ses limites. À tel point qu'on redoute déjà le renflouement des banques ibériques en pleine déconfiture monétaire de l'Euro, que l'on redoute un vaste naufrage. Si la souveraineté des États part en eau de boudin chaque fois qu'il leur prend de réclamer pour leur sauvetage, autant ne plus faire d'Europe sur les bases même de l'Euro. Autant voir plus loin – comme l'avancent certains [1] – et sortir de la gangue de l'Euro, monnaie unique, au profit d'une monnaie commune où chaque monnaie nationale fonctionnerait « en gros comme des dénominations de la monnaie commune européenne », où chaque État chercherait sans cesse à s'aligner sur le modèle monétaire commun, non plus par le seul Pacte de stabilité, mais en engageant sa responsabilité.
Pas dit, non plus, que les assignats émis pour la première fois en 1791 ne reviennent sur le tapis ; à dire dans quelle situation nous sommes ! Ce que fait déjà la Californie (!) depuis 2009 en payant ses fonctionnaires avec des bons à terme appelés IOU [2], ce que pratique aussi le Royaume-Uni avec sa planche à billets, la Quantative Easing, exquis assouplissement quantitatif, autrement dit quand y en a plus, y en a encore. On marche sur la tête !
« Le passage de la douleur à la révolte n'a rien d'automatique, mais rien d'impossible non plus », citant Frédéric Lordon dans le blog du Monde Diplomatique [3], n'est pas une billevesée de plus. Cette époque de sur-endettement que nous vivons est réellement la période du tout ou rien – pour mieux sauter.

Boulet
Voici ce qu'écrivait Benjamin Constant :
« La guerre et le commerce ne sont que deux moyens différents d'arriver au même but : celui de posséder ce que l'on désire[4].»
Or, le commerce devenant très aléatoire dans cette formulation conventionnelle qu'entendait Ferdinand Galiani [5]... la crise serait en quelque sorte une guerre qui ne dévoile pas son nom (le voile n'étant que l'énième illusion qui masque la crise).
Parce que tout est crise.
Pour des générations, de A à Z.
Au nom de la seule survie, tout devient crise. Faute de compétitivité on instaure la compétition, et tout est dit : à l'élève de seconde, on demandera de choisir sa voie, un peu comme un leurre, avec des branches porteuses qui accouchent de tous les masters qui soient. De trimestres en semestres, il grimpe les échelons, s'agrippe aux branches rabougries. Crise oblige, comme il y a trop de monde sur l'échelle, on ajoute d'autres barreaux. Il faut se battre ! (langage guerrier)
Je ne vous fait pas de dessin, parce que le seul dessein qui soit dans tout cela, c'est un plafond bas, un horizon bouché, une fin en soi... jusqu'en 2050, tente-on de nous rassurer. Dans l'urgence.
La crise est une guerre sans morts comptabilisés, une sorte d'orage sec qui casse tout, le pire qui soit. Quand le tonnerre claque trop fort, on nous dit que chez nous ça va, qu'on ne risque rien, un peu comme avec le nuage de Tchernobyl. Mais l'orage finit, les cendres de l'Eyjafjöll retombées, on nous assène l'aggravation, on nous ré-engage à faire le dos rond, à nous serrer davantage la ceinture. Car à tout lire dans la presse, ce sont plus que des mots, c'est notre ration quotidienne, forme diligentée des galettes de terre haïtiennes.
Un boulet qu'on se refile, l'objet culte d'une abjection sourde. Les vieux se font incinérer parce que c'est la crise, les plus jeunes vivent plus longtemps [6] dans l'espoir fou de la folle envie de s'en sortir. Ils envoient les cartes postales de la crise : soleil et couleurs locales, secret espoir que tout cela était vrai.

Dorothea Lange – Migrant mother 1936

Et ça soûle
Tout n'est plus que crise, Crisaire, Critias, et ça soûle. Il n'est plus de domaines jusque-là intouchables : les soins, l'alimentaire, l'école, les aides, la Terre. On vit un monde d'extrême connaissance et de belle technicité et l'on inscrit tout aux restrictions des remèdes jugés trop dispendieux ; comme si la Terre et l'homme avaient un prix.
Rien de linéaire, dans le fil rouge de cette crise à l'emporte-pièces, rien de droit. De fondamentalement droit. Ni tremplin, ni rebond, et droit dans le mur.
[1] Michel Aglietta et André Orléan, La monnaie souveraine, Odile Jacob 1998
[2] Ces reconnaissances de dettes IOU (I owe yoiu = je vous dois), rapportant des intérêts, ne sont échangeables contre argent cash qu'à des échéances dépendant de la trésorerie de la Californie. 30% des salaires des agents californiens sont payés de la sorte.
[3] In Crise, la croisée des chemins
[4] De l'esprit de conquête, paru en 1814, l'Archange minotaure, 1986
[5] Dialogues sur le commerce des blés, Londres 1770, Corpus des oeuvres de philosophie en langue française, Fayard 1984
[6] Environ un trimestre de vie par année

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire