lundi 17 mai 2010

Logos

Quelle différence y a-t-il entre Georges Bernanos et Noam Chomsky ? Aucune, si ce n'est que ce sont des chercheurs de solutions. Leur but est de pointer du doigt ce qui ne va pas – et qui pourtant nous apparaît comme une évidence dans sa réalisation –, de disséquer et de dire. A les lire, rien ne va, ou voici comment les choses ont basculé, sans réelle prise de conscience de la part de tous les acteurs. Chomsky et Bernanos ne recourent pas à la boule de cristal, ils interprètent les mouvances dès lors qu'elles se produisent. En ce sens, ce sont des historiens de l'immédiateté qui prennent à revers nos revers et les décapitalisent de toute influence.
Quand Chomsky écrit sur l'anarchisme, il ne dit pas ce qui est bien de ce qui est erroné ; il compose de discernement et s'abstient. Quand Bernanos parle de sainteté, il crève un pan caché de l'idéologie : en l'espèce, l'espace lumineux qui jaillit des ténèbres. Chomsky et Bernanos éclairent nos lanternes et ne peinent pas à le faire puisque, par essence, tout est imparfait (pour preuve ce que vous lisez).


Un des symboles de l'Administration pénitentiaire est une porte à demi ouverte, à demi fermée. Que faut-il y voir, en retenir ? Qu'est-ce que l'ouverture, qu'est-ce que son contraire ? Mettons, cette fois, que la porte s'ouvre en grand, peut-on néanmoins dire que la lumière finira par éclairer toutes les pièces ? Le travail de Chomsky et de Bernanos est un travail “in-fini”, la source in fine du diaphragme immortalisant le cliché à l'instant t ; une image, une vision toujours dérangeante. La richesse qui découle de tout cela, c'est l'infinie mosaïque de leur réflexion sur fond ténu de la futilité ambiante à laquelle nous adhérons autant par facilité que par méconnaissance. C'est un peu l'idée des pas japonnais nous aidant à franchir la rivière.
Leurs références relèvent souvent de la finitude grégaire des animaux, et plus particulièrement des insectes ; à croire que leur société soit la plus amène à user du temps et de la continuité qui lui sont impartis : survie de l'espèce, reproduction, sacrifice, altruisme. Parler d'un oiseau sur une branche de tamaris en fleur, il n'y a rien de plus à dire qu'à se laisser bercer par la vivacité de l'oiseau contrastant avec le balancement de la branche ; autrement dit, cette quasi-perfection naturelle, cet ordre établi suffisent à combler de paix qui s'en délecte. Une quasi-perfection si parfaite qu'on en oublierait presque la prédation que cache cette pateline quiétude.
La phrase de Chomsky qui est « Je ne connais aucun » (élément, argument, commentaire...) [1] illustre à quel point ce penseur de la science sociale a objectivement creusé son sujet, nourri sa naïveté. C'est le genre de Candide qui fait avancer bien des choses, les extirpant de l'ombre, les exposant à la lumière d'auditoires combles et en présentant la plus exacte photographie qui soit. Notre relativité intellectuelle nous porte, hélas trop souvent, à notre propre obscurantisme, et c'est ici précisément que naissent les forces vives d'un intellectualisme dépassionné, celui-là même qui va nous aider à parfaire les imperfections de la route, à tout le moins nous faire comprendre qu'il est d'autres voies, d'autres issues, d'autres portes entrouvertes.
En ces temps de vacillement démocratique, tous les repères sont bons à prendre. La désinformation ou même son plus infime démantèlement d'imbrication pratiquent une modification génétique de nos comportements au moins aussi efficace que la science actuelle nous y autorise. Il en va de même de la société comme d'un organisme recomposé. Si l'oiseau et la branche sont bel et bien réels, l'image que nous en tirons oblitère aussitôt les composantes environnementales et comportementales. Suis-je sur terre pour regarder les oiseaux ? Et si tel est le cas, ne suis-je pas un arcandier trop gavé de littérature, un opportunisme de la contagion ? Quand on veut noyer son chien... etc.
Sous le soleil de Satan procure à Mouchette – Sandrine Bonnaire dans le film de Pialat – les clés qui vont bouleverser l'image qu'elle se faisait de sa vie ; il y aura donc un avant et un après Mouchette. Chaque film, chaque œuvre rend compte de cette dynamique. Si “Le bonheur est dans le pré” situe un état qui serait “pré-liminaire” à son attribut, il ne faut pas perdre de vue que, si bonheur il y a, il ne sera que postérieur à l'image que l'on s'en fait. C'est à ce genre de raisonnement que nous initient avec bonheur des gens comme Chomsky, Bernanos, ou même le froid Mauriac. Autant nous retenons les paroles d'une chanson qui nous plaît, autant nous créditons la façon dont ces paroles rendent compte d'évènements qui nous sont personnels, autant nous incarnons l'esprit de son auteur. C'est le b a ba de la distraction, prise au sens premier de prélèvement, d'« action de distraire [2] [de séparer] d'un ensemble » et non d'étourderie, de divertissement ou de récréation. Dire que le travail de Chomsky ou de Bernanos relèverait du chansonnier serait totalement faux, déplacé et foncièrement réducteur ; ce sont avant tout des gens de parole (sans s), des impatients du logos et non des assujettis de la logorrhée, du verbiage et de l'entregent.
Bien sûr qu'ils dérangent, ils sont là pour ça.
[1] Que l'on pourrait traduire par "à ma connaissance, il n'y a pas... etc"
[2] Du latin distrahere "tirer en sens divers" ; Détacher, séparer, prélever, dixit le Robert

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